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Le blog "langue-bretonne.org"
10 avril 2024

Réhabilitation d’un écrivain de langue bretonne aujourd’hui mal connu et méconnu

 

Photo de couverture : Église Saint-Ronan de Locronan : psychostasie ou pesée des âmes, détail. Photo DR.

Et ce n’est pas surprenant, car on ne sait presque rien de cet auteur, si ce n’est que c’est un poète du XVIe siècle, qu’il s’appelait Maestre IEHAN an Archer Coz et qu’il était originaire de la paroisse de Plougonven, tout comme Jehan Lagadeuc, l’auteur en 1464 du Catholicon, le premier dictionnaire trilingue de l’histoire, breton-français-latin. Un demi-siècle plus tard, en 1519, Maestre IEHAN an Archer Coz achève pour sa part de composer un long poème en breton de 3 614 lignes (sauf erreur et y compris la fin, et non 3 602 comme indiqué) qui paraît avoir connu le succès tout au long du XVIe siècle, puisqu’il fait l’objet d’une impression en 1575.

Le Mirouer de la Mort : en breton, avec des titres en français

Ce poème, c’est le Mirouer de la Mort. Le manuscrit n’a pas été conservé et il ne reste qu’un seul exemplaire de l’ouvrage imprimé, déposé à la Bibliothèque nationale au début du XXe siècle. Le linguiste Émile Ernault en a publié en 1914 la transcription et une traduction en français sous la forme d’une édition savante, précédée d’une étude d’une trentaine de pages et accompagnée de centaines de notes de bas de page de nature linguistique en général, sans compter des additions et corrections en fin de volume (Paris, Librairie H. Champion).

On doit pouvoir en déduire que le Mirouer de la Mort n’a pas été beaucoup lu depuis le XVIIe siècle et encore moins aux XXe et XXIe siècles. Dans son Damskeud eus hol lennegezh kozh [Aperçu de notre littérature ancienne, Al Liamm, 1962], Abeozen ne lui consacre qu’une courte page et pointe le fait que le titre et les intertitres du Mirouer sont en français, comme s’il s’agissait d’une incongruité. Outre qu’on ne sait pas s’il faut l’attribuer à l’auteur ou à l’imprimeur, cette originalité pourrait tout simplement témoigner du prestige dont bénéficiait déjà le français à la Renaissance parmi les lettrés bretons.

Un « Breton de nation » qui voulut illustrer la langue française

À titre d’exemple, au même moment, le poète Jucquel Rougeart (1558-1588), originaire de Plouhinec près d’Audierne, fait partie de cette génération de jeunes Bretons qui, selon Catherine Magnien-Simonin, « voulurent illustrer la langue française. » Tout en se considérant comme « écolier breton » et comme « Breton de nation », il suit quatre ans d’études à Paris, jusqu’au baccalauréat.

Il revient en Cornouaille et compose en latin et en français, alors qu’il savait aussi le breton, regrettant que l’absence de règles et de grammaire ne lui permette pas d’écrire en cette langue. Si on le comprend bien, il n’aurait jamais vu ni lu aucun des ouvrages déjà publiés en breton en ce temps-là. Il est vrai que l’inspiration de Rougeart dans ses écrits (lire sur ce blog) diffère aussi en tout point de celle, religieuse et prosélyte, qui caractérise alors la littérature de langue bretonne.

Non, le Mirouer n’est pas qu’un poème didactique ennuyeux et mal fagoté

Yves Le Berre estime que, dans la culture cléricale de l’époque, « l’usage, au moins écrit, des trois langues (latin, français, breton) était tellement intriqué dans la vie quotidienne des gens cultivés que leurs limites étaient beaucoup plus floues qu’elles ne le sont aujourd’hui pour nous. » Un bon siècle après Ernault, l’universitaire brestois se saisit à son tour, en bon dialecticien, de ce texte dont La Villemarqué lui-même avait eu connaissance. Il vient de publier une nouvelle édition et une nouvelle traduction du Mirouer. Examinant le Mirouer, assure-t-il, sans a priori, il se démarque aisément « de ses prédécesseurs lexicographes et philologues qui n’y ont vu qu’un poème didactique ennuyeux et mal fagoté. » Dans une introduction de près de 70 pages, il en vient à présenter Maestre IEHAN an Archer Coz très précisément comme

« un véritable Maître, qui a su transformer une banalité désagréable en une œuvre véritable, qui atteste de la riche culture du breton en ce XVIe siècle et de sa parfaite insertion dans la culture continentale de son temps. »

Si Le Mirouer de la Mort a connu le succès, c’est qu’il devait correspondre à l’attente des contemporains de IEHAN an Archer Coz et des générations suivantes :

« le thème pourtant ressassé de la finitude du corps et du destin de l’âme après le jugement dernier n’était visiblement pas sur le point de faire bâiller d’ennui les lecteurs et les auditeurs. »

Nul doute en effet que le Mirouer ait été lu à voix haute. Si ce n’est qu’on ignore forcément tout de la prononciation du breton en ce temps-là, tout comme de la manière dont on le lisait. Le Berre paraît néanmoins privilégier un mode de lecture lent et solitaire réservé à des happy few, à même de décoder la « syntaxe chaotique » de l’ouvrage. Mais quelle est alors la fonction des abondantes rimes internes qui, en sus de la rime finale, rythment le Mirouer ? Ignorant tout ce qui a pu être écrit sur ces rimes internes et n’ayant aucune référence pour étayer mon propos, je me risque cependant à une hypothèse : ne pourraient-elles avoir pour objet de retenir l’attention des auditeurs dans le cas d’une lecture ou d’une récitation en forme de scansion ?

