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Le blog "langue-bretonne.org"
14 août 2016

Son et lumière estival en plein pays pagan

Ar Baganiz-3

La troupe Ar Vro Bagan, bien connue pour ses pièces de théâtre en  langue bretonne, s'est fait une spécialité estivale de spectacles son et lumière en site naturel. Elle peut ainsi investir, selon le cas, le fort de Bertheaume en Plougonvelin, les Korrejou en Plouguerneau ou Menez Ham en Kerlouan. C'est dans celui-ci qu'elle présente cette semaine une des pièces emblématiques de l'écrivain Tanguy Malmanche (1875-1953) : "Ar Baganiz" en version bretonne, "Les Païens" en version française, publiée par l'auteur en 1931.

Observons que si la traduction de "Ar Baganiz" par "Les Païens" n'est pas inexacte, elle reste ambiguë. Un "pagan" est certes un "païen" du point de vue de la religion catholique, et c'est la première traduction qu'en donne Francis Favereau dans son grand dictionnaire bleu du breton contemporain.

Mais il en fournit une deuxième équivalence, pour désigner "une personne du Pays Pagan" avec la précision "région de Plouguerneau", ce qui signifie bien qu'on ne dispose pas en français courant d'un terme synthétique pour la nommer (bien qu'on dise localement "un pagan" ou "les pagan"). Est-ce l'origine de tout un imaginaire relatif au pays pagan, assez bien décrit pour une fois sur la page que lui consacre Wikipedia (sans que soit mentionnée toutefois la pièce de Malmanche) ? 

Ar Baganiz-5B     Ar Baganiz-7

Une ordonnance de Colbert contre "la loi de la mer"

J'en reviens à cette dernière. La trame est étrange et s'appuie effectivement sur la réputation des habitants du pays Pagan, sur la côte nord-ouest du Léon, d'avoir été des naufrageurs. Les destins personnels se heurtent à la grande histoire et se fracassent sur elle. Le point de départ de l'intrigue se situe en 1681, sous le règne de Louix XIV, avec la promulgation par Colbert d'une ordonnance de la Marine, mettant tout navire échoué à la côte sous la protection du roi.

La nouvelle réglementation vise à mettre un terme aux us et coutumes en usage en pays pagan (et probablement ailleurs) et à ce que ses habitants considèrent comme ayant de toujours été "la loi de la mer". De cette ordonnance, ils ne tiennent strictement aucun compte, et ce qui devait arriver arriva : dès qu'un bateau anglais fait naufrage, ils se précipitent de nuit comme ils l'ont toujours fait, non pas tant pour sauver l'équipage que pour piller ce qui peut l'être.

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Les coups de galet fatidiques  

Dans la pièce de théâtre, ce n'est pourtant pas du tout pour réprimander les agissements persistants de la population locale qu'interviennent la maréchaussée et les représentants de l'autorité royale. En réalité, un meurtre est commis à coups de galet la nuit du naufrage au domicile même de Sezni Falc'han, le notable (dirait-on aujourd'hui) sans lequel rien ne peut être validé dans le village.

Lui, homme de la mer et de noble lignée, s'est mis en tête de marier sa fille Del au fils du plus riche paysan du quartier, dont elle ne veut pas entendre parler. Classique, me direz-vous. Et la suite l'est tout autant : refusant ce mariage arrangé, elle tombe de fait dans les bras d'un marin anglais rescapé qui entre chez elle comme par hasard et qu'elle reçoit comme le fils de roi dont elle rêvait naïvement.

Ar Baganiz-14

Qui donc est le meurtrier ? Malmanche ayant relaté la scène avec le réalisme qui s'imposait (mais, je vous rassure, on ne voit pas le sang couler lors de la représentation), le spectateur n'a aucun doute sur le déroulé des événements. Le suspense (si l'on peut dire) ne tient qu'à la crédulité des officiers du roi : il est vrai qu'on n'en est pas aux méthodes de la police scientifique ni aux enquêtes minutieuses et circonstanciées auxquelles nous ont depuis longtemps habitués les romans policiers tout comme la presse, le cinéma et les médias.

Le nouveau cours irrémédiable des choses

La confrontation entre celui qui s'accuse d'être le meurtrier et les témoins réels ou supposés apparaît à cet égard tout à fait caricaturale. Mais elle reste crédible pour partie, car Malmanche s'en sert pour décrypter subtilement les enjeux croisés de pouvoir que l'on entrevoit dans le récit : ceux qu'un patriarche veut préserver au sein de la cellule familiale tout comme au sein d'une communauté maritime de goémonniers face à un pouvoir royal dont l'autorité est tendanciellement expansive.

