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Le blog "langue-bretonne.org"
14 novembre 2019

Brest n’aurait pas été une ville bretonnante ?

 Brest rive droite-1

C’est ce qui ressort de l’interview de Kristina Jegou et Maïwenn Morvan dans Le Télégramme, à l’occasion de la seconde édition du festival "Deus 'ta" aux Capucins (édition de Brest du dimanche 10 novembre). La première a été institutrice à compter de l’ouverture la première école Diwan à Brest en 1978. La seconde est la secrétaire brestoise de l’association Div Yezh qui regroupe les parents d’élèves des classes bilingues de l’enseignement public.

L’article du Télégramme se propose de "mesurer le chemin parcouru par le breton à Brest", et ce dans une ville qui, selon le ou la journaliste, lui serait "longtemps resté hermétique." Kristina Jegou acquiesce quand on lui fait remarquer qu’"à l’origine, le breton n’avait pas vraiment sa place à Brest" : "historiquement, répond-elle, Brest a longtemps été une ville tournée vers le français". Maïwen Morvan estime pour sa part qu’à l’époque, le breton n’était "pas considéré, surtout dans les villes". Tout ça est dit un peu vite. Car Brest n’a jamais été hermétique au breton ! Et la langue bretonne y a toujours eu une place, dans des conditions qui ont fortement évolué dans le temps, ainsi que selon les classes sociales et selon les quartiers. Quelques repères.

Brest, un îlot de français dans un océan de breton 

Dans la ville intra-muros, au XVIIIe siècle, la présence de la marine royale est prégnante. C’est à Brest, selon l’historien Jean Meyer, que se trouvent les meilleurs mathématiciens et savants de la noblesse française, son école de chirurgie étant même réputée meilleure que celle de Paris. Sous la monarchie de Juillet, d’après Yves Le Gallo, "le français bénéficie, dans cette ville de fonctionnaires et de salariés de l’État, du prestige qui s’attache à la langue des autorités". La majeure partie des résidents de la ville intra-muros est d’origine extrarégionale (Auvergne, Guyenne et surtout Normandie), ce qui conduit l’historien brestois à la présenter comme étant alors "un îlot linguistique." En 1800, Cafarelli, le Préfet maritime, allait jusqu’à présenter Brest comme "une colonie peuplée de gens à la marine".

La population d’origine bretonne, essentiellement ouvrière et maritime, est considérablement plus forte à Recouvrance et parle le breton. La diglossie est autant sociale que géographique. En 1819, le maire de Brest regrette que les commissaires de police de la ville ne connaissent pas le breton pour surveiller comme il aurait fallu les classes populaires. Un rapport de 1846 parle de Recouvrance comme étant "la partie arriérée de la ville ; le celtique qui ne se parle plus à Brest y est encore usité." En 1864, l’inspecteur primaire de Brest considère que dans 94 communes de sa circonscription (sur un total de 95), la langue usuelle est le breton : "la ville de Brest est la seule qui fasse exception à cet égard."

Le plaidoyer d’un Brestois en faveur d’un enseignement en breton

En 1835 - soit plusieurs dizaines d’années avant l’intervention des Charles de Gaulle, Émile Masson ou Yann Sohier — Brest est l’épicentre d’un débat sur l’opportunité ou non d’enseigner le breton à l’école primaire. Yves Marie Laouénan, un juge de paix d’origine trégorroise en poste dans la ville, suggère de scolariser les enfants monolingues bretonnants en breton uniquement dans un premier temps, pour qu’ils puissent ensuite apprendre "plus facilement à penser et à exprimer leurs pensées en français selon les règles de cette langue."

Il insiste sur "la nécessité d’instruire les Bas-Bretons dans leur propre langue" et précise que cette question "touche à l’avenir et au bien-être de tous les cultivateurs, artisans et ouvriers de notre département bretonnant." Le préfet du Finistère lui oppose une fin de non-recevoir : "nous ne formons aujourd’hui qu’une nation […], nous arriverons à n’avoir aussi qu’une même langue et dès lors, il faut éviter ce qui tendrait à en retarder le moment."

Quand les ouvriers de l’arsenal de Brest réclament des sermons en breton

En 1890, le recteur de Saint-Pierre-Quilbignon avait dû recevoir "une députation" des ouvriers de l’arsenal réclamant que la prédication soit assurée en breton : "Mr. le recteur, nous comprenons le français, mais il y a des mots, des pensées qui nous échappent. Nous désirerions que le prêtre nous parle en breton". En 1902, à Saint-Martin, pendant le carême, trois sermons sont dispensés en français et deux en breton : ceux en breton "sont les mieux suivis". 

