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Le blog "langue-bretonne.org"
14 mars 2013

Le récit sincère du temps récent

Jacob-Noiret livre027

Le livre que Thérèse Jacob-Noiret s'est décidée à publier à l'âge de soixante-dix-neuf ans ressemble à s'y méprendre aux mémoires que de nombreux septuagénaires entreprennent de rédiger pour évoquer le temps de leur enfance et de leur jeunesse. Il le fait aussi, c'est indéniable. Et cela suffit pour que des lecteurs potentiels se désintéressent de ces autobiographies, quand ils n'ont aucune proximité générationnelle ou géographique avec l'auteur. Tous ces récits ne sont pas magnifiquement écrits, mais bien d'autres livres ne le sont pas non plus : tout est ensuite question d'intérêt.

Car tous témoignent d'un vécu singulier, qui retient l'attention et dont peuvent aussi tirer parti les historiens du temps récent comme d'autres chercheurs (en sociolinguistique, par exemple), ou même des documentaristes ou des cinéastes. Nous ne vivons pas fort heureusement que dans la nostalgie, mais il est frappant d'observer combien la chanson, la création littéraire, la télévision ou le cinéma se plaisent à évoquer ce qui était tendance - ou problématique - il n'y a pas encore si longtemps. 

Jeune amoureuse d'un moine

Thérèse Jacob-Noiret dédie son livre aux femmes qui ont osé aimer un ecclésiastique.Si elle le fait, c'est parce qu'elle ose elle-même conter la relation qu'a entretenue Jeanne (son double dans le livre) avec un Franciscain séduisant, de quinze ans plus âgé qu'elle, qui sait se montrer attentionné, qui prend le temps de l'écouter, qui partage ses interrogations de jeune fille. Ils font connaissance alors qu'elle est toujours cloîtrée dans un pensionnat religieux à Morlaix. Ils vont se suivre de Roscoff à Paris, puis à Troyes.

Relation coupable ? Elle n'en croit rien. Osée en tout cas : vers 1950, dans le Léon comme ailleurs, on est toujours dans des années de forte imprégnation religieuse. Relation intense, discrète surtout et partout pour ne pas susciter la moindre réprobation sociale. Relation pas vraiment platonique, mais qui n'a rien de torride. Elle s'interrompt au bout de trois ans quand Joseph (c'est le prénom du moine), par peur du scandale ou par lâcheté, avoue enfin à son amoureuse qu'il craint par-dessus tout… de lui faire un enfant.

La précarité des petits paysans et de leurs enfants

Jacob-Noiret T (12 sur 7)

Là n'est pas le seul intérêt du journal de Jeanne. Jean-Marie Skragn, le conteur du Huelgoat, écrit en breton dans un de ses livres qu'il n'est pas de ceux dont on a cousu le pantalon avant de leur avoir conçu le derrière (an dud eo greet o bragou dezo a-raog o reor). Jeanne non plus n'est pas née avec une cuiller en or dans la bouche. Elle est d'une famille de petits paysans pauvres, entre Saint-Pol-de-Léon et Roscoff. La famille de six enfants vit dans des conditions très précaires, le manque d'hygiène, la faim, la maladie : "j'ai dix ans et je suis triste", raconte Jeanne en allant mendier du pain après l'école. On ne le sait pas assez, mais au milieu du xxe siècle tout le Léon ne vivait pas dans la prospérité de la ceinture dorée : il y avait aussi de la misère à Saint-Pol comme à la campagne.

La maman de Jeanne, malade, décède au moment où les Américains vont libérer la Bretagne. Les grands-parents vont quelque temps prendre les enfants en charge. Puis les quatre filles, y compris les plus jeunes, partent en car en direction de Morlaix. Recrutées par les religieuses, les orphelines entrent dans une sorte de couvent, le pensionnat de Trévidy, dont elles ne sortiront au bout de trois ans que pour quinze jours de vacances l'été. Elles vont y apprendre à lire et préparer le certificat d'études, puis s'initier à la couture et à la broderie.

Ici aussi, les conditions sont dures. La pédagogie est d'époque, c'est sûr, aussi rudimentaire qu'autoritaire, et l'encadrement strict, les punitions pleuvent. La prière est le seul exutoire. Bien que les filles ne s'y sentent pas trop malheureuses, traiter ainsi des enfants serait aujourd'hui inimaginable.

