La Charte européenne des langues régionales pour les nuls. Et par les nuls ?
Tout le monde n'est pas forcément favorable à la ratification de la fameuse Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. L'Assemblée nationale s'est certes prononcée à une très large majorité, le 28 janvier dernier, en faveur d'une proposition de loi constitutionnelle autorisant la ratification, et ce fut un événement. Des manifestations imposantes ont été organisées pour réclamer cette ratification, par exemple au printemps 2012 à Quimper (photo). Le colloque du 3 juin a été une nouvelle occasion de faire le point sur ce dossier (voir message précédent).
Mais les adversaires de la Charte se mobilisent aussi. Ils ont eux-mêmes organisé une rencontre il y a un mois, le 10 mai, à la Bourse du travail à Paris, auquel ont participé plusieurs dizaines de personnes. Le colloque avait été organisé à l'initiative de La Libre Pensée, avec le concours de plusieurs autres organisations se positionnant pour la défense de "la" laïcité et de "l'unité de la République". Sous les auspices de l'association COURRIEL, les mêmes ont lancé une pétition contre la ratification de la Charte, qui a recueilli à ce jour 371 signatures.
Le colloque du 10 mai avait été introduit par la lecture d'un message de Françoise Morvan. Sa communication et le texte des autres interventions ont été mis en ligne sur le site de La Libre Pensée.
Ils ont fait réagir l'historien Philippe Martel, bien connu pour ses travaux sur l'histoire de l'occitan et sur celle des langues régionales de manière générale. Il a publié une longue analyse critique des propos tenus lors de la rencontre du 10 mai à la Bourse du travail, ainsi qu'un décryptage des réseaux qui ne veulent pas de la ratification de la Charte. On peut lire l'intégralité de sa contribution sur le site de la FELCO (Fédération des enseignants de langue et de culture d'oc).
Philippe Martel et la FELCO ont bien voulu m'autoriser à la reproduire ici. Les intertitres et les illustrations sont de la rédaction de ce blog.
La Libre Pensée et les grandes questions de société
Ceux qui se souviennent de ce qu’a été jadis La Libre Pensée pourraient s’imaginer que ce colloque entendait traiter des grandes questions qui touchent notre société aujourd’hui : la progression des inégalités, la rupture du lien social, le repli identitaire qui amène tant de nos compatriotes à se réfugier soit dans l’irrationnel du religieux dans ses variantes les plus extrêmes, soit dans un irrationnel encore plus dangereux, le vote Front National.
Ceux-là auraient tort : ce colloque n’avait d’autre objet que de lancer une grande croisade contre la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, document perçu de toute évidence comme bien plus dangereux que les activités de MM. Gattaz, Barroso, Copé et Sarkozy réunis, sans parler de la famille Le Pen. Soit. Admettons. Qui donc participait à ce grand colloque, et pour dire quoi ?
L’ouverture avait été confiée à Françoise Morvan, auteur comme on sait du Monde comme si, dénonciation indignée du nationalisme breton par une repentie – un peu comme ces anciens maoïstes des années soixante-dix que l’on retrouve trente ans plus tard défenseurs de la libre entreprise.
Le complot qui pourrait disloquer la France
L’intervention de Françoise Morvan mobilise une rhétorique vigoureuse : pour elle, l’idée d’une ratification de la Charte par la France constitue une « forfaiture des élus et des médias », pas moins, inspirée par un « lobby ethniciste » attaché à faire éclater les États Nations. Mme Morvan voit là l’effet d’une « idéologie nauséabonde » (on attendrait là la référence inévitable aux « heures les plus sombres de notre histoire », mais Mme Morvan a curieusement oublié ce cliché).