D’après le sous-préfet, à Brest, la population adulte et enfantine comprend "d’une façon générale le français". Mais dans 55 communes, sur un total de 80 dans l’arrondissement, "la population adulte comprend un peu le français et montre une préférence très marquée pour le breton."

Brest, pôle de diffusion du breton

Le breton s’est parlé et se parle davantage dans la périphérie et dans l’arrière-pays que dans la ville elle-même. Il n’empêche que les bretonnants ont pu eux aussi bénéficier de prestations et de services que seules les villes sont en mesure de dispenser. Les Malassis par exemple, imprimeurs à Brest depuis le XVIIe siècle, travaillaient certes pour le compte de la marine, mais ils publiaient également des catéchismes et des vies de saints en breton. 

Au XIXe siècle, les villes de Brest et de Vannes impriment chacune autour de 200 ouvrages, soit à elles deux les deux cinquièmes du total des éditions en breton sur la période. Le principal imprimeur brestois est Le Fournier, qui avait succédé en 1813 à la dynastie des Malassis. C’est à Brest qu’est également publié "Le Courrier du Finistère" de 1880 à 1944 : l’hebdomadaire bilingue diffuse à plus de 26 000 exemplaires en 1914. Après la dernière guerre, des maisons d’édition et des revues en breton en breton ont été créées à Brest : Al Liamm, Emgleo Breiz, Brud, An Here… 

De la même manière que pour la presse écrite et que pour l’édition, Brest est aussi dans la seconde moitié du XXe siècle la ville où s’établissent les premiers moyens de diffusion audiovisuels, radio et télévision, pour la Bretagne occidentale. À compter des années 1970, deux des troupes de théâtre en langue bretonne les plus dynamiques, Teatr Penn ar Bed [Le Théâtre du Bout du Monde] et Strollad Ar Vro Bagan [La Troupe du Pays Pagan] rayonnent depuis Brest ou le pays de Brest dans toute la Bretagne. Depuis que Brest est devenue une université, le breton y a aussi sa place, tant et si bien que le Centre de recherche bretonne et celtique (qui rayonne bien au-delà de sa ville d'implantation) peut y fêter cette année son 50e anniversaire.

Brest, pôle de diffusion du français 

Après la Deuxième Guerre mondiale, le breton n’a pas disparu de Brest, mais on ne l’utilise plus pour la prédication : à Saint-Martin, "parce que les vieilles personnes parlant de préférence le breton étaient plus assidues aux réunions françaises qu’aux réunions bretonnes". Brest est un pôle de diffusion du français. À Bourg-Blanc, si les sermons sont parfois dispensés en français, c’est "pour ceux qui travaillent à Brest".

Pendant la guerre, un grand nombre de Brestois avaient dû se réfugier dans les communes environnantes. Si quelques enfants ont pu ainsi apprendre le breton, les réfugiés ont généralement imposé le français pour le catéchisme et la prédication. À Gouesnou comme à Milizac, la langue commune est le français au bourg et dans la partie de la commune la plus proche de Brest, et elle reste le breton dans la partie la plus éloignée : "la raison en est bien simple, c’est que ces gens-là ravitaillent la ville en lait, légumes."

À Brest aujourd’hui : 5 000 bretonnants 

En 1978, la ville de Brest compte 170 000 habitants. Une enquête de cette année-là auprès de 1 100 personnes révèle que 32,7 % déclarent comprendre le breton, 8,2 % le parler, 5,8 % le parler et le lire et 2,6 % l’écrire. Ce sont les enseignants du secondaire, les membres du clergé, le milieu catholique, et le 3e âge, qui le parlent le mieux. Les lycéens et les étudiants le savent le moins. Les artistes ne le savent pas du tout.

Brest est la seule agglomération de plus de 200 000 habitants dans la partie occidentale de la région. Alors que le taux de locuteurs, tel qu’il a été mesuré par l’institut TMO Régions en 2007, est de 13 % sur l’ensemble de la Basse-Bretagne parmi les personnes âgées de 15 ans et plus, il est inférieur de moitié sur le territoire de BMO (Brest Métropole Océane), soit 7 % de bretonnants : ce pourcentage représente une population d’environ 12 000 personnes capables de parler très bien ou assez bien le breton.

Le dernier sondage réalisé par le même institut en 2018 pour le compte de la région Bretagne affiche un taux de locuteurs de 4 % pour la seule ville de Brest, soit environ 5 000 bretonnants. 

