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Le blog "langue-bretonne.org"
1 mai 2022

Le député de Sizun aurait-il traduit en breton la première Constitution française en 1791 ?

Sizun clocher arc de triomphe-1

Aujourd’hui, les promoteurs et défenseurs des langues régionales et de la langue bretonne en particulier aimeraient bien qu’elles soient reconnues dans la Constitution de la Ve République à un autre titre que celui du patrimoine. Il y a un peu plus de 230 ans, la donne se présentait en des termes complètement différents.

La Révolution avait à peine deux ans et le souci majeur des révolutionnaires à la fin de l’été 1791 était de doter la France de la première Constitution écrite de son histoire. Ils ont pensé très vite qu’il serait judicieux de la traduire dans les différentes langues de France. On en reparle ces temps-ci du côté de Sizun, dans le Finistère.

Photo ci-dessus : Clocher de Sizun et arc de triomphe. FB.

L’adoption de la première Constitution

Un rappel historique, pour commencer. Tout avait commencé en 1789. Suite à la convocation des États généraux par Louis XVI, les députés des trois ordres, ceux de la noblesse, du clergé et du Tiers État se réunissent à Versailles le 5 mai. Alors que les deux autres ordres s’opposent à toute évolution pour maintenir leurs privilèges, le Tiers État, estimant qu’il représente "les quatre-vingt-seize centièmes de la nation", se constitue en Assemblée nationale. 

Celle-ci se définit comme étant constituante le 9 juillet 1789. En deux ans, elle procède à une transformation profonde des institutions et de la législation, et décide d’une nouvelle organisation des territoires en départements, districts et municipalités. Enfin, l’Assemblée adopte le 3 septembre 1791 le texte de la Constitution.

L’élection surprise d’un cultivateur de Sizun 

Une nouvelle Assemblée nationale législative se réunit le 1er octobre : c’est la première fois que les députés qui la constituent sont élus, pas encore au suffrage universel, mais au suffrage censitaire masculin. Le mémoire d’Arnaud Daoudal sur les députés du Finistère à l’Assemblée législative de 1791 permet de suivre leur élection. Elle s’est déroulée en deux temps : des assemblées primaires ont d’abord choisi les électeurs-citoyens, au nombre de 428 par exemple dans le Finistère, à charge pour eux de se rendre ensuite à Quimper pour élire les huit représentants du département. 415 électeurs participent au scrutin dans le cadre de cette assemblée électorale, qui se réunit à compter du 4 septembre 1791.

Aucun des huit députés n’est réellement connu à ce moment. Il faut trois tours pour élire le premier : il s’agit de Jean-Jacques Bouestard, qui sera considéré comme ce qu’on appellerait aujourd’hui un leader de la Révolution dans le district de Morlaix ainsi que dans le département du Finistère. Il faut également trois tours pour élire le deuxième député : à la surprise générale, Yves Inizan, un cultivateur de Sizun, l’emporte contre un Brestois, Blaise Cavelier, qui s’attendait à obtenir le siège. Cavelier est cependant élu 3e député du Finistère. Le 7e est Alain Bohan, qui portera la réforme du domaine congéable devant l’Assemblée. Le 8e est Romain Malassis, brestois lui aussi, imprimeur de son état et futur maire de la ville, dont il sera aussi question plus loin.

On peut décrypter les enjeux de pouvoir au sein de l’assemblée par la correspondance privée d’un de ses membres, Louis Tréhot de Clermont, maire de Pont-Croix. Selon lui, lors de l’élection d’Yves Inizan, "les électeurs ont décidé de ne pas se laisser influencer par les meneurs de l’assemblée électorale" : on détecte là une forme de résistance des électeurs ruraux face aux prétentions des représentants de villes et notamment des Brestois. Les clivages antérieurs, qu’ils soient mentaux, géographiques ou sociaux jouent à plein, à la limite du cliché.