Son argumentation complotiste et catastrophiste n’est pas nouvelle. Elle voit dans la Charte le cheval de Troie qui mènera à la ruine de la France, sous les coups de « toute une frange de droite et de gauche autour de thèmes antirépublicains associant régionalisme et liberté, multiculturalisme, pureté des idiomes et haine de la France », autant de conspirateurs visant à faire éclater les États Nations. Mais des conspirateurs soutenus par la gauche (en fait, le PS) : Jospin n’avait-il pas essayé de faire ratifier cette Charte, au prix de manipulations sournoises de nature juridique (allusion au rapport Carcassonne), linguistique (allusion au rapport Cerquiglini), le tout couronné par un rapport dû à un « politicien » (Bernard Poignant) : nous donnons ici des noms que Mme Morvan juge indigne de sa dignité de citer.
L’effort de ces conspirateurs, victorieusement combattus en leur temps par le Conseil Constitutionnel, a été relayé depuis par les Bonnets rouges. Mme Morvan semble avoir compris tout de même que c’est leur action qui a mené le gouvernement Ayrault, n’écoutant que son courage, à s’engager assez précipitamment dans la remise au premier plan du vieux débat sur la Charte. Autant d’éléments qui lui permettent d’un même mouvement de dénoncer la « forfaiture des socialistes » et les manœuvres, derrière les Bonnets rouges, du patronat ultralibéral breton.
On a presque envie de prendre au sérieux ce discours revêtu des apparences flatteuses du progressisme (les travailleurs bretons manipulés par un lobby patronal). Sauf que le lien entre les projets de ce patronat et la défense des langues régionales est suggéré plus que démontré. Et surtout, ce qu’on lit à travers la façon dont Mme Morvan résume le propos de la Charte sonne curieusement. Certes, on y trouve la dénonciation d’un certain deux poids – deux mesures : pourquoi défendre les langues régionales et pas les dialectes (elle cite le gallo) ou les langues d’immigration ? Là encore, on a presque envie de la prendre au sérieux.
Sauf qu’elle embraye sur un résumé sarcastique du rapport Cerquiglini : ne propose-t-il pas de prendre en compte des idiomes aussi pittoresques que « le bourguignon-morvandiau, l’arabe dialectal, le pwapwa, le pwaamei et autres langues de Nouvelle-Calédonie » ? En dehors du fait que l’on ne peut pas à la fois mentionner sur ce ton le morvandiau et l’arabe dialectal et dénoncer la non-prise en compte des dialectes du français et des langues d’immigration, on sent bien quel effet est recherché par l’auteur : du morvandiau, fi donc ; et des idiomes lointains aux noms amusants, le pwapwa, mort de rire, non ? Sous les grands principes républicains, ce qui pointe ici son mufle, c’est l’éternel mépris des gens bien pour les patois imprononçables des rustres et des sauvages. Et c’est à cette prose que la Libre Pensée ouvre l’enceinte de la Bourse du Travail…
Une réelle méconnaissance de la réalité des pratiques linguistiques du pays
On nous pardonnera de ne pas entrer dans le détail des interventions qui suivent ce beau prologue, dû aux représentants attitrés de divers groupes se réclamant tous de la laïcité, comme si la question des langues renvoyait à la sphère du religieux : on finit d’ailleurs par s’y perdre, au milieu d’intitulés remarquablement similaires : « Association laïcité liberté », « Comité laïcité république », « Conseil national des associations familiales laïques », « Europe et laïcité », le tout sous la houlette de l’Union Rationaliste, et donc de La Libre Pensée.
La plupart des discours prononcés par les représentants de ces entités reprennent en gros les mêmes thèmes :
- Dénonciation vitupérante de la Charte et de ses partisans (notamment les socialistes), de ses auteurs (les Allemands pour les uns, le capitalisme anglo-américain pour d’autres, voire les nostalgiques d’un retour à l’Ancien Régime, pas moins).
- Description apocalyptique des conséquences funestes de l’adoption de la Charte : on va « plaider en occitan, répondre en breton, et juger en corse » dit un certain Lahoz, « syndicaliste libre penseur ». Le fantasme d’une France où les fonctionnaires seraient obligés d’apprendre une langue locale pour être affectés dans la région où elle se parle est repris par pratiquement tous, au mépris de la réalité aussi bien de ce que la France a retenu des dispositions de la Charte que de la réalité des pratiques linguistiques du pays.
