2013 : l'année des dictionnaires ?
Trois importants dictionnaires de breton sont annoncés depuis quelque temps. Martial Ménard présentait une maquette du sien sur le stand des éditions Palantines lors du dernier festival du livre de Carhaix : ce serait un volume de 1 500 pages, avec pas moins de 50 000 entrées. Francis Favereau travaille à une refonte complète de son grand Dictionnaire du breton contemporain : sortie prévue aux éditions Skol Vreizh.
Celui de Jean Le Dû, professeur émérite de celtique à l'Université de Bretagne Occidentale, à Brest, vient de paraître et il va faire date, peut-être même susciter quelques débats. Il arrive en librairie ces jours-ci et paraît en deux volumes, sous le titre : Le trégorrois à Plougrescant. Le premier volume est un dictionnaire breton/français et le second est le dictionnaire français/breton. Ce sont des ouvrages assez imposants, puisque le nombre d’entrées est de 6 588 (500 pages) pour la partie breton/français et de 6 382 (538 pages) pour la partie français/breton.
Les dictionnaires de Jean Le Dû ont une double particularité :
- La première est qu'ils répertorient les termes les plus courants et les expressions les plus familières du breton tel qu'il se parle à Plougrescant (sur la côte nord des Côtes d'Armor) et qu'il apparaît dès lors comme la description la plus juste possible d'un parler local bien précis.
- La seconde particularité est qu'ils paraissent un peu plus de 500 ans après le Catholicon de Jehan Lagadec, le tout premier dictionnaire breton publié à Tréguier, à quelques kilomètres seulement de Plougrescant, en 1499.
Les ouvrages de Jean Le Dû vont donc intéresser non seulement les habitants du pays de Tréguier, mais aussi tous les Trégorrois et tous ceux qui, ailleurs, se passionnent pour le breton. L'auteur présente son travail dans les termes suivants.
L'un des genres favoris du breton
Depuis le Catholicon publié par Jean Calvez à Tréguier en 1499, le dictionnaire constitue l’un des genres favoris du breton. Ces ouvrages ont en général un usage pédagogique : le Catholicon était destiné aux « pauvres clercs de Bretagne et aux ignorants qui désiraient apprendre le latin, en rangeant les mots bretons par ordre alphabétique et en y ajoutant leurs équivalents bretons et latins ». Le Sacré collège de Jésus du Père Julien Maunoir était un outil au service des missions. Le dictionnaire celto-breton ou breton français de Le Gonidec voulait « offrir aux véritables savans une abondante moisson d’observations curieuses… » etc.
On a publié des dictionnaires des dialectes usités dans les différents évêchés (Dictionnaire françois-breton ou françois celtique du dialecte de Vannes de l’Armery (1744), Nouveau dictionnaire pratique francais et breton du dialecte de Leon de Troude (1869) etc.).
Le Dictionnaire breton français des expressions figurées de Jules Gros (1993) est un recueil remarquable d’expressions, de tournures idiomatiques du Trégor. Il est d’une extrême richesse, mais il ne se veut pas exhaustif, et ne note pas la prononciation précise des mots là où ils sont entendus.
50 ans d'observations
On sait que, comme toute langue, le breton hérité varie de proche en proche. Certains mots courants en un endroit sont absents du breton général. D’autres ont des sens divers selon les lieux : plah signifie ‘servante’ en Léon, mais ‘femme’ en Trégor ; bouch est une ‘chèvre’ à Plougrescant, mais un ‘poulain’ à Santec. Il n’existe pas à ce jour de dictionnaire d’un parler précis, extrêmement localisé, permettant de montrer la structure précise du lexique et sa prononciation.
