Le Havre, ville bretonne… depuis cinq siècles
En couverture, une très belle photo de l'église Saint-Joseph surplombant la ville de nuit, par Jacques Basile, que la revue Armen présente comme le premier monument du Havre que l'on voit an arrivant de la mer. Ce numéro 216 a dû en surprendre quelques-uns, car Le Havre est tout de même la ville la plus importante de Normandie, avec plus de 170 000 habitants aujourd'hui, et le premier port de France pour le trafic de conteneurs.
Mais pourquoi donc la revue bretonne parle-t-elle du Havre ? Il y a deux raisons. La première c'est que la ville fête cette année le 500e anniversaire de sa fondation, par décision du roi François 1er le 8 octobre 1517. D'ailleurs, le coup d'envoi des festivités prévues pour cet anniversaire a été donné hier soir avec l'illumination des deux grandes cheminées de 240 m de haut de la centrale thermique EDF, implantée sur le port et que l'on peut voir à cinquante kilomètres à la ronde.
"Au Havre on rencontre des Bretons partout…"
La deuxième raison – et Armen le met bien en évidence - c'est que l'histoire de la ville et du port du Havre est intimement liée à celle des Bretons depuis le début. Quand sont entrepris les travaux de construction du port en 1518, plus de la moitié des ouvriers viennent en effet de Bretagne. D'après Thomas Perrono, il ne s'agit alors que d'une migration temporaire. Les Bretons y retournent trois siècles plus tard, après 1820, cette fois pour prendre part à l'agrandissement du port.
Le rythme d'arrivée des Bretons s'accélère à la fin du XIXe siècle, puisqu'ils représentent jusqu'à près de 10 % de la population en 1891 et qu'il en sera ainsi jusqu'à la dernière guerre. L'auteur reproduit un témoignage selon lequel "au Havre on rencontre des Bretons partout où l'on a besoin de bras vigoureux". La presse parle de "la petite Bretagne havraise". Des bacheliers s'y installeront encore par la suite, après avoir obtenu leur première affectation de fonctionnaire.
"Les Bretons sont devenus des Havrais"
La ville attire donc des milliers de Bretons à la recherche de travail et Isabelle Letélié raconte comment le quartier Saint-François était devenu "leur fief". Mais cet îlot breton n'est pourtant plus ce qu'il était. D'après l'historienne du Havre, "les Bretons sont devenus des Havrais" et "c'est au cœur des habitants que se niche désormais la mémoire vive de la Bretagne". Si la Saint-Yves se fête encore, il n'y aurait plus de fest-noz, écrit-elle encore (page 15). Étonnant, car il est dit un peu plus loin (page 28) que l'association "Bretagne accueil" avec son bagad et son cercle celtique en organise "régulièrement".
Thomas Perrono n'en doute pas : "Le Havre conserve, encore de nos jours, une part de bretonnité." Isabelle Letélié admet elle-même que près d'un tiers de Havrais auraient aujourd’hui des ascendances bretonnes.
Le site Normandie-actu avance quant à lui le chiffre de 70 000 Havrais d'origine bretonne, en précisant d'après l'universitaire John Barzman qu'ils sont surtout venus du Trégor. Les Bretons du Havre, d'après leur président sur le même site, continuent de s'intéresser à la culture bretonne, mais l'apprentissage de la langue bretonne, là-bas, lui semble "inutile".
"Un seul sait à la fois le breton et le français"
Il est vrai qu'on n'en est plus à l'époque où "le quartier [Saint-François] résonnait du parler breton", avec une chapelle desservie par un ecclésiastique venu de Bretagne et "réservée" en quelque sorte aux bretonnants. S'appuyant sur l'article publié par Paul Sébillot dans la Revue d'ethnographie en 1886, Thomas Perrono fait état de 3 000 Bretons installés au Havre à cette date. Dans l'esprit du folkloriste, il ne s'agit en réalité que des Bretons bretonnants et lui-même se réfère à un article d'un certain Léon Brunschwigg dans le Phare de la Loire du 14 novembre 1878.