- Référence révérencielle à une histoire nationale bien particulière : « Dès l’origine de la France la langue a été considérée comme une composante à part entière de la Nation », dit un certain Ramiro Riera (Association Laïcité Liberté). Ce brave homme considère donc que c’est la langue qui fait la Nation, personne ne lui ayant signalé que le discours ordinaire récuse au contraire tout fondement ethnique au contrat national, présenté comme de nature purement politique.
Mais il ne faut pas trop en demander à un « républicain » qui se réfère aux « origines » de la nation (Clovis parlait-il français ?), célèbre l’édit de Villers-Cotterêts de feu François 1er, ce jacobin incontestable, salue dûment la mémoire de l’abbé Grégoire et de Ferdinand Bruno (sic) : allusion au linguiste, privé de son -t final ? Croisement avec G. Bruno, l’auteure immortelle du Tour de France de deux enfants ? Grégoire et Barrère (sic) reviennent sous la plume de J.-F. Chalot (Conseil national des associations familiales laïques).
Promouvoir les langues régionales ? Oui. Mais…
Sur les langues régionales elles-mêmes, on distingue plusieurs nuances entre les orateurs.
R. Riera s’affiche plutôt ouvert : oui, il faut préserver les langues régionales, car elles sont un patrimoine de l’humanité. Il ajoute un peu plus loin : « ne pas modifier la Constitution n’interdit pas à la République de protéger et de promouvoir les langues régionales dans le respect de la Constitution. Il suffit pour ce faire d’une volonté politique, d’une volonté de s’affranchir des revendications identitaires et d’une volonté de ne pas se laisser dicter de l’extérieur ce que nous devons être ». Cette prose pâteuse et dont on peine à comprendre le sens exact s’achève sur une profession de foi qu’on ne peut s’empêcher de trouver aussi obscure qu’inquiétante : « la République est un dépassement de l’idée de démocratie, elle lui est bien supérieure ».
Ceci ayant été dit, on n’en saura pas plus sur les modalités pratiques de cette promotion si charitablement souhaitée. Il est vrai que pour Riera, la question est réglée depuis la loi Deixonne. Le problème est que sur ce point ses connaissances sont plus que sommaires. Pas seulement parce qu’il affuble ce pauvre diable du prénom de Joseph. Deixonne, rappelons-le, c’est Maurice. Mais au-delà de cette erreur factuelle, il y a plus grave dans la façon dont Riera décrit le contenu de cet enseignement des langues régionales : pour lui, ce sont « les collectivités locales qui le souhaitent » qui l’organisent.
L’idée ne lui vient manifestement pas que c’est dans le cadre national que depuis Deixonne la question a toujours été pensée (enfin, pensée… Bref…) Pire : à l’appui de cette idée que – somme toute - ces langues régionales sont bien servies, il avance les noms de deux institutions : le Conseil National des Langues et Cultures régionales, remarquable par son inexistence, et un Institut privé des langues de la République (allusion sans doute à un organisme domicilié à Béziers) : bref, on ne saurait dire plus clairement que la question de ces langues relève du domaine local et du domaine privé. On y reviendra.
Une méfiance profonde
D’autres partagent cette idée rassurante qu’il n’y a pas d’inconvénient à soutenir les langues régionales « comme elles le sont depuis des années », dit la représentante de l’Union Rationaliste. Mais la même suggère elle aussi, en termes d’ailleurs peu clairs, que ces langues somme toute n’ont plus de réalité concrète dans les régions où elles ont été en usage, que leur apprentissage est en tout état de cause « un acte individuel, familial, qui n’engage que soi en vérité », une affaire privée donc, là encore.
Mieux, ou pire, elle dénonce ces langues comme ayant été jadis les vecteurs d’idées réactionnaires dont la République a libéré leurs locuteurs (on en conclut qu’il n’y a jamais eu de texte politique progressiste en occitan ou en breton – que les sardinières de Douarnenez n’ont donc jamais chanté l’Internationale dans cet idiome - et que par contre, il n’est pas possible de tenir en français le moindre propos réactionnaire…). Tout ça pour conclure « nous ne voulons pas que soit imposée une culture franco-française, que soient survalorisés des particularismes régionaux sélectionnés arbitrairement, que soient renforcées les inégalités sociales ».