Brest, la ville qui attire les anciens lycéens Diwan

Pour sa part, l’Office public de la langue bretonne a mené en 2012 une enquête sur ce que deviennent les anciens lycéens de Diwan après le bac : Brest et Rennes sont les deux villes qui regroupent le plus de jeunes entre 18 et 30 ans parlant le breton. À Brest comme à Rennes, on devrait compter vers 2025 quelque 400 de ces anciens lycéens "brittophones" (sans compter les autres issus des autres filières). Par rapport à la population générale, ce sera assez peu, mais ils sauront fonctionner en réseau et donc se faire entendre.

Dans l’immédiat, et pour en revenir à l’interview de Kristina Jegou et de Maïwenn Morvan dans Le Télégramme, le nombre d’élèves inscrits en maternelle et en primaire à Diwan (sur les deux sites brestois) s’élève à 280, quand le collège du Relecq-Kerhuon en accueille 250. Dans les classes bilingues de l’enseignement public, il y en a 150, répartis sur quatre sites. Mais on sait bien que tous ceux qui débutent leur scolarité en breton ne la poursuivent pas en bilingue jusqu’au lycée. 

Avec ses spécificités et selon des modalités variables suivant l’époque, Brest a bel et bien été une ville bretonnante jusqu’à maintenant. Dans un contexte en voie de transformation rapide, elle l’est moins aujourd’hui, mais elle l'est toujours.

Errata

L'information juste ci-dessus selon laquelle il n'y aurait que 150 élèves dans les classes bilingues de l'enseignement public à Brest est erronée. Ce que me précise Maïwenn Morvan dans son commentaire en breton, c'est qu'il y en a en réalité 250 au total, dont 150 pour la seule école Jacquard. La rectification s'imposait. Mise à jour 15 novembre.

Pour en savoir plus :

  • Fañch Broudic. Brest serait-elle aussi une ville bretonnante ? Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, tome XC, 2012, p. 172-189. Consultable en ligne et téléchargeable sur le site de la SHAB.
Commentaires
S
Me oa brezhonegerien va zud-kozh ha va zad, hag int-i o chom e Brest " mem' ", adalek an eil brezel bed ha betek bremañ.
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F
En 1837, le péfet du Finistère est le baron Boullé, né à Pontivy et dont le père était originaire d'Auray. Voici un extrait plus long que la citation ci-dessus de la réponse du prféfet à Yves-Marie Laouénan, un juge de paix de Brest originaire du Trégor, qui lui avait adressé un mémoire sous forme d'un plaidoyer en faveur de l'enseignement du breton :<br /> <br /> "Vous voudriez, Monsieur, que l'Instruction primaire se donnât en Breton dans nos campagnes et que chaque commune y eût son école Bretonne. Cette idée certes devrait être suivie si les Bretons ne devaient pas se fondre chaque jour davantage dans la grande unité française. Mais par cela que nous ne formons aujourd'hui qu'une nation, que nous avons la même constitution, les mêmes lois, le même gouvernement, de bons esprits peuvent croire que toutes ces choses communes nous arriveront à n'avoir aussi qu'une même langue et que dès lors, il faut éviter ce qui tendrait à en retarder le moment" .<br /> <br /> Correspondance du 5 juin 1837. Archives Départementales du Finistère, 1T68.<br /> <br /> Reproduite dans ma thèse, La pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours, aux Presses universitaires de Rennes, 1995, p. 363.
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G
Merci. Ou peut-on trouver les propos de préfet selon qui "nous arriverons à n’avoir aussi qu’une même langue et dès lors, il faut éviter ce qui tendrait à en retarder le moment"?
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K
Bonjour. Mes grands parents paternels étaient nés à Brest Recouvrance(1870 et 1872) et y ont vécu jusqu'à la mort de mon grand-père en 1935. Lui je ne l'ai pas connu mais ma grand-mère si. Morte en 1958 je ne l'ai jamais entendu parler français. C'est elle qui nous a élevé et elle l'a fait en breton. Merci pour la qualité de vos articles.
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M
Mersi braz evid beza lakaet ar gaoz war istor ar brezoneg e Bres amañ, hag evid beza digaset resisasuriou. Aterset war ar prim, ne oam ket, Kristina ha me, evid rei an oll titourou. Ha re verr eo eur pennad e-barz eur gazetenn pemdezieg evid mond donnoh war traou resiz, evel just. <br /> <br /> <br /> <br /> A wechou ivez e vez cheñchet tamm pe damm komzou an dud aterset... Da skouer, "150" n'eo ket an niver a vugale e skoliou divyezeg publik Brest, med an niver evid eur skol hepken : Skol Jacquard. En oll, kazi 250 bugel zo, etra klas ar re vihannig hag ar CM2.
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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