  1. "Ce qu’il y a de malheureux, écrit le Cornouaillais Tréhot, c’est que les Léonards ne quittent pas l’assemblée : ils sont toujours complets et que des nôtres il y a toujours beaucoup d’absents ou qui ne viennent que quand il n’est plus temps de voter".
  2. Quant aux paysans, "ils sont en nombre supérieurs aux bourgeois et ils se sont coalisés pour ne nommer que des gens d’entre eux." On perçoit ici une solidarité de classe, sinon même de caste, comme on le verra plus loin, mais aussi la nette conscience peu aisée à surmonter de la spécificité des habitants de ce que seront bientôt les ex-évêchés de Saint-Pol-de-Léon et de Quimper les uns par rapport aux autres.
  3. Il s’impose de citer encore l’appréciation que porte le Pontécrucien sur le député cultivateur du Finistère : "un paysan nommé Inizan, Léonard de nation : il paraît avoir de l’esprit et être patriote, il parle très bon français." Comme il a la dent dure pour d’autres, il convient de prendre le propos pour un compliment. 

Inizan archives parlementaires - 1   Inizan archives parlementaires - 2 

Ci-dessus : L'intervention d'Yves Inizan à l'Assemblée nationale législative et la discussion qui s'ensuivit, telles que publiées dans les Archives parlementaires du 26 novembre 1791, p. 371.

Yves Inizan se propose de traduire la Constitution en idiome breton

À la différence d’autres élus du Finistère ou bretons et sous réserve d’inventaire, Yves Inizan ne prendra la parole que deux ou trois fois devant l’Assemblée législative, dont le 26 novembre 1791, pour proposer de traduire l’Acte constitutionnel "en idiome breton" — le terme est alors d’usage courant. Après avoir fait allusion aux troubles qui commencent à agiter la population, il poursuit :

  • "Si vous connaissiez, Messieurs, aussi particulièrement que moi la source de ces calamités, comme moi vous seriez empressés d’y mettre des bornes et de prévenir les erreurs du peuple que l’on ne peut qu’attribuer au peu de connaissance des lois, et à l’ignorance où sont les citoyens de la langue française dans plusieurs contrées de l’Empire, surtout de nos campagnes.
  • Pour prévenir de nouveaux abus et mettre fin peut-être à de nouveaux maux aussi dangereux que ceux dont onnous fait journellement le récit, il est instant que les habitants des campagnes connaissent les lois constitutives del’État, la majeure partie de la ci-devant province de Bretagne les ignore et est, par conséquent, hors d’état de les suivre, encore moins de les faire connaître à leurs enfants. Je me propose donc, Messieurs, de traduire en bretonpour l’utilité de mes concitoyens des campagnes, l’acte de la Constitution, décrété par 1’Assemblée constituante et accepté par le roi. (Applaudissements).
  • Cette tâche que je m’impose sera pour moi bien agréable si je puis compter sur vos suffrages. Je soumettraimon travail à l’inspection de mes collègues bretons, avant de le livrer à l’impression ; j’ose croire d’avance que vous ne dédaignerez pas de le faire imprimer aux frais de la nation, et de récompenser ceux qui me seconderont dans mon travail. 
  • Pour moi, je ne demande qu’à être utile à mes commettants et à tous les Français. Si l’Assemblée juge utile ma proposition quand elle aura approuvé la traduction que je lui propose ; je m’offre de traduire pareillement le code rural et les principales lois qui s’appliquent au régime des campagnes. Vous n’ignorez pas que mettre les hommes en état de connaître est un des plus grands bienfaits pour la postérité la plus reculée, car la vraie connaissance des lois garantit de tout trouble involontaire. (Applaudissements)".

S’ensuit une brève discussion (documents ci-dessus) sur le financement de la proposition d’Inizan, qui se clôt avec l’offre de Blaise Malassis, le député de Brest, d’imprimer le texte breton de la Constitution à ses frais. Comme il était imprimeur de métier, il pouvait le faire.

Le constat d’une pratique généralisée du breton

L’argumentaire d’Yves Inizan sur l’usage de la langue est fondé. Lorsque l’abbé Grégoire avait diffusé en 1790 son fameux questionnaire relatif "aux patois et aux mœurs des gens de la campagne, il n’avait reçu que deux seules réponses de Bretagne. L’une d’un certain Pierre Riou, qui se présente comme "un laboureur peu instruit", vivant dans une commune difficile à localiser, bretonnant et loin d’être inculte en la langue bretonne, puisqu’il avait voyagé "dans la province du Galle en Angleterre (sic)". D’après lui, l’usage du français est "bien loin d’être universel" dans les campagnes et dans les villes elle "y est même devenue nécessaire aux habitants". 

L’autre correspondance semble avoir été adressée à Grégoire par Joseph Lequinio, propriétaire terrien et maire de la presqu’île de Rhuys, à ce moment juge au tribunal de Vannes. Il se contente de noter comme une évidence : "on parle le breton dans les campagnes". Dans les villes, "la populace seulement". Il précise que "les campagnards savent également s’énoncer en français le long des côtes". En mai 1791, les responsables du district de Morlaix rapportent que "presque tout le monde parle breton ici." Aux débuts de la Révolution, le breton paraît être la langue exclusive à la campagne – et c’est ce que dit Yves Inizan – moins en ville. Des constats analogues sont formulés un peu partout en France.

La politique des traductions

C’est ainsi que dès le 14 janvier 1790 François-Jospeh Bouchette, un avocat flamand, député de Bailleul à la Constituante, suggère au pouvoir exécutif de faire publier les décrets de l’Assemblée dans les différents idiomes de France : "Ainsi tout le monde va être le maître de lire et écrire dans la langue qu’il aimera le mieux et les loix françaises seront familières pour tout le monde". L’Assemblée nationale décide le même jour que le pouvoir exécutif sera chargé de « faire publier les décrets de l’Assemblée dans tous les idiomes qu’on parle dans les différentes parties de la France ».

La Révolution à ses débuts prend donc acte de l’existence de parlers autres que le français et qui sont alors le langage usuel de la majeure partie de la population dans des régions entières, en fait celui de 80 % de la population française. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, la politique linguistique de la Révolution marque une rupture par rapport à l’Ancien Régime : c’est la première fois dans l’histoire qu’en France les pouvoirs publics tiennent compte ainsi des usages linguistiques au profit des langues autres que le français. Il est d’ailleurs tout à fait significatif d’observer que le Roi prend l’initiative, lui, s’y oppose par veto.

Le breton, langue de la politique

La Basse-Bretagne applique les stipulations du décret du 14 janvier 1790. Mais elle avait anticipé. Andreo ar Merser a réédité huit textes de diverses provenances, en relation avec les élections aux États généraux, puis d’autres se rapportant à la Constitution civile du clergé (12 juillet 1790). À compter de ce moment, les premiers textes contre-révolutionnaires affrontent déjà les autres. Sept mois avant l’intervention d’Yves Inizan devant l’Assemblée législative, le Directoire du Finistère lance un appel le 2 mai à trouver des personnes qualifiées pour assurer les traductions : un certain Salaun est recruté dans l’arrondissement de Brest et un dénommé Pervès dans celui de Morlaix. 

Parmi les écrits révolutionnaires et contre-révolutionnaires rédigés en breton entre 1789 et 1799, Hervé Le Vot en a recensé 85 de type administratif : lois, circulaires, proclamations, décrets, avis… Dans un autre registre, l’Almanach du Père Gérard devient un best-seller à compter de sa première édition en 1791 : mettant en valeur les principes de la Constitution qui venait d’être adoptée, il bénéficie de deux traductions différentes en breton, l’une ayant été imprimée chez Derrien à Quimper et l’autre chez Malassis, toujours lui, à Brest.

Dans ma thèse, je souligne que c’est bel et bien du fait de la Révolution que le breton accède dès 1789 et pour la première fois au statut de langue de la politique. Il n’est plus seulement le moyen d’expression habituel de tout un peuple, il n’est plus seulement la langue de l’Église. La politique des traductions marque une rupture datée, mais bien réelle, par rapport à l’Ancien Régime.

Le Moniteur - 1

Ci-dessus, la une de la Gazette nationale, ou Le Moniteur universel, communément appelée Le Moniteur, ancêtre du Journal officiel, 1er décembre 1791, dans lequel sont relatés les travaux de l'Assemblée législative. Service historique de la Défense, direction Nord-Ouest, Brest.

La Constitution de 1791 n’a pourtant jamais été traduite !

Revenons donc à Yves Inizan, qui se proposait le 26 novembre 1791 de la traduire, de même que "pareillement le code rural et les principales lois qui s’appliquent au régime des campagnes". Je ne m’attarde guère sur les erreurs de saisie de son nom (et de celui d’autres députés du Finistère) dans Le Moniteur, le journal qui retranscrit les débats parlementaires au jour le jour, le nom d’Inizan devenant ainsi Juisan (confusion probable du "I" majuscule et du "J" et de celle du "n" et du "u" à l’écrit), ou Hanisson. Ce qui importe dans l’affaire, c’est que le rectificatif transmis au Moniteur par le député de Brest Cavellier rappelle par la même occasion que "celui qui s’est chargé de publier cet ouvrage [la traduction de la Constitution par Inizan] à ses frais est Mr Malassis, imprimeur de la marine à Brest, député du même département."

Le problème est qu’on ne trouve nulle part aucune trace ni mention de la traduction effective de la Constitution de 1791 par Yves Inizan et pas davantage de son impression par Malassis :

  • ni dans l’article que publie l’érudit Daniel Bernard en 1913 sur "La Révolution française et la langue bretonne"
  • ni dans l’édition des textes bretons de la période révolutionnaire par Andreo Merser en 1989
  • ni dans le mémoire d’Arnaud Daoudal en 1999
  • ni dans celui d’Hervé Le Vot en 2012 (qui ne connaît d’ailleurs pas le nom d’Inizan, et pour cause).

En l’état actuel de la recherche et sous réserve d’inventaire, on ne peut qu’en déduire qu’Yves Inizan n’a jamais concrétisé ses projets de traduction des textes de la Révolution "pour l’utilité de [s]es concitoyens des campagnes". On ignore évidemment pour quelles raisons.

Act Constitutionel-1   Act Constitutionel-3 

Ci-dessus : Act constitutionel [retranscrit par erreur "constitutionnel" sur le site des AD29] eraoc pini ema an Declaration eus a Viriou [retranscrit par erreur : wiriou] an Den hac ar Citoyan [retranscrit par erreur Citoyen]. Acte constitutionnel, précédé [traduit par erreur "suivi"] de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Archives départementales du Finistère, cote : 159 L. Cahier. 29 pages. Dimensions 12 x 20. Ci-dessus : les p. 1 et 28-29. Pour accéder directement à cette archive, cliquer le lien. Ou bien aller sur la page d'accueil des Archives départementales, cliquer le bouton "Matières bretonnes" et activer votre recherche

Mais il existe une traduction de la Constitution de 1793

L’Acte constitutionnel de 1793, quant à lui, a bel et bien été traduit en breton, puisqu’un exemplaire en est conservé aux Archives départementales du Finistère et qu’il est avéré par ailleurs que l’impression en a été assurée par Teurnier, imprimeur à Landerneau (documents ci-dessus). Sous réserve d’inventaire, aucun nom de traducteur ne paraît être associé nulle part à cette version bretonne.

Pourrait-il s’agir d’Yves Inizan ? Aucun élément ne permet de l’attester, si ce n’est d’observer le microcosme et la proximité géographique et de convictions dans lequel devaient évoluer ce dernier tout comme l’imprimeur de Landerneau. L’ancien député de Sizun (car il ne l’est plus en 1793) ne pouvait pas ne pas connaître l’imprimeur Teurnier. Ce dernier ne pouvait pas imprimer une traduction bretonne de la Constitution sans le concours d’un bretonnant volontaire pour le faire. Il faut également inclure dans ce microcosme le curé constitutionnel de Sizun, Pierre Le Roux, élu en février 1791, exerçant aussi des fonctions administratives et dont Louis Élégoët souligne que son ascendant "n’est pas étranger au fait que les habitants de Sizun se montrent favorables à la Révolution". 

Bien que ne s’étant pas présenté en vue d’être réélu à la Convention, Yves Inizan a-t-il adhéré à la nouvelle Constitution de 1793, plus radicale et qui avait été adoptée dans le prolongement de l’insurrection du 10 août 1792 ? Pour le comprendre, il s’impose d’étudier son parcours.

Yves Inizan généalogie   Gouézou Sizun-1 

Ci-dessus, à gauche, arbre généalogique d'Yves Inizan, tel qu'établi sur Généanet (DR).  À droite, panneau de signalisation du village du Gouézou, en Sizun. La maison d'Yves Inizan n'existe plus. Témoignage et photo : Patrick Hervé. 

La biographie méconnue d’Yves Inizan

Prosper Levot ne le mentionne pas dans sa Biographie bretonne de 1852. Jean Pascal lui consacre sept lignes dans son livre sur "Les députés bretons de 1789 à 1983". Comme d’autres, il lui attribue un état civil erroné tant pour ce qui est de sa naissance que pour son décès.

Il a suffi à Georges Provost, maître de conférences en histoire moderne à l’Université de Rennes 2, de surfer sur les sites de généalogie pour apprendre qu’Yves Inizan est né en 1755, non pas à Sizun, mais à six kilomètres de là, dans la commune du Tréhou. Mais c’est à Sizun qu’il s’est marié en 1777 avec Jeanne Paugam et il y meurt à l’âge de 45 ans en 1799 à son domicile du Gouézou, ce que confirme son acte de sépulture. Georges Provost précise en outre qu’on l’a souvent confondu avec Ollivier Inizan, avec lequel il n’a aucun lien de parenté, mais qui a été comme lui élu à l’assemblée de la sénéchaussée de Lesneven en avril 1789.

Lors de son intervention devant l’Assemblée nationale législative le 26 novembre 1791, le député Yves Inizan s’exprime parfaitement en français (voir supra). Puisqu’il se propose de traduire la Constitution en breton, il savait donc lire et écrire l’une et l’autre langue. Comment a-t-il appris le français ? Il ne s’est sans doute pas contenté de fréquenter une "petite école" (une ébauche d’école primaire à l’époque) ou ce que Louis Élégoët définit comme une école d’administration domestique, où il a pu déjà s’initier au français. Bien que ce ne soit pas attesté, il a probablement été scolarisé en outre autour de 1770 dans un des peu nombreux collèges d’Ancien Régime, celui de Saint-Pol-de-Léon en l’occurrence.

An ti-korn-1 Sizun blason 

Présence de la langue bretonne aujourd'hui à Sizun. Ci-dessus : entrée de la médiathèque "An ti-korn" [La maison d'angle] (photo FB). Blason de la commune, avec sa devise "Sizun sklerder Menez Are" [Sizun éclat des Monts d'Arrée] (DR).

Un Julod méconnu

Car Yves Inizan est un Julod, l’un de ceux qu’Yves Le Gallo et Louis Élégoët après lui définissent comme étant de la caste des Juloded, qui constituent en quelque sorte une bourgeoisie paysanne dans le Léon. Dans l’ouvrage qu’il a consacré en 1996 à ces riches paysans entre le XVIe et le XIXe siècle, Louis Élégoët ne le considère pas à proprement parler comme un Julod, mais il le ferait aujourd’hui, me déclare-t-il. Inizan est certes cultivateur, mais il émane, selon l’historien, d’une famille de marchands de toile, sans en pratiquer le commerce. En outre, il est "expert", auquel il est fait appel pour estimer la valeur d’un bien, que ce soit une récolte de lin par exemple ou un bâtiment.

Lors de la mise en vente des biens ecclésiastiques au printemps 1791, il fait partie des habitants de Sizun qui n’hésitent pas à acquérir des biens ecclésiastiques dont, pour ce qui le concerne, six à Sizun et sept dans la commune voisine de Commana. Ce qui induit qu'il en avait la capacité. Aux yeux de Louis Élégoët, le fait est rare, si ce n’est unique dans le Léon rural. 

Cela peut expliquer les tensions qui éclatent en avril 1791 entre des habitants de Commana, contre-révolutionnaires, et des ressortissants de Sizun, patriotes, mais marchands de toile ou notaires pourtant les uns et les autres, les premiers accusant les seconds d’être des impies et des coquins, au point qu’une altercation éclate entre eux sur la place de Commana. On apprend à cette occasion que les pro-révolution de Sizun ont pour habitude de se réunir au village de Gouézou, très précisément au domicile d’Yves Inizan. 

Mairie-1

Façade de la mairie de Sizun, actuellement en cours de rénovation complète. Photo : FB.

Le parcours politique du député de Sizun

On peut le suivre grâce aux recherches d’Arnaud Daoudal (non publiées) et à celles de Louis Élégoët. Le 1er avril 1789, il est l’un des trois élus (le terme officiel était "député" à ce moment-là) de Sizun à l’assemblée de la sénéchaussée de Lesneven. La loi du 17 décembre 1789 ayant défini la nouvelle organisation des municipalités, les élections interviennent au début de l’année 1790. Elles sont les premières depuis celles des États généraux et étant de fait le premier scrutin de la Révolution, elles se déroulent dans l’enthousiasme. L’élection est censitaire et seuls peuvent voter les hommes de plus de 25 ans, inscrits sur les listes électorales et payant une contribution équivalant à trois journées de travail. Si la base du corps électoral est élargie, il n’y a que 4 millions de citoyens actifs en France, sur un total de 7 millions d’hommes. Dans le Finistère, les citoyens actifs sont au nombre de 46 231.

Yves Inizan est élu à la municipalité de Sizun et en devient le secrétaire. C’est à lui qu’il revient de rédiger les délibérations du conseil municipal et de certifier, au moins à compter du 5 décembre 1790, la validité des documents reçus et expédiés. Maîtrisant la lecture et l’écriture du français (voir supra), il rédige les mémoires à adresser au district ou au directoire du département. Dans un premier temps, lui et le maire règlent eux-mêmes l’achat des fournitures de papier, cahiers, encre, plumes, chandelles…, avant de se faire rembourser. En janvier 1791, il est l’un des commissaires de la municipalité, en deuxième position, à échanger avec le procureur général syndic.

Les citoyens actifs du canton de Sizun le choisissent en 1790 pour faire partie des neuf électeurs qui vont participer à compter du 7 juin à la réunion de l’assemblée électorale du Finistère à Quimper. Celle-ci doit désigner les 36 membres de la nouvelle administration du département. Inizan devient l’un d’entre eux. 

Les 1er et 2 juillet, il devient également le 4e administrateur du district de Landerneau. Selon Arnaud Daoudal, il a bénéficié du vote paysan puisqu’il est lui-même cultivateur. Il n’est cependant pas élu au directoire du district, mais fait partie du bureau de l’agriculture et du commerce. À compter de la fin septembre 1790, il n’apparaît plus nulle part. Le 28 août 1791, son nom figure comme administrateur du district sur le tableau des citoyens éligibles à l’Assemblée nationale. Il est effectivement élu député du Finistère en septembre 1791 (voir supra), puis le 26 octobre 1791 au comité du commerce de la nouvelle assemblée. D’après A. Daoudal, il est difficile d’avoir une idée de son travail et du rôle qu’il joue au sein de ce comité, alors que ses collègues brestois disposent d’une grande influence au comité de la marine.

Une Ire République singulière

Mis à part son intervention du 26 novembre 1791 devant l’Assemblée nationale à propos de son projet de traduction de la Constitution, il semble bien qu’Inizan n’y a pas souvent pris la parole par ailleurs, si ce n’est brièvement. Il est vrai que la Révolution entre alors dans une nouvelle phase de turbulences et de vives tensions sur le front intérieur aussi bien qu’extérieur, la journée du 10 août 1792 à laquelle participèrent les Fédérés bretons marquant un tournant à cet égard. L’Assemblée nationale arrivant à son terme, de nouvelles élections sont organisées en septembre 1792. 

La Convention nationale prend le relais de l’Assemblée législative dès le 20. Le lendemain, elle décrète à l’unanimité que la royauté est abolie en France et déclare le 25 que la République française est une et indivisible. Neuf mois plus tard, le 24 juin 1793, elle adoptera la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi que l’Acte constitutionnel. Je fais remarquer en passant, en me référant au brillant essai de Patrick Gueniffey, que cette Ire République est "singulière", qu’elle ne fut "ni proclamée ni abolie" et qu’il a fallu attendre la Constitution de l’an III (22 août 1795) pour marquer "le rétablissement de la supériorité du droit sur la force et la volonté, fût-ce celle du peuple." 

Acte de sépulture d'Yves Inizan - thermidor an VII, juillet 1799

Acte de sépulture d'Yves Inizan : Archives départementales du Finistère, 3 E 347/36, acte de décès du 6 thermidor an VII.

La discrétion d’Yves Inizan sous la Convention

Sur les huit députés sortants du Finistère, seul Alain Bohan est réélu à la Convention. Yves Inizan est de ceux qui ne se représentent pas. À la Convention, les Montagnards prennent le pouvoir face aux Girondins. Ils le font aussi à Quimper le 16 octobre 1793. Arnaud Daoudal observe qu’à compter de ce moment Yves Inizan ainsi que Pierre Briand, un autre ancien député finistérien, se font "plus discrets et plus sobres dans leur vie politique". 

Leur discrétion contraste avec le revirement complet du Morlaisien Jean-Jacques Bouestard. De retour à Morlaix en octobre 1792. Au nom de la société des Amis de la liberté et de l’égalité, il diffuse le 10 une "adresse aux citoyens agriculteurs du département du Finistère" qui témoigne de la situation d’urgence du moment, car elle est rédigée en français et en breton (mais l’original breton n’a pas été retrouvé). Devenu procureur-syndic de Morlaix en décembre, il prend conscience à l’occasion d’un déplacement à Rennes de la désorganisation complète des Girondins partout en France. Dès lors convaincu que seule la Montagne peut sauver la République, il s’y rallie et fait de Morlaix la première ville bretonne à se rallier aux Montagnards.

Quant à Yves Inizan, on sait très peu de choses sur ses activités après qu’il a quitté l’Assemblée législative, comme s’il avait pris ses distances par rapport au cours des événements. Selon A. Daoudal, "très peu de documents le concernent et [il] traverse tranquillement toute la période révolutionnaire." Comme indiqué ci-dessus, il est décédé dans la force de l’âge à 45 ans, le 6 Thermidor an VII, soit le 24 juillet 1799. Sa femme, Jeanne, lui survivra jusqu’en 1815. Alors que Pierre Briand, le député de Briec, tombe trois mois plus tard sous les balles de chouans le 17 brumaire en VIII (9 novembre 1799), en ce qui concerne Yves Inizan, on ne connaît pas les causes de son décès.

Patrick Hervé-1   Ecole primaire-1

Ci-dessus : Patrick Hervé et drapeaux au fronton de l'école élémentaire publique de Sizun. FB

À Sizun, Yves Inizan revient dans l’actualité 

Et voilà que plus deux siècles après sa disparition, la commune de Sizun envisage d’honorer un de ses citoyens. Il n’était certes pas né dans la commune, mais il y a résidé à dater de son mariage. Il s’est impliqué dans la vie municipale et départementale dès les débuts de la Révolution, et il a été l’un des neuf députés du Finistère à la première Assemblée nationale de 1791. À Sizun et dans le Finistère, il a été l’élu des Léonards et des paysans. Le seul trait de caractère qu’on lui connaisse, c’est qu’"il paraît avoir de l’esprit" (voir supra). Il a des convictions : on le considère à l’époque comme un patriote et les historiens le définissent comme acquis étant aux idées nouvelles.

Drig ar maout

L’initiative en revient à Patrick Hervé, ancien élu de Saint-Cadou au Conseil municipal de Sizun, qui regrettait qu’Inizan ne soit pas mieux connu dans sa commune. Lui a fait toute sa carrière dans l’Éducation nationale comme conseiller d’éducation, principal et proviseur, de Brest-Kerichen au lycée Chaptal de Quimper, en passant par Commana, Landivisiau et le lycée Corbière de Morlaix. Bretonnant, membre d’Ar Falz et Skol Vreizh, il est connu pour ses livres sur le far breton et prochainement sur la crêpe, et pour les dessins humoristiques qu’il fournit sous le pseudonyme de Drig à l’hebdomadaire en langue bretonne Ya ! Tel celui-ci, pétri d’actualité électorale et de culture bretonne : on y voit le président réélu brandissant un mouton mâle ('maout' en breton) comme le faisaient les vainqueurs des tournois de gouren (lutte bretonne) à Berrien ou à Scaër.

Ci-contre : dessin humoristique de Drig dans n° 881 de Ya ! du 29 avril 2022, si ce n'est que l'hebdo en breton ne l'a publié qu'en noir et blanc et non pas en couleur.

