Parler l'ukrainien en Ukraine et le vannetais en Basse-Bretagne auraient-ils été comparables ?
MaJ : 02/08/2022 13:37
La question que pose Patrice Moyon dans l’édition de Dimanche Ouest-France de ce 31 juillet (ci-dessus) est différente : peut-on encore parler russe en Ukraine ? L’article est bien documenté. On y apprend que les habitants d’Odessa le parlent au quotidien "depuis toujours". Le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine a démarré en 2014, suite à la révolution de Maïdan. Mais la guerre qui sévit là-bas depuis le 24 février dernier a renforcé les crispations, y compris pour ce qui est usages de langues.
La langue officielle et des langues régionales
L’ukrainien est la langue officielle en Ukraine depuis sa déclaration d’indépendance au mois d’août 1991. Le russe, ainsi que d’autres langues comme le hongrois, le roumain et le sourjik (variante commune du russe et de l’ukrainien en zone rurale) ont le statut de langues régionales. Selon le dernier recensement, près de 90 % des citoyens ukrainiens sont en mesure de communiquer en ukrainien : ce qui ne veut pas dire qu’ils le font tout le temps. La langue se parle surtout dans les parties occidentale et centrale du pays, et le russe à l’est. Il y aurait 50 millions d’ukrainophones dans le monde :
- plus de 37 M en Ukraine même, ça va de soi
- près de 2 M en Russie,
- plusieurs centaines de milliers au Brésil, aux États-Unis et au Canada
- environ 35 000 en France, avant le conflit.
Des politiques volontaristes
Ouest-France fait état de la forte proximité entre les deux langues, russe et ukrainien : selon la politologue Alexandra Goujon, citée dans l’article, "elles partagent 70 % du registre lexical". Actuellement, dans les territoires occupés par la Russie, l’incitation est forte pour ne plus parler ukrainien. À l’inverse, l’Ukraine cherche à renforcer l’usage de sa langue officielle là où elle se parle le moins, sur la base d’une loi votée il y a trois ans. Aujourd’hui, le contexte de la guerre y contribue fortement. C’est hautement symbolique.
Depuis ce matin du 2 août, je m'inquiète cependant. J'ai entendu aux infos de France Inter, qu'il ne manquait plus que la signature du président Zelesnky pour valider un décret selon lequel il serait interdit aux libraires de son pays de vendre désormais des livres… en russe. Un libraire protestait à juste titre. Ce ne serait pas digne de la démocratie que veut être l'Ukraine face à une Russie autoritaire. Ça rappellerait surtout de tristes temps pas si lointains…
Toutefois, les autorités semblent ignorer dans les deux cas qu'on mène un politique linguistique en claquant des doigts : il faut toujours du temps, beaucoup de temps, pour acter un changement de langue. Des témoins déclarent dans Ouest-France : "cette langue russe, nous l’aimons. Mais nous sommes Ukrainiens. Nous n’avons plus rien de commun avec la Russie".
Carte ci-dessus : La frontière linguistique et les dialectes du breton. Publiée dans : Bernard Tanguy et Michel Lagrée. Atlas de l'histopire de Bretagne. Morlaix, Skol Vreizh, 2002, p.159. DR.
Quel est donc le rapport entre l’ukrainien et le vannetais ?
Selon l’approche classique de la question, bien que remise en cause récemment par Tanguy Solliec dans sa thèse, le vannetais est le "dialecte" du breton qui se différencie le plus des trois autres. Du fait de la guerre d’Ukraine, je me suis souvenu avoir entendu Yves Le Berre énoncer il y a longtemps une comparaison entre les deux langues pour ce qui est de leur statut, aussi inattendu que cela puisse paraître.
Ce dernier est professeur émérite de celtique à l’Université de Bretagne occidentale à Brest, membre du Centre de recherche bretonne et celtique et par ailleurs un russophone averti. Il a bien voulu expliciter son propos à l’attention des lecteurs de ce blog dans le texte qui suit, ce dont je le remercie.
L’Ukraine et la Russie sont des mosaïques de langues
- Depuis aussi longtemps qu’on le sache, les sujets des Charles Quint, des Louis xiv, des Kubilai Khan parlaient toutes sortes de langues sans que les autorités songent seulement à s’en inquiéter. Ce n’est qu’avec l’apparition des États-nations, au xixe siècle, que le principe un pays = une langue s’est imposé, pour le meilleur et pour le pire. Ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine relève de ce principe : tu es Ukrainien, tu dois parler ukrainien ; tu es Russe, tu dois parler russe.
- La réalité est que l’Ukraine, comme la Russie, est une mosaïque de langues : les millions de Juifs d’Ukraine massacrés entre 1941 et 1945 et qui parlaient yiddish, russe et ukrainien étaient-ils des Ukrainiens, des Russes, ni l’un ni l’autre ? Le berceau de la nation russe est situé en Ukraine. Beaucoup d’Ukrainiens sont aussi par leur famille des Russes. Nombre d’entre eux parlent un idiome qui n’est pas du russe, qui n’est pas de l’ukrainien, mais qui contient l’un et l’autre et qui varie selon les interlocuteurs en présence et selon le sujet de la conversation.
- Le vannetais aurait-il pu devenir une langue nationale de plein exercice ?
- Imaginons que le pays de Vannes ait créé son propre État il y a trois cents ans. Le vannetais serait aujourd’hui, non pas un dialecte, mais une langue nationale de plein exercice dont on admettrait avec réticence une lointaine parenté avec le KLT. Et on obligerait les Léonards qui iraient vivre là-bas, ceux qui auraient une mère vannetaise et un père léonard à le parler exclusivement !
- Les nationalismes ont un goût de l’ordre qui confine souvent à l’absurde, et les deux frères ennemis de l’actuelle guerre fratricide méritent tous deux un zéro pointé en sociolinguistique.
Yves Le Berre
Publications récentes :
- La vie bretonne de sainte Barbe/Aman ez dezrou buhez sante Barba dre rym, établi, traduit et présenté par Yves Le Berre, Brest, UBO-CRBC, 2018.
- Avec Jean Le Dû, Métamorphoses. Trente ans de sociolinguistique à Brest (1984-2014), Brest, CRBC-UBO (coll. Lire-relire), 302 p.
Pour en savoir plus
Patrice Moyon. Peut-on encore parler russe en Ukraine depuis le début de la guerre ? Dimanche Ouest-France, 31 juillet 2022, p. 3. Acessible en ligne.
Lioubov Lazarenco. L’ukrainien [en France]. In Kremnitz, Georg (dir.) Histoire sociale des langues de France. Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 831-834. Site internet : www.langues-de-france.org