Un dossier "mauvaises langues" dans CQFD
Ce périodique se présente comme un mensuel de critique et d'expérimentations sociales. Rien à voir avec l'abréviation bien connue en mathématique pour signifier "ce qu'il fallait démontrer". D'après Wikipedia, elle est détournée ici pour afficher un axiome en forme de programme : "ce qu'il faut dire, détruire, développer". Ce serait donc un média de la presse alternative, affichant des positions tranchées en lien avec les mouvements sociaux et dont le comité de rédaction est surtout constitué de chômeurs.
Il suffit de le feuilleter pour s'en rendre compte. D'une page à l'autre, le numéro "spécial été" (soit le n° 145, juillet-août 2016) revient sur les événements du printemps dernier à Rennes, sur l'indifférence des Zadistes de Notre-Dame des Landes par rapport au récent référendum, sur le 60e anniversaire de la Révolution espagnole, sur un collectif qui défend le "pinard politique" (?) contre le "vin techno" industrialisé…
Une maltraitance : le français tel qu'on l'impose
CQFD n'est pas du tout rédigé en français de l'Académie. On n'est pas non plus dans les polars d'Auguste Breton, mais si ce n'est pas de l'argot, on n'en pas loin. Ainsi, l'édito s'intitule : "Aimons-nous, bordel !" et on y relève toutes sortes de formulations populaires comme les "condés de France et de Navarre", le "merdier social", "la flicaille"… Ce n'est pas dans mon quotidien régional que je lirais ça. Mais c'est direct et je n'ai pas besoin de traduire. Et ça reste lisible.
Ça tombe bien, car CQFD consacre son numéro d'été à un dossier central de 16 pages (grand format) à ce qu'il présente comme les "mauvaises langues", et c'est ce qui m'a interpellé, vous pensez bien. Elles ont un nom : ce sont le kabyle, le breton, la langue des sourds… Mais le journal s'intéresse aussi à la mémoire des colonisés de Nouvelle-Calédonie et à la novlangue que rabâchent désormais beaucoup de communicants. Il y a dans tous ces articles largement de quoi susciter des débats, mais ça vaut la peine de les lire.
Pour en revenir au parler ou plus exactement à l'écrit de CQFD, le français lui-même a son côté "mauvaise langue", et c'est un Marseillais de grand-père breton et de grand-mère piémontaise, Bruno Le Dantec, qui en témoigne au travers d'une histoire d'amour et de haine à son égard. Le "séparatisme draconien" (?) entre l'oralité et l'écrit est tel que son orthographe et sa grammaire lui paraissent "relever carrément de la maltraitance" à l'égard de tous ceux qui doivent se les approprier : les enfants, les patoisants, les étrangers, soit à peu près tous ceux qui doivent l'étudier ou l'apprendre.
La neutralisation des accents et du parler marseillais a le même effet à ses yeux, tant et si bien qu'il aimerait créoliser "cette langue de marquise". D'une part, c'est moins facile à faire qu'à décréter, et d'autre part, est-ce que ça ne se fait pas déjà peu ou prou, finalement ?
Vivre au milieu de plusieurs langues
Les biographies langagières de jeunes collégiens marseillais et de leurs enseignantes, polyglottes les unes comme les autres et vivant ou ayant vécu "au milieu de plusieurs langues" conduisent Christine Karman à pointer un paradoxe dont les élus et les décideurs n'ont pas conscience : comment se fait-il, demande-t-elle, qu'on encourage les parents anglophones à parler anglais à leurs enfants alors qu'on incite ceux qui parlent d'autres langues (arabe, turc, swahili, shimaoré…) à s'adresser en français aux leurs ? La réalisatrice Fatima Sissani explique quant à elle que sa mère kabyle avait refusé d'apprendre le français en raison du comportement des Français dans son pays au temps de la colonisation.
Comment donc peut-on parler breton ?
Restait à répondre à une question faussement ingénue par un article dont le titre pastiche celui du livre de Morvan Lebesque et (cela va sans dire) Montesquieu : "comment peut-on parler breton ?" C'est Mathieu Léonard (une plume de longue date de CQFD) qui le fait en deux pages et demi tout de même, illustrées de photos de Martin Barzilai. L'auteur, c'est sûr, a un point de vue et l'article est plutôt dense, mêlant considérations historiques et observations de terrain (avec quelques approximations cependant), sans éluder les sujets qui font débat, tant s'en faut.
L'un d'entre eux a trait à ce qui pourrait être perçu comme une confiscation du breton pour des raisons idéologiques. L'article donne ainsi la parole à un certain Ildut Derrien (un pseudo, nous dit-on) qui "fustige l'instrumentalisation d'une langue réinventée à des fins identitaires". Ce n'est pas la première fois que ça s'écrit : il suffit de se reporter aux analyses que des universitaires et d'autres auteurs ont déjà produites sur la question.
Dans un pamphlet qu'il vient d'éditer, introuvable pourtant chez mon libraire et même sur internet, intitulé "Breizh ma brute, ou comment défendre la langue bretonne sans être nationaliste ?" il explique que le breton était "avant" une langue de paysans et de marins-pêcheurs. "Maintenant, ajoute-t-il, tout est trafiqué, hors-sol. Le néo-breton ne sert que pour une administration artificielle de substitution et pour la galerie identitaire".
Quand Françoise Morvan réapparaît dans le débat…
Ce n'est pas tout. Car l'article oppose par ailleurs les bardes Prosper Proux et Charles Rolland (ce dernier ayant traduit l'Internationale en breton, mais aussi la Marseillaise – quoique la précision ne soit pas fournie) à Roparz Hemon et son "mépris" des dialectes. Le fondateur de Gwalarn est présenté sans ambages comme un "esprit glacial produit par l'élitisme français, [ayant] finalement appliqué une vision très centraliste au breton". Il y en a pas mal qui ne vont pas aimer.
Comme il est fait allusion au livre controversé de Françoise Morvan, "Le monde comme si", il est dans cet article de CQFD une autre déclaration qui ne devrait pas passer inaperçue, puisqu'on la doit à Francis Favereau :
- "factuellement et sur le fond, dit-il, je suis plutôt d'accord avec Françoise Morvan, mais la polémique intervient à un moment où la plupart des acteurs du breton ne veulent pas revenir sur ce qui a été institutionnalisé depuis longtemps".
Je ne sais pas si, quatorze ans après la sortie de son livre, cette prise de position mettra un peu de baume au cœur de Françoise Morvan, tellement elle a été et est toujours vilipendée et excessivement ostracisée (au point qu'on refuse de débattre avec elle) par presque tout ce qui se revendique du mouvement breton, mais c'est de la part d'une autorité reconnue en matière de langue et de littérature bretonnes reconnaître (avec des précautions) qu'elle posait à tout le moins des questions pertinentes.
On trouve encore des locuteurs de breton (sic)
Les observations que produit par ailleurs Mathieu Léonard corroborent et tirent parti mine de rien des acquis de la recherche (y compris pour ce qui est des statistiques) : "on trouve encore facilement des locuteurs de breton", écrit-il comme si ça pouvait n'avoir pas été le cas. Il en a rencontré plusieurs, de fait, dont les représentations diffèrent à l'égard de la langue qu'ils connaissent :
- "des piliers de comptoir [ce n'est pas quelque peu péjoratif cette désignation ?] au zinc du bar-tabac du bourg de Guerlesquin" (horribile dictu : Guerlesquin a toujours été une ville), qui évoquent plutôt l'époque de leur jeunesse
- une lycéenne et de jeunes profs de Diwan, qui s'interrogent sur leur relation à la langue et ce que représente le fait d'être des néo-bretonnants
- un ancien de la RATP à Paris, revenu à Langonnet, ravi de pouvoir converser, grâce au théâtre, avec des jeunes qui, dit-il, parlent mieux le breton que lui
- des joueurs et une joueuse de boules à Cavan, convaincus qu'ils ne parlent pas "le vrai breton" : "on n'a pas, disent-ils, le même breton que le breton appris".
Des polarités divergentes
S'expriment dans ces propos pas mal de nostalgie et de regrets par rapport aux politiques qui ont été suivies ou ne l'ont pas été en d'autres temps où, écrit Mathieu Léonard, "les bretonnants ont été à la fois victimes de l'ostracisation de leur langue et acteurs de sa non-transmission". Une forme de lucidité aussi ou de fatalisme, comme on voudra, par rapport à l'avenir : "Maintenant, on ne rattrapera plus le retard !" Et, contradictoirement, une réelle assurance : "nous, les néo-bretonnants, n'avons plus de complexe".
Si ce n'est que ceux qui énoncent ces différents propos n'ont pas le même vécu ni le même rapport à la langue et ne sont évidemment pas les mêmes. Et que personne n'a vraiment de potion magique pour faire se rejoindre des polarités si divergentes. Sauf à ce que, comme le suggère un enseignant de Diwan en conclusion, "la langue refasse le chemin de la transgression". Mais la langue en elle-même n'y peut rien ! Ce n'est qu'aux locuteurs qu'il reviendrait d'assurer une telle transgression. Le deal serait apparemment de ne pas "figer la langue dans des codes qui excluraient et soumettraient certains locuteurs". Là, il y a du boulot, pour de vrai.
Autres précisions
- On peut également lire dans ce même dossier de CQFD sur les mauvaises langues une interview de Philippe Blanchet, enseignant-chercheur à l'université de Rennes 2, sur son dernier livre : "Discriminations : combattre la glottophobie", qui vient de paraître aux éditions Textuel.
- Le dessin de couverture du n° 145 de CQFD (ci-dessus) est d'Étienne Savoye.
- CQFD : en kiosque jusqu'à fin août ou en écrivant au journal : BP 70054, 13192 Marseille cedex. Prix du numéro : 5 €.
- Certains articles du dossier sont accessibles en ligne. Site internet : http://cqfd-journal.org