Avez-vous déjà entendu parler du nahuatl ?
Comme le laisse supposer son nom, Patrick Johansson-Keraudren est d'ascendance suédoise par son père et bretonne par sa mère. Il est professeur de nahuatl et de l’histoire du Mexique préhispanique à l’Université de Mexico, plus précisément à l'UNAM (Universidad Nacional Autónoma de México). Il était il y a quelques jours l'invité de l'UBO à la Faculté Victor Ségalen à Brest, à l'occasion d'un séminaire de la revue La Bretagne linguistique. Selon lui, le cas du breton face au latin, puis au français, comporte "de probables analogies" avec certaines relations sociolinguistiques qu’ont entretenues le nahuatl et l’espagnol au cours des siècles. Il y a aussi, me semble-t-il, de réelles dissimilitudes.
On compterait 65 langues autochtones au Mexique, d'après un institut spécialisé. Mais comme il est difficile de différencier les langues et les dialectes, comme par ailleurs les travaux de sociolinguistique ne sont pas suffisamment avancés, l'UNESCO, dans son Atlas des langues en danger dans le monde, estime qu'il est difficile d'en déterminer le nombre exact et de définir les territoires qu'elles recouvrent. Ce que confirme P. Johansson-Keraudren à propos du nahualt : "les Indigènes enveloppent toujours aujourd’hui leur individualité dans les plis de leur variante dialectale comme dans ceux de leurs vêtements communautaires traditionnels".
L’arrivée des Espagnols au Mexique a marqué le début d’une conquête et d’une colonisation linguistiques qui, affirme le chercheur, n’ont pas cessé jusqu’à nos jours. Le nahuatl fait pourtant partie des langues qui "ont le mieux résisté à l’érosion temporelle et à l’impérialisme linguistique de l’espagnol". Le paradoxe n'en est pas moins que la variante d'espagnol qu’on parle aujourd’hui au Mexique est littéralement "criblé de mots et d’expressions nahuatl".
Jusqu'à l'indépendance, l’isolement des peuples autochtones a favorisé la préservation des langues vernaculaires. Si les indigènes ont alors été officiellement considérés comme des Mexicains à part entière, la réalité est qu'ils se sont trouvés marginalisés sur le plan socioéconomique en passant "du joug espagnol au joug de la misère".
Freiner le déclin sans l’endiguer
L'empereur Maximilien Ier, qui règne au Mexique de 1864 à 1867, reconnaît les langues vernaculaires et fait traduire ses édits en nahuatl (qu'il avait appris) et en d'autres langues. Sous la Révolution (1910-1920), Emilio Zapata et d'autres insurgés s’expriment également en nahuatl ou se font traduire. Par la suite, les langues autochtones seront considérées comme un obstacle à l’unité nationale et au progrès et feront l’objet de campagnes en vue de leur élimination. Un "Indien" (el Indio) est stigmatisé par l'usage de sa langue.
Les parents ont désormais cessé de parler le nahuatl à leurs enfants "afin de leur éviter la discrimination dont ils furent eux-mêmes victimes". Deux millions de locuteurs le parlent toujours, mais l'Atlas de l'UNESCO considère les différentes variétés de la langue comme étant a minima dans une situation vulnérable, au pire comme se trouvant dans une situation critique.
Selon le diagnostic de Patrick Johansson-Keraudren, l’usage communicationnel quotidien des langues autochtones a dramatiquement diminué. Il décrypte le contexte : "Les cours de nahuatl sont à la mode, mais la rupture générationnelle chez ceux à qui la langue appartient rend malheureusement le déclin inévitable".
Il fait état des mesures favorables adoptées par le Secrétariat de l’éducation publique, mais elles ne pourraient, dit-il, que "freiner ce déclin sans cependant l’endiguer". Par contre, la création littéraire est en plein essor, tant et si bien que "le nahuatl et quelques autres langues autochtones du Mexique pourraient bien continuer à être des langues vivantes… dans les espaces-temps de l’écriture".
Le texte de la communication de Patrick Johansson-Keraudren devrait paraître d'ici quelques mois dans le prochain numéro de "La Bretagne linguistique".