Il semble bien qu'à cette date ces Bretons bretonnants soient certes assez nombreux dans le "quartier spécial" que serait Saint-François, en pleine zone portuaire, mais ils s'installent surtout dans le quartier de l'Eure (ce que précise bien Armen). Il n'est pas sans intérêt pourtant de citer intégralement le texte de Sébillot, pour restituer l'atmosphère de l'époque. Je reproduis le texte d'après la Revue d'ethnographie de 1886.
- Car le quartier de l'Eure, écrit-il, est "situé à l'extrémité de la ville, du côté d'Harfleur, quartier de raffineries et d'usines, où, sauf pour affaires, les citadins ne mettent jamais le pied. Est-il besoin d'ajouter que les Bretons, presque tous employés comme manœuvres dans ces usines, viennent, de leur côté, rarement en ville, sauf le dimanche, où ils se promènent par bandes de quatre ou cinq personnes dont une seule sait à la fois le français et le breton. Les femmes ont conservé le costume national, la coiffe et la jupe de serge bleue garnie de velours. Ils sont en général originaires des Côtes-du-Nord."
Ouvriers au travail, port du Havre. © Collection Daniel Haté. Remerciements à la revue Armen.
La dure condition des migrants
Au Havre, à la fin du XIXe siècle, les Bretons apparaissent effectivement comme les migrants et comme les prolétaires de l'époque. Ils migrent là où ils savent qu'ils vont trouver du travail (et le dossier d'Armen fournit des précisions sur les conditions très dures dans lesquelles ils le font). La plupart d'entre eux y arrivent en ne sachant que le breton et ne connaissent donc pas le français : l'école obligatoire, ce ne sera qu'après 1882. Pour sortir en ville, ils continuent de se vêtir comme ils le faisaient dans leur pays d'origine. Ils connaissent la ségrégation sociale, vivent et travaillent dans les quartiers, à la périphérie de la ville. Ça ne vous rappelle rien ?
Et pourtant, ces Bretons-là se sont intégrés au fil du temps et sont devenus des Havrais (voir ci-dessus). Forcément, ça ne s'est pas fait en quelques semaines.
La troisième ville des Bretons émigrés
Et c'est ainsi qu'après Paris et New York, Le Havre est aujourd'hui la troisième ville au monde où l'on compte le plus grand nombre de Bretons émigrés. Un autre indice en témoigne, puisqu'elle s'appelle "An Haor" ou "An Haor nevez" en breton. Elle fait partie de ces villes françaises qui ont une dénomination bretonne de longue date, comme Paris (Pariz), Dunkerque (Dukark), Bordeaux (Bourdel)…
Armen en parle aussi
Une ligne maritime entre Morlaix et Le Havre : elle a été ouverte en 1839 par Édouard Corbière (le père de Tristan et l'auteur du "Négrier"). Pourquoi donc ? Il était alors bien plus rapide d'y aller par voie de mer que par la route, d'autant qu'à partir du Havre on pouvait descendre la Seine jusqu'à Paris.
La grande aventure des "taxis bretons" : dans la seconde moitité du XXe siècle, ils conduisaient les marins du Trégor au Havre avant leur embarquement et les ramenaient chez eux à leur retour. Il aurait été intéressant à cet égard de compléter la bibliographie du dossier par une filmographie. Car le réalisateur Thierry Compain, qui termine actuellement son 20e film, en a tourné deux, dont l'un est précisément intitulé "Les taxis bretons" (45'), l'autre en étant la version en langue bretonne, "Goulou en noz" [Lumière dans la nuit] (26'), tous deux coproduits par Abacaris Films et France 3 en 2003, si je ne me trompe.
"Marin sur le Normandie" : à lire également dans ce dossier un article d'Hubert Chémereau sur le célèbre paquebot, à partir du livret de navigation d'un marin trégorrois, Pierre Le Borgne.
Pour en savoir plus
Le n° 216 d'Armen sur "Le Havre, ville bretonne" est disponible en kiosque, sur le site internet www.armen.net, ou par contact e-mail. Sur le site, vous pouvez également consulter le sommaire complet de ce n° 216.