Nous peinons, une fois de plus, à saisir la cohérence de ce propos. La culture franco-française telle qu’elle fonctionne depuis des siècles, n’est-ce pas justement l’écrasement de toutes les cultures autres ? Et que vient faire ici la dénonciation des inégalités sociales ? Où l’on voit que la concession machinale de la possibilité de faire quelque chose pour ces langues recouvre en réalité une méfiance profonde à leur égard.
Un nationalisme tout à fait classique
J.-F. Chalot, l’homme des associations familiales laïques, commence quant à lui par entonner un hymne ébouriffant à la langue française, « langue des idéaux de progrès sur terre et d’égalité », la « langue qui porte en soi la raison » (on en conclut que toutes les autres langues de la planète portent en elles la folie ou la stupidité), face aux « patois des zones rurales conservatrices sous la coupe des superstitions et de la religion ».
Bref, la Charte des langues régionales, dont la promotion coûterait des centaines de millions d’euros (avec nos sous ! un peu de poujadisme pour la route…), encouragerait le séparatisme, pour ne pas dire le retour aux provinces d’Ancien Régime, le tout favorisant « une Europe des régions » opposée à « l’Europe des nations ». Il nous semble avoir entendu cette formule employée par des gens qui politiquement n’étaient pas vraiment à gauche… Ce Chalot est sans doute celui qui va le plus loin dans la direction de ce qu’il faut bien appeler un nationalisme très classique.
Ce cliché du retour aux provinces d’Ancien Régime débouchant sur l’Europe des régions, on le retrouve chez un certain Lahoz, « syndicaliste libre penseur » qui ne représente apparemment que lui-même dans cet aréopage : « l’Europe des régions, c’est l’Europe des paroisses de l’Ancien Régime. C’est pourquoi nous, libres penseurs, n’oublions pas qu’il s’agit de l’Europe vaticane ». On croyait que les pangermanistes du FUEV tiraient les ficelles, à moins que ce ne soit le grand capital. Non, finalement c’est le pape…
David Gozlan, secrétaire national de la Libre Pensée enfonce le clou contre la Charte européenne, comme « retour à la vieille France, celle qui dénonce la République, qui cherche à la confisquer, à la pervertir ».
Même refrain chez J. S. Pierre qui, lui, voit déjà ressusciter « le Saint-Empire romain germanique des Länder ».
Phobie de l'Europe, phobie des parlers et autres langues
Pour Yves Pras, d’Europe et laïcité : « une Europe des Régions, c’est une Europe dans laquelle les patois redeviendront langue, pour ne laisser la place qu’à une langue commune infecte, qui ressemble vraiment de très loin à l’anglais. » Tout au plus accepte-t-il l’idée qu’il y ait « un enseignement optionnel d’une heure ou deux hebdomadaires, pourquoi pas ? » Pourquoi pas en effet, c’est même ce que prévoyait déjà la loi Deixonne… « Mais que l’enseignement se fasse dans une langue locale ou régionale, non ». C’est clair.
On voit bien que toutes ces interventions ont en commun un certain nombre de phobies : l’Europe est la plus évidente, mais il y a aussi, quelles que soient les contorsions rhétoriques dont il s’entoure, un mépris glacé pour les patois. Et en face, une idole, la Nation, française bien sûr, et sa langue, menacées par des forces obscures, dont on a vu que selon les orateurs elles ne se confondaient pas forcément : les Allemands, le Pape, les Anglo-Américains… Tous de toute façon appuyés par des ennemis de l’intérieur, leurs complices.