Le présent travailest le fruit de plus de cinquante années d’observation et de notation du breton de Plougrescant parlé par despersonnes nées entre 1875 et 1914. Les mots ont été relevés en contexte, généralement dans des phrases, avec toutes les nuances observables. On se rend ainsi compte de la précision du vocabulaire dans certains domaines : une porte, en français, peut être ouverte, fermée ou entre-baillée. À Plougrescant, elle peut être digor ‘ouverte’, serret ‘fermée (mais pas à clé)’, prennet ou alhweet ou kleyet ‘fermée à clé’, klozet ‘presque en place, mais sans que le pène ne soit engagé’… On oppose don ‘profond’ à baz ‘peu profond’ (le français n’a pas d’adjectif équivalent). En revanche, il n’existe pas de correspondant au français ‘tempe’, qui se dit kosté ar penn ‘le côté de la tête’.
Les entrées du dictionnaire breton/français sont notées en graphie normalisée suivie de la forme locale du mot (par exemple digor diòr ‘ouvert’). Les exemples sont en graphie cherchant à rendre compte exactement de la prononciation locale. Il ne s’agit pas de l’alphabet phonétique international, sans doute trop éloigné de l’écriture courante et peu accessible au grand public, mais d’un système ad hoc permettant de connaître la place de l’accent, la longueur des voyelles, les liaisons entre les mots, les liaisons etc. Ainsi la phrase ‘il a fait un saut par-dessus le ruisseau’, qu’on écrit normalement « graet e-neus eul lamm dreist ar ruzelenn » sera notée gwêd nœz e lãm drêyst e ruzélenn.
Un dictionnaire français/breton vient reprendre ces exemples, mais en les classant à partir du lexique du français. On apprendra donc sous la rubrique parent que ‘mes parents’ se dit me zut (litt. ‘mes gens’), ‘les parents’ (des enfants) en tadó ag e mãmó (litt. ‘les pères et les mères’) et ‘les parents’ (membres de la famille en général) ar géren.
Ce qu'en dit Jean-Paul Chauveau
Jean-Paul Chauveau est directeur de recherche émérite au CNRS. Il est l'ancien directeur d'un immense ouvrage de référence : le Französisches Etymologisches Wörterbuch. Voici quelques extraits de sa préface au dictionnaire de Jean le Dû.
- Ce dictionnaire du breton de Plougrescant ne manque pas d'originalité au sein de la longue tradition lexicographique bretonne, mais aussi française.
- Les traits spécifiques abondent : les deux langues qui en sont l'objet ne sont pas décrites comme des codes fixes et normalisés […]. On a là une procédure simple qui relie les habitudes de lecture et la description la plus exacte possible.
- Tous les lexèmes qui ont été entendus à plusieurs reprises dans des conversations en breton entre des locuteurs de la commune ont vocation à y être enregistrés. Par rapport aux dictionnaires courants le nombre de francismes est frappant.
- À l’inverse, la nomenclature n'est pas fallacieusement enrichie par des néologismes artificiels, qui sont la tentation permanente des lexicographes des langues de France.
- Ce dictionnaire nous présente une description sincère et authentique du breton réellement usité, dressée le plus correctement possible par un témoin attentif et fidèle. Mais l'exactitude de son rapport n'implique pas de sa part un froid détachement. C'est aussi un travail personnel, où l'auteur laisse affleurer discrètement les souvenirs familiaux…
"Le trégorrois à Plougrescant" paraît en deux volumes aux éditions Emgleo Breiz.
Tout détenteur de la version papier acquiert simultanément les droits d’accès à l’édition en ligne. C’est un nouveau moyen de transmettre le breton au XXIe siècle et de répondre aux besoins des nouveaux locuteurs.
Jean Le Dû est originaire de Plougrescant, commune à laquelle il a déjà consacré sa thèse de doctorat d'État en 1978. Professeur émérite de l'Université de Bretagne Occidentale, il y a enseigné les langues et les littératures bretonnes et celtiques pendant trente ans. Responsable de plusieurs groupes de recherche et auteur d'une centaine d'articles dans des revues scientifiques françaises et internationales, il a publié en 2001 le Nouvel Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne.