Roger Laouénan, journaliste et écrivain brittophile
Étant bretonnant, il a été de l’aventure des Veillées bretonnes du Trégor et celui qui a fait connaître l’écrivaine Anjela Duval. Lui-même était romancier et historien. Roger Laouénan était un homme du Trégor, né à Ploulec’h le 28 août 1932. Il est décédé le 30 mars dernier à Lannion.
Après avoir travaillé quelques années à Gouézec à l’étude du notaire Yves Le Goff, connu par ailleurs comme l’écrivain de langue bretonne Yeun ar Gow, Roger Laouénan était revenu en 1965 dans son Trégor natal. Il rejoint la rédaction du journal Le Télégramme, où il couvre l’actualité du secteur de Lannion, puis devient chef de rédaction jusqu’à son départ à la retraite en 1991. Il a en outre été pendant vingt-cinq ans le correspondant du journal "La Croix" pour la Bretagne.
Photos de Roger Laouénan dans ce message (2008) : FB
Des veillées à succès dans le Trégor
Le quotidien breton lui avait confié une chronique hebdomadaire sur la langue et la culture bretonnes. C’est ainsi qu’il considère la diffusion du premier magazine "Breiz o veva" [Vivre la Bretagne] à la télévision en janvier 1971 comme "un événement dans l’histoire culturelle de notre pays […] Voici donc la langue sortie du ghetto." En 1975, lorsque Charlez ar Gall quitte les émissions en langue bretonne après 17 ans de radio et 11 ans de télévision, il salue l’action de cet excellent bretonnant dans le domaine de l’audiovisuel comme ayant été "inappréciable". Le journaliste avait les repères qu’il fallait pour contextualiser ces informations et leurs enjeux sur ce terrain.
En 1959, Roger Laouénan est l’un des co-fondateurs de "Strollad Beilladegou Treger" [Les veillées bretonnes du Trégor] aux côtés de Maria Prat et de Yann-Ber Piriou, auxquels se joindra l’instituteur Fañch Danno dès l’année suivante. Ces veillées ont ensuite connu pendant deux ou trois décennies un succès d’audience incroyable en se déplaçant de commune en commune tous les hivers avec une troupe de comédiens et de chanteurs qui, à l’exemple de Tinaig Perche, ont été des stars dans le Trégor durant tout ce temps. L’intuition initiale des fondateurs a été si féconde qu’il a été possible, après des années de pause, de relancer les "Beillagedou" sur le même principe il y a peu.
Le confident de la paysanne et poétesse Anjela Duval
Un an à peine après son retour à Lannion, Roger Laouénan fait la connaissance d’Anjela Duval en 1966, dont il fut l’un des "visiteurs assidus" et le confident jusqu’à son décès en 1973. Quand le réalisateur de télévision André Voisin le sollicite en 1971 pour son émission "Les Conteurs", il lui fournit deux de ses meilleurs contacts :
- celui du serrurier de Lannion, Louis Mercier, artiste du fer et conteur-né, qui lui racontera ses souvenirs de jeunesse sur un métier traditionnel en voie de disparition
- et celui d’Anjela Duval, paysanne tout aussi traditionnelle du Vieux-Marché, écrivaine en langue bretonne en devenir, elle-même en relation depuis le début des années 1960 déjà avec les écrivains bretonnants plus ou moins nationalistes du Trégor et d’ailleurs, publiant ses poèmes dans la revue polycopiée "Ar bed keltiek" [Le monde celtique] que dirigeait Roparz Hemon depuis l’Irlande, mais dont le premier livre de poésie ne paraîtra qu’en 1973 aux éditions Al liamm, deux ans après la diffusion de l’émission.
Photo ci-dessus : André Voisin et Roger Laouénan, face à Anjela Duval, son chien sur les genoux. DR
Une première Anjelamania extraordinaire
Il se trouve que celle qui va faire découvrir Anjela Duval à la France entière était programmée à une très bonne date, entre Noël et le Premier de l’an, le 28 décembre 1971, sur l’une des deux seules chaînes en noir et blanc de l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française). Jusqu’à sa diffusion, la notoriété d’Anjela Duval restait relativement confidentielle : elle devient exponentielle à compter de ce moment, déclenchant une extraordinaire Anjelamania qui perdure aujourd’hui. La paysanne de Traon an Dour, du nom de son village, reçoit du courrier et des visiteurs par centaines et par milliers. Dans sa préface au livre dont je parlerai plus loin, André Voisin se montrait lucide : "pas de Panthéon ni d’académie pour Anjela Duval. Une haute pierre plantée dans notre pensée, un jour, dans notre mémoire. Rien de plus." On l'a pourtant statufiée sur la place du Vieux-Marché et Ronan Le Coadic a rassemblé ses œuvres complètes en un imposant volume de 1 281 pages, mais ça c'est un monument littéraire dans tous les sens du terme.
Considérée comme "la fille à part entière de l’Emsav" par Roger Laouénan, elle était assurément déjà connue des lettrés bretonnants. Mais pas que. Lors des veillées du Trégor comme sur disque 33 ou 45 tours, le groupe des "Tregeriz" [Les Trégorrois], animé par Soazig Noblet, l’épouse dui journaliste, interprétait ses poèmes mis en musique par Fañch Danno. Il constituait ainsi une passerelle entre la langue de haut niveau qu’avait adoptée la paysanne pour ses écrits en breton et le badume ou parler populaire des locuteurs habituels.
Photo très symbolique, ci-dessus, avec de gauche à droite au premier plan : Maria Prat, des Veillées bretonnes du Trégor, écrivant elle-même en un breton très populaire, Anjela Duval, la paysanne écrivant dans une langue normée, Fañch Danno, musicien, lors de la remise àa la poétesse du disque sur lequel les Tregeriz interprètent ses textes. DR
Le rôle central de Roger Laouénan
Moi-même j’étais allé interviewer Anjela dans sa maison de terre battue de Traon an Dour pour la radio en langue bretonne dès octobre 1970 ; avant André Voisin donc, et c’est Roger Laouénan qui l’a souligné dans son livre ! Mais la célébrité au niveau national et international, Anjela Duval la doit essentiellement à l'émergence du nouveau média qu’est alors la télévision : dans les pas du réalisateur des "Conteurs", on venait la filmer de toute l’Europe ! C’est paradoxalement un programme en langue française qui va construire la renommée d’une autrice qui n’aura écrit l’essentiel de son œuvre qu’en langue bretonne. Ses livres ne sont pas vraiment devenus des best-sellers pour autant.
Roger Laouénan est bel et bien l’homme sans lequel rien de tout cela ne serait sans doute jamais advenu, il était d’ailleurs présent le premier jour du tournage. Il le raconte dans l’ouvrage (couverture ci-dessus) qu’il fait paraître également en 1973 sous le titre "Anjela Duval" en gros caractères, dans la collection des "Bretons témoins de leur temps", aux éditions "Nature et Bretagne". L’ouvrage reparaîtra en 1982 dans une édition revue et augmentée chez le même éditeur, puis sous une nouvelle maquette chez Yoran en 2012.
Ce livre est une biographie documentée à la source d’Anjela Duval elle-même. Les différents chapitres retracent son enfance et font le récit de sa relation à la terre comme à la foi, celui de sa vision de la Bretagne aussi. Des glanes de poèmes avec leur traduction française complètent l’ouvrage, avec en bonus des extraits de l’émission télé et la repdoduction des réactions qu’elle avait suscitées. L’auteur étant également photographe, ce sont ses propres photos qui figurent en illustration.
Le romancier et l’historien de la Grande Guerre
Rioger Laouénan n’est pas que l’homme d’un seul livre. Il est par ailleurs l’auteur de cinq romans, dont "Le dernier Breton", un remake actualisé des "Derniers Bretons" d’Émile Souvestre en 1836, Prix régional des écrivains de l’Ouest en 1978.
Il s’est surtout découvert historien. Dans un premier temps, il répond à une commande des éditions France Empire qui souhaitaient publier un livre sur les Bretons dans la Grande Guerre. Mais il n’y connaissait rien. Il entreprend donc d’enregistrer les derniers anciens combattants de la Première Guerre mondiale, octogénaires déjà à la fin des années 1970. Ils savaient généralement le breton, mais à l’exception d’un Jules Gros, ils préféraient s’exprimer en français. Tout en étant toujours journaliste, il passe encore trois ou quatre ans à écumer les dépôts d’archives : municipales, départementales, nationales, y compris à l’étranger, en Belgique, en Allemagne…
"Le tocsin de la moisson", son premier opus, paraît en 1980 et obtient le Grand prix des écrivains bretons. Mais il n’y traite que des préliminaires et des premiers jours de la guerre ! France Empire lui commande une suite. De fil en aiguille, il en publiera huit, dont six ont été réédités chez Coop Breizh. Un autre tome était en voie d’achèvement. Roger Laouénan s’est finalement investi depuis une quarantaine d’années dans une triste et protéiforme saga au long cours sur le vécu au jour le jour des soldats et des marins bretons entre 1914 et 1918. Personne ne l’avait encore fait de cette façon. Cruelle coïncidence : ses livres sont en vente en promotion sur le site de l'éditeur.
Un très bon locuteur
Il n’a guère écrit en breton. Mais, bon bretonnant, il était toujours heureux de s’exprimer en cette langue avec qui le voulait bien. Je suis allé à sa rencontre en 2008 à l’occasion du 90e anniversaire de la fin de la guerre, pour le compte de la revue Brud Nevez. Dans l’article publié dans le n° 271, il bat en brèche l’idée selon laquelle les soldats sont partis tout joyeux à la guerre et la fleur au fusil : ceux venant de la ville, oui, mais absolument pas les ruraux. Il insiste sur le fait que quatre ans de guerre avaient épuisé tout le monde et comment tous en attendaient la fin. Il estime enfin qu’on "ne doit pas tricher" sur le nombre des tués bretons de la guerre : il est d’accord avec les historiens sur le chiffre d'environ 130 000, déjà assez élevé pour qu’on en rajoute. Pour lui, la vérité doit primer.
Roger était quelqu’un de sympathique, plutôt jovial, un gros travailleur du stylo et du clavier. Il a toujours eu des intuitions marquantes. Il avait même fondé l’association "Treger Film" [Les films du Trégor] vers 1960 pour tourner et diffuser de petits films en breton ! Ses obsèques ont été célébrées lundi 4 avril en l’église de Brélevenez, à Lannion.
Pour en savoir plus :
- Roger Laouénan. An dud a oa o hortoz fin ar brezel. Brud Nevez, n° 271, novembre 2008, p. 15-20.
- À lire en ligne sur : www.brudnevez.org