Dans ce monde clos, Jeanne se révèle tour à tour candide et espiègle, contestataire, soumise et astucieuse. Les élèves sont sous influence, assistent tous les jours à la messe, tant et si bien que Jeanne elle-même, à seize ans, se sent naître presque à contrecœur une vocation de religieuse. C'est aussi pour pouvoir poursuivre ses études. Elle a beau s'appliquer, c'est raté ! Jeanne est considérée comme peu crédible. De retour "dans le monde", elle va bientôt s'éloigner de la religion, découvrir les petits bonheurs et les vrais mirages de la vie parisienne, avant de rencontrer son mari.

Quand le français se superpose au breton

On le devine : "Jésus, Marie… Joseph !", le titre qu'a retenu Thérèse Jacob-Noiret, apparaît comme un clin d'œil par rapport à son histoire personnelle.

Jacob-Noiret T (9 sur 7)

On a peine à croire que le fait religieux régissait à ce point la vie de tout un chacun à ce moment-là. Son livre, sincère, se lit d'autant plus volontiers qu'il décrit un monde révolu. Les bretonnismes qu'utilise l'auteure, dans la première partie surtout, témoignent aussi des parlers en usage au temps de sa jeunesse. La langue bretonne était celle du quotidien : elle-même comme ses frères et sœurs ont tous été élevés en breton. Leur grand-père leur apprend des comptines en breton, mais leur grand-mère leur chante des berceuses en français. Les enfants en viennent assez rapidement à comprendre "les deux". Dans la cour de l'école, les rondes se forment en dansant la capucine. Au centre aéré, "nous chantons des tas de choses à tue-tête, le palais royal…"

T. Jacob-Noiret analyse bien ce qu'elle voit et ce qu'elle entend, car celles qu'elle considèrent comme de futures ex-bretonnantes "mélangent le masculin et le féminin" : le genre n'est pas toujours le même en français qu'en breton, "alors on se trompe souvent." Jeanne échange en français avec un petit voisin, Victor : "cela crée beaucoup de maladresses dans cette langue bien moins maîtrisée que le breton". Un chauffeur de car passe "de son breton commode à un français approximatif". Le statut social induit par ailleurs le choix de la langue courante : si le médecin parle breton, "c'est pour mieux plaire aux paysans : il pense qu'ainsi il sera mieux compris. Mais sitôt rentré chez lui, il reparlera français, c'est tellement plus chic."

Le soir à la veillée, on lit encore "Buez ar zent" (La vie des saints) en famille, "d'un ton monotone et intense à la fois", mais les enfants ne la comprennent pas : le vocabulaire leur paraît trop "savant". Quand le père Joseph lui annonce qu'il a commencé à étudier le breton, Jeanne lui rétorque qu'elle est "pressée d'oublier cette langue d'un autre âge. Sait-il que ça ne se fait plus, que c'est démodé ?" La société de l'époque n'en a pas réellement conscience, mais ces années du milieu du xxe siècle vont être décisives pour le devenir de langue… Thérèse suit aujourd'hui des cours de breton à Nantes !

Alors que la modernité s'infiltre partout, certaines traditions se maintiennent bien. Le grand-père joue toujours aux dominos en breton. Et comme tous les paysans, il sait lire le temps dans le ciel. Un jour de l'automne 1939, les enfants sont tout excités en rentrant de l'école : l'électricité vient d'être installée chez eux. Le dimanche de Pâques 1942, la maman de Jeanne décide d'abandonner la coiffe traditionnelle, la chikolodenn, et de porter un chapeau pour aller à la messe : "si ce n'est pas une révolution, ça !" Françoise, sa jeune tante, "n'aime pas sa vie au milieu des vaches et des choux-fleurs" : elle va au bal ou au cinéma avec ses copines, fredonne les chansons à la mode de Tino Rossi et finira par s'installer en ville. La TSF ne sert pas qu'à écouter Radio-Londres….

Thérèse Jacob-Noiret. Jésus, Marie… Joseph ! Le journal de Jeanne. Préface de Jean Rohou. Brest, éd. Emgleo Breiz, 491 p.

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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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