La proposition qu’a formulée Patrick Hervé dès décembre 2014 et déjà présentée cette année-là dans le bulletin municipal consiste à donner le nom d’Yves Inizan à l’école primaire bilingue de Sizun. Il vient de la renouveler par un courrier adressé le 8 mars dernier au maire de la commune. Son argument se fonde sur le projet qu’a eu le député de 1791 de traduire en breton la première Constitution écrite de France. Nous avons établi qu’il ne l’a pas fait. 

Aurait-il alors traduit celle de 1793 ? Rien ne permet de le certifier, puisqu’il s’est mis en retrait de la vie politique à compter de la fin 1792 et surtout parce qu’aucun document ne permet pour l’instant de l’attester. Ce n’est pourtant pas impossible : comme il vivait à Sizun, il connaissait forcément Teurnier, l’imprimeur de Landerneau (et de Brest) à qui l’on doit l’impression de la seule traduction connue de cette Constitution. On s’en tiendra à ce qui, en l’état, n’est donc qu’une hypothèse. Une analyse linguistique du texte breton pourrait peut-être fournir quelques indications sur la localisation du traducteur : je vais contacter un dialectologue de mes connaissances à cet effet.

Pour autant, l’idée de donner son nom à l’école publique bilingue de Sizun reste une belle initiative. Ce serait la reconnaissance d’un projet pertinent dans le contexte sociolinguistique de l’époque. Elle rappellerait en même temps l’engagement citoyen d’un Sizunien qui aura eu sa part de notoriété pour s’être impliqué dans la vie politique locale et nationale. Le maire de Sizun, Jean-Pierre Breton, m’a indiqué que le Conseil municipal serait invité à en délibérer d’ici l’été prochain. 

Pour en savoir plus

  • Almanach (L’) du Père Gérard de J.M. Collot d’Herbois (1791). Le texte français et ses deux traductions en breton/réédités et annotés par Gwennole Le Menn. Préface et commentaires de Michel Biard. Avec index général. Saint-Brieuc : Skol, 2003.
  • Andreo ar Merser. 1789 hag ar brezoneg. Diou levrenn. Brest, Brud Nevez, 1990.
  • Arnaud Daoudal. Les députés du Finistère à l’Assemblée législative de 1791. Travail d’étude et de recherche. Brest, UBO, 1999, tapuscrit.
  • Daniel Bernard. La Révolution française et la langue bretonne. Rennes, Oberthur, 1913.
  • Fañch Broudic. La pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours. Presses universitaires de Rennes, 2015. Voir notamment le chapitre 11 : La Révolution, langue de la politique, p. 265-274.
  • Hervé Le Vot. Les écrits révolutionnaires et contre-révolutionnaires rédigés en breton (1789 – 1799) accompagné du corpus des archives colligées par l’auteur. Université de Rennes 2, 2012. Accessible en ligne : https://occitanica.eu/items/show/16994
  • Jean Pascal. Les députés bretons de 1789 à 1983. Paris, Presses universitaires de France, 1983.
  • Louis Élégoët. Les Juloded. Grandeur et décadence d’une caste paysanne en Basse-Bretagne. Presses universitaires de Rennes, 1996.
  • Patrick Gueniffey. La Ire République. Dans Vincent Duclert et Christophe Prochasson (dir.). Dictionnaire critique de la République. Paris, Flammarion, 2002.
  • Yves Le Gallo. Une caste paysanne dans le Haut-Léon : "les Juloded". Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, LIX, 1982.

Remerciements

  • Cécile Renouard, journaliste au Télégramme à Morlaix, et Patrick Hervé. L'une m’a sollicité pour un éclairage sur la Révolution et la langue bretonne, l'autre m'a fourni diverses informations sur l'origine et le sens de sa démarche. Ce qui m’a conduit à faire la recherche dont je rends compte ci-dessus concernant Yves Inizan et le contexte sociolinguistique et politique de l’époque.
  • Yves Le Berre
  • Georges Provost
  • Louis Élégoët
  • Jean-Pierre Breton.
Commentaires
Le blog "langue-bretonne.org"
Le blog "langue-bretonne.org"

Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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