Tout cela est revêtu, si on laisse de côté le complotisme qui sert de fonds de commerce à Françoise Morvan, d’un badigeon d’apparence progressiste : dénonciation du capital, des inégalités sociales, défense de la République et de la laïcité. Sauf que ça ne marche pas, parce que cela repose sur un échafaudage d’approximations et de raccourcis intellectuels hasardeux :
- Il y a la dramatisation de la Charte, et l’affirmation que même si la France l’a signée a minima, la logique des choses veut qu’elle s’applique un jour dans toute sa force : d’où le tableau apocalyptique que l’on a signalé, celui d’une France où le facteur breton muté à Toulouse devrait apprendre l’occitan, où l’on ne pourrait devenir juge en Corse qu’à condition de maîtriser le corse, où des emplois seraient réservés aux seuls locuteurs de telle ou telle langue régionale.
- Il y a l’assimilation de toute défense des langues régionales au camp, selon les cas, de la réaction ou à celui du grand capital : ce n’est pourtant pas la même chose. L’idée de toute façon que tout combat d’apparence culturelle pour une langue recouvre en fait un projet politique, celui de la fameuse Europe des régions.
Or on peut parfaitement vouloir un statut convenable et une présence dans l’espace public pour l’occitan sans revendiquer pour autant son imposition à qui que ce soit, et sans envisager pour les territoires où on le parle un statut institutionnel qui en fasse des entités politiques.
Par ailleurs, imaginer que le grand capital rêve forcément d’une Europe des régions qui lui permette de contourner l’obstacle représenté par le niveau national, c’est négliger le fait que le grand capital mondialisé a déjà suffisamment de moyens de contourner ledit obstacle pour ne pas avoir besoin de s’embarquer dans une croisade pour une Bretagne libre.
Le fait qu’une fraction du patronat breton puisse jouer avec ce genre d’idées n’y change rien : que pèse ce patronat au regard des vrais maîtres du jeu, et surtout jusqu’à quel point prend-il lui-même au sérieux sa propre rhétorique ? Dans l’état actuel des choses, c’est le dialogue (musclé) avec l’État qui est prioritaire pour le patronat, comme toujours en France depuis bien longtemps, surtout si ce dialogue débouche sur des concessions de la part du gouvernement ; l’identité régionale attendra.
Étranges apparentements
Sur la question des langues ou patois, il y a, on l’a vu, l’idée que, tout compte fait, elles ne se portent pas si mal. Il y a aussi l’idée, entrevue chez Riera, que somme toute la langue est une affaire privée, qui n’a pas à avoir une place quelconque dans la sphère du public. Ce qui, poussé à terme, signifie tout bonnement que c’est aux familles d’assurer l’enseignement des langues régionales, et que si l’école doit s’en mêler, ce n’est pas à l’Éducation nationale de s’en charger, mais, au mieux, aux collectivités territoriales qui le souhaitent, ou alors, au privé. Beaucoup des orateurs célèbrent les louanges de l’article 2 de la Constitution qui fait du français la langue de la République. Aucun ne signale l’article 75-1 : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ».
À mon avis, ce n’est pas parce qu’ils ont compris qu’il n’avait aucune incidence pratique, mais parce que même sous la forme embryonnaire qui est la sienne, il affirme la compatibilité de l’usage d’une langue régionale et de la participation à la culture nationale. Encore le résultat d’une manœuvre sournoise des Prussiens ?
Pour dire les choses crûment : j’ai parlé de badigeon progressiste. Sous ce badigeon, et sous ces protestations amphigouriques de fidélité à la République et à la laïcité, se cache en fait un très banal nationalisme bourgeois. Il ne faut donc pas s’étonner de trouver sous la plume de nos intervenants des apparentements bien étranges.
C’est J.-S. Pierre, Président de la Libre Pensée, qui face à « l’infamie des socialistes » porteurs en janvier de la proposition de loi constitutionnelle permettant (un jour peut-être…) la ratification de la Charte, déclare ne trouver de véritable allié dans la défense de la vraie France que du côté de… Henri Guaino, quitte à ajouter « on ne manquera pas de nous dire que nous sommes en collusion avec la droite UMP. La technique de l’amalgame a ses limites ». Sans doute, sans doute. Et puis Henri Guaino, apparemment, est en délicatesse avec (ce qui reste de) l’UMP. Et puis, le personnage en lui-même est plus distrayant qu’autre chose.
Certes, certes. Mais il y a plus grave : il n’est plus possible aujourd’hui de se contenter de crier « laïcité, laïcité » pour se voir décerner d’autorité un brevet de progressisme.
- Pas depuis que le Front National a commencé à reprendre à son compte le terme.
- Pas depuis que Riposte laïque, bâtie au départ sur des bases assez semblables à celles dont se réclament les organismes présents ce 10 mai à la Bourse du Travail, s’est ensuite retrouvé assez loin à droite.
On nous pardonnera de ne pas être disposés à acheter chat en poche et à faire confiance a priori à n’importe qui du moment qu’il psalmodie les mots magiques « laïcité » et « République ». Et on voudra bien convenir que si atteinte à la laïcité il y a (et il y a, malheureusement) ce n’est pas du côté des langues qu’il faut chercher les coupables : que ces défenseurs de la laïcité s’occupent donc des dérives de certains zélateurs des grandes religions monothéistes, catholiques, protestants évangélistes, israélites, musulmans, et qu’ils nous fichent la paix.
Compagnonnages en francophonie
De même qu’il ne suffit pas de crier « République, République », pour être forcément progressiste. Tout le monde est républicain, aujourd’hui. Qu’il suffise de penser au nombre d’anciens chevènementistes, qui n’avaient que le mot de « République » à la bouche, et qui se retrouvent aujourd’hui au FN ou très proches de lui.
La défense de la francophonie appelle les mêmes remarques. C’est ici le moment de mentionner une des associations représentées au grand raout du 10 mai : le COURRIEL (Collectif unitaire républicain pour la résistance, l’initiative et l'émancipation de la langue française – ouf). Cette association – « progressiste » insiste-t-elle - de défense du français face à l’avancée de l’anglais, vient de lancer une grande pétition contre la Charte. Dans cette croisade, le COURRIEL s’est associé à d’autres groupements de défense du français (un domaine dans lequel la règle semble être un foisonnement aussi intense que pour la défense de la laïcité). Une recherche internet rapide sur ces groupements réserve quelques surprises, moyennement agréables.
Certes, nous n’oublions pas que J.-S. Pierre refuse tout amalgame entre ses positions et celles de l’UMP. D. Gozlan pour sa part rejette avec la même indignation toute ressemblance avec un Front National qui, lui non plus, n’aime ni la Charte ni les langues régionales. L’amalgame, c’est pour les autres. Fort bien. Pas d’amalgame donc.
Ceci étant, qui trouvons-nous parmi les valeureux cosignataires de la pétition de COURRIEL ?
- « Avenir de la langue française », dont le président est un énarque, ancien diplomate, Albert Salon, collaborateur occasionnel du site Boulevard Voltaire, et membre éminent à ses heures perdues du Forum pour la France et du Mouvement démocrate français, d’obédience gaulliste. Ce personnage a soutenu en 2002 la candidature de Chevènement avant de se rallier en 2007 à celle de Dupont-Aignan, le révolutionnaire bien connu.
- « Association Francophonie Avenir », représentée par Régis Ravat, membre par ailleurs d’une Alliance pour la souveraineté de la France fondée en 1997 par un aréopage où ce Ravat voisine avec Christine Boutin, Louis Aliot, Jacques Myard, autant de personnalités qu’on ne présente plus, Paul Marie Couteaux, qui en 1997 n’était à vrai dire pas encore arrivé au point où on le trouve aujourd’hui, sans oublier Pierre Hillard, un autre pourfendeur de la Charte situé lui aussi assez loin à droite, Albert Salon, notre toute récente connaissance et son mouvement démocrate français. Plus quelques seigneurs, au sens propre, de moindre importance, comme Michel de Poncins (« Catholiques pour les libertés économiques »), Pierre Pujo (« Aspects de la France »), sans oublier Michel de Soulages, « représentant du comte de Paris ».