Elle se joue en somme entre traditions et modernités, et j'use à dessein du pluriel dans les deux cas. La condamnation à la pendaison du présumé coupable peut générer de la compassion et de la nostalgie. Elle n'en est pas moins la marque d'un nouveau cours irrémédiable des choses et de la survenue de temps nouveaux.

Le public y assistant à bonne distance, l'interprétation de ce drame en son et lumière et face à la mer est assez bien adaptée au site yout comme à l'horaire des marées et à celui d'une représentation nocturne, si ce n'est peut-être pour les scènes intimistes. Dès qu'il s'agit d'illustrer métaphoriquement telle ou telle séquence, par contre, ou dès que l'action implique des déplacements, la scénographie met en valeur les mouvements, d'autant plus qu'ils se déroulent sur plusieurs plateaux alternatifs par rapport à la scène centrale. L'amplification du son et des bruitages ainsi que les jeux de lumière y contribuent également, d'autant que la pièce est intégralement interprétée en play-back (avec le risque inhérent de quelques microcoupures).

Ar Baganiz-17

Un Goulc'han Kervella omniprésent

La mise en scène, signée Goulc'han Kervella comme il se doit, m'a paru un remake assez fidèle du spectacle que je me souviens d'avoir déjà vu sur le même site de Menez Ham dans les années 1980. Dans le rôle principal de Sezni Falc'han, il est lui-même ominiprésent tout au long de la représentation, convaincu de la justesse de son point de vue et le déclamant haut et fort quand il le faut. Plusieurs autres acteurs sont tout aussi convaincants : ceux et celles qui interprètent sa fille Del, la pauvresse Fant censément folle, le marin anglais (parlant très bien le breton et sans doute le français)… Des dizaines de figurants et de techniciens et les gros moyens mis en œuvre par la troupe contribuent à faire de l'ensemble un spectacle agréable et qui peut susciter de l'émotion.

J'ai juste noté quelques anachronismes, par exemple les chaussures très contemporaines que portent certains comédiens. J'ai assisté à la représentation en langue bretonne jeudi soir, et j'aurais aimé suivre l'une des trois autres prévues en français, dont la dernière a lieu ce dimanche soir, pour voir la différence. Tout le monde ne peut certes pas adhérer à cette conception du théâtre ni apprécier la mise en scène. Mais la notoriété d'Ar Vro Bagan est telle parmi les bretonnants (et les autres) que j'ai croisé jeudi des spectateurs venus spécialement de Locronan ou de Baden, dans le Morbihan. C'est dire…

Post-scriptum

  • Le site internet d'Ar Vro Bagan est quelque peu figé et assez peu ergonomique. Surtout, il n'est pas actualisé. Il est suprenant que la page d'accueil (consultée ces jours-ci) annonce toujours un spectacle pour le début de juin dernier, mais absolument pas les représentations de "Ar Baganiz / les Païens" pour ce mois d'août. Quand on repère enfin la page concernant la pièce de Tanguy Malmanche, les informations sur la distribution sont lacunaires.
  • Ne pas se fier à un soit-disant agenda culturel.fr, qui présente Ar Vro Bagan comme un producteur de concerts (sic) et qui mentionne dans son calendrier des dates tout à fait fantaisistes. Le type même d'un site racoleur qui ne prend pas le soin de vérifier les informations qu'il diffuse.

Pour en savoir plus

  • À l'attention des bretonnants, lire dans le récent numéro 313 de la revue Brud Nevez une superbe interview de Goulc'han Kervella et de Nicole Le Vourc'h par Mari Kermareg à l'occasion des 50 ans de la troupe Ar Vro Bagan. Goulc'han y annonce son départ à la retraite, mais il ne semble pas que ce soit imminent.
  • Tous deux reconnaissent franchement que le projet initial prévoyait de ne jouer que des pièces en breton tout comme de s'abstenir de proposer des spectacles à l'intention d’un public de touristes. Nous avons compris plus tard, admettent-ils, que nous devions nous exprimer aussi en français pour être compris de ceux qui ignorent le breton et que nos visiteurs peuvent être des spectateurs aussi perspicaces que quiconque. Quand ça va de soi, c'est beaucoup mieux.
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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