Le Mirouer s’inscrit certes dans la postérité d’un best-seller de l’époque désigné comme étant le Cordiale et que l’on doit à un intendant de la maison d’Utrecht aux Pays-Bas, mais dont on ne connaît aucune version française. Maestre IEHAN s’est tout autant inspiré de l’Ancien et du Nouveau Testament pour bouleverser l’organisation de son livre afin « d’en varier les expressions, de l’alléger pour en rendre le contenu plus attractif. »

Dans son introduction, Le Berre paraît considérer qu’un théologien saurait interpréter les choix de Maître Jehan en la matière : on en déduit que lui ne l’est pas et on comprend qu’il s’abstienne de se prononcer sur ces questions. Le lecteur découvrira par contre le décryptage minutieux des différentes modalités du discours représentées dans Le Mirouer, de même que les règles de la prosodie et de la versification complexe qu’a suivies Yehan an Archer Coz.

Yves Le Berre sur le parvis de la Faculté Victor Segalen à Brest, en 2014. Photo : FB.

Le plus moderne de tous les textes gothiques du breton

C’est ce qu’on peut considérer comme la réhabilitation d’un écrivain et du seul ouvrage qu’il ait rédigé. Car cet ouvrage, tel qu’il a été imprimé en 1575 sur les presses de Cuburien à Morlaix, présente les particularités d’un livre tel qu’on le perçoit toujours aujourd’hui et qui en font, nous expose Yves Le Berre, « le plus moderne de tous les textes gothiques du breton. » Du point de vue de la forme, cet objet-livre se caractérise en effet par…

  • un titre
  • des intertitres
  • des titres courants, en haut des pages, qui changent à chaque chapitre
  • un auteur identifié comme tel, qui s’exprime de surcroît à la première personne, tout comme Virgile, dont il se réclame
  • une date de composition.

Selon Le Berre, ceux qui ont acheté le Mirouer ont eu pour la première fois entre les mains un véritable livre en breton. En ont-ils eu conscience et perçu ces différences par rapport aux impressions antérieures ? On ne le saura jamais. Rétrospectivement, on peut le considérer comme une date qui compte aux débuts de l’édition en langue bretonne.

Un livre virtuose, une langue foisonnante. Et le lecteur y prend plaisir

S’il ne s’agissait que de cela, l’argument ne suffirait peut-être pas à déclencher une envie de lecture aujourd’hui. Mais en leur proposant ce paragraphe en page 4 de couverture, Yves Le Berre aimerait partager son enthousiasme avec ses lecteurs :

« Pour convaincre les pécheurs, l’auteur use de tout son arsenal : arguments d’autorité cautionnés par les saints, les pères et docteurs de l’Église : apostrophes et injonctions ; illustrations tirées de la vie quotidienne. Non content de convaincre, Iehan veut persuader : sa description en boucle de l’enfer crue, cruelle, frappe son lecteur d’une terreur qui se veut sacrée. Et ce faisant, il entortille l’aridité de son discours dans une versification variée, virtuose et une langue protéiforme, foisonnante qui n’est pas sans rappeler les enjolivures du dernier gothique. Tant et si bien que, paradoxe, le lecteur y prend plaisir ! »

Une pièce unique dans la littérature du breton

Deux points cependant. Le premier pour faire observer que dans Le Mirouer est représentée une vision eschatologique de la vie après la mort propre aux religions monothéistes et selon laquelle seuls ceux qui l’auront mérité pourront rejoindre un paradis. On y adhérait ou pas au XVIe siècle, il en est de même aujourd’hui.  

Par ailleurs, on considère habituellement la langue du Mirouer comme étant du moyen breton, dont la graphie diffère sensiblement de celle des XXe et XXIe siècles à laquelle nous sommes habitués. Près de cent ans après la publication du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (1915) et un demi-siècle après la création de la sociolinguistique ­– un peu plus aujourd’hui – Le Berre contestait cette dénomination dans un article de 2009 (La Bretagne linguistique, n° 14), estimant que les divisions chronologiques habituelles de la langue entre vieux breton, moyen breton et breton moderne sont désormais « caduques ». Contentons-nous donc de caractériser les textes bretons par le siècle qui les a publiés.

Pour apprivoiser le Mirouer, le lecteur bretonnant pourra aussi s’appuyer sur la nouvelle traduction française qu’en propose Le Berre et qui diffère de celle, plus littérale, d’Émile Ernault en 1914. Elle est à la fois plus fluide et plus expressive et contribue donc à la lisibilité et a une meilleure compréhension du texte. Yves Le Berre en est convaincu : Le Mirouer de la Mort est une pièce unique dans la littérature du breton, susceptible de nous intéresser aujourd’hui encore.

Pour en savoir plus :

Le Mirouer de la Mort. Texte établi, traduit et présenté par Yves Le Berre. Brest, Éditions du CRBC, 2023, 364 p., ill. Collection Tal ha tal, bilingue breton-français.

Commentaires
M
merci pour cette découverte !!! un élément de plus pour accéder à la réalité factuelle derrière les mythes, De mon côté j'ai trouvé de Françoise Le Roux et Christian-J.Guyonvarc'h "la civilisation celtique", 1990 editions ouest France livre annoté de la main de son propriétaire, commencé au Monastère de Landevenec le 29 août 96, livre qui remet en question la vision de Markale.... Amicalement
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F
Cet ouvrage de Le Roux-Guyonvarc'h est bien connu. Vous voulez dire que vous avez acquis personnellement cet exemplaire annoté ?
F
Cet ouvrage de Le Roux-Guyonvarc'h est bien connu. Vous voulez dire que vous avez acquis personnellement cet exemplaire annoté ?
Le blog "langue-bretonne.org"
Le blog "langue-bretonne.org"

Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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