- Passons sur « Défense de la langue française » dont le premier président fut Jean Dutourd, remplacé par la suite par Angelo Rinaldi (de l’Académie française) qui considère le corse comme une simple langue de bergers et qui a démissionné en 2011 quand son mouvement a décerné un prix Richelieu à Éric Zemmour, lequel avait déjà eu maille à partir avec la justice pour le genre de propos que l’on devine. Rinaldi a depuis été remplacé par un autre académicien à propos duquel je ne sais rien.
- L’Asselaf (« Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française »), présidée par Philippe de Saint-Robert, un vieux routier du lobbying francophone, ordinairement défini comme « gaulliste de gauche », quel que soit le sens qu’on peut donner à cet oxymore.
- « Droit de comprendre » (le français, s’entend), dont le secrétaire général est un certain Marc Favre d’Echallens, par ailleurs intervenant assez régulier sur Radio Courtoisie.
COURRIEL se définit comme une association progressiste, et je ne vois pas de raison de douter de la sincérité de cette profession de foi. Mais il me semble que ses animateurs auraient pu se renseigner un tout petit peu sur le pedigree de leurs nouveaux compagnons de jeu. Il me semble distinguer parmi eux des trognes bigrement inquiétantes. Maintenant, ce que j’en dis, hein ?
Partager des convictions simples
Pour être clair, je n’accuse nullement les divers orateurs qui se sont succédé le 10 mai d’accointances avec l’extrême droite. J’ai plutôt le sentiment (mais je me trompe peut-être) qu’il s’agit dans un certain nombre de cas de gens venus de certaine secte post-gauchiste coutumière du changement régulier de sigle, spécialiste de l’entrisme dans diverses associations, quitte d’ailleurs à en créer d’autres à côté, et dont les membres sont ordinairement reconnaissables à leur façon de se succéder à la tribune pour reprendre inlassablement, et plus ou moins habilement, les mêmes éléments de langage stéréotypés. Quoi qu’il en soit, il me semble que sur la question qui nous occupe, ils font fausse route, courent le risque de se trouver associés, bon gré mal gré, à des partenaires très peu fréquentables, et passent complètement à côté d’un certain nombre de faits fort simples.
Si le danger maximal pour la laïcité, la République, la cohésion de la société française était la Charte des langues régionales, ça se saurait. Il suffit d’ouvrir les journaux, les yeux et les oreilles pour trouver mille dangers bien plus pressants.
La Charte n’est pas l’alpha et l’oméga de toute politique de prise en compte, par la Nation française dans son ensemble, de la richesse de ses cultures, trop longtemps méprisées par ses classes dominantes, et ceux qui à gauche ne se sont pas posé assez de questions sur le sujet.
Même s’il peut exister, parmi ceux qui s’occupent de l’une ou l’autre des langues régionales, des personnages ou des organisations peu sympathiques, quiconque connaît un peu le milieu sait bien qu’il se caractérise par une grande diversité idéologique. On y trouvera donc des gens qui peuvent considérer qu’ils n’ont pas de leçons de progressisme à recevoir des invités de la rencontre du 10 mai, quels que soient leurs mérites (car ce sont sans doute tous des hommes et des femmes honorables).
Par contre, ils peuvent partager avec eux un certain nombre de convictions simples :
- Il n’est pas question d’opposer le français et les langues régionales, mais de les associer dans le projet de la construction d’une culture française ouverte et tolérante face à une diversité qui ne serait plus perçue comme une menace, mais comme une chance.
- Face au risque d’uniformisation culturelle autour d’une forme dégradée de culture anglo-saxonne, portée par le capitalisme mondialisé, les langues régionales ne sont pas ennemies, mais alliées au français et à toutes les langues que cette uniformisation met en danger.
- Et en tout état de cause, ce risque d’uniformisation est lié à des forces et à des moyens suffisamment puissants pour pouvoir se passer du recours à quelque instrumentalisation des langues régionales que ce soit.
Voilà ce que plusieurs d’entre nous auraient pu dire aux participants à la rencontre du 10 mai. Il n’est malheureusement pas certain qu’on les aurait écoutés et compris…
Philippe Martel, historien, Montpellier