Symboliques polémiques
Le journal Le peuple breton paraît tous les mois depuis 50 ans, puisqu'il a été lancé en même temps que se créait l'UDB (Union démocratique bretonne), dont il est en quelque sorte le porte-voix. Viennent d'ailleurs de paraître aux Presses universitaires de Rennes les actes d'un colloque organisé à Rennes à l'occasion de ce cinquantenaire par Tudi Kernalegenn et Romain Pasquier. Au sommaire de l'ouvrage, figure une contribution de Cédric Choplin sur "Pobl Vreizh" présenté comme "le petit frère bretonnant du Peuple breton," mais pas d'étude d'ensemble sur le grand frère. Une véritable étude de presse reste donc à mener sur la VF, le "PB" lui-même.
Le numéro 602, daté de mars 2014, vient de paraître sur 36 pages, dont 4 en breton. On y apprend que le parti breton de gauche va présenter des candidats, non seulement aux municipales, mais aussi aux européennes. Comme tout périodique qui se respecte, Le peuple breton tient, sous la signature d'Iffig (avec, tant qu'à faire, un redoublement du "f" à l'ancienne, quand un seul pourrait suffire), une rubrique, disons humoristique, qui rarement complimente et le plus souvent égratigne des cibles diverses et variées, quand elles ne lui paraissent pas être dans la ligne. Iffig, petit bonhomme rigolard, en bragou braz d'un autre temps et en petits sabots de bois, se veut critique et caustique.
De l'utilisation du symbole à l'école
Dans ce numéro de mars, il s'en prend ainsi à Ronan Calvez, sociolinguiste, enseignant chercheur à l'UBO et membre du Centre de recherche bretonne et celtique, pour un propos tenu dans l'émission 3D, sur France Inter, le 16 février, à l'occasion du festival Longueur d'ondes. Il y avait parlé notamment de l'usage du "symbole" dans les écoles publiques et privées, dont on a longtemps usé pour inciter les petits bretonnants à ne s'exprimer qu'en français dans le cadre de l'école (et ce n'est pas facile à faire sur une antenne nationale). Je rappelle qu'il s'agissait de la surveillance mutuelle des enfants les uns par les autres et de la remise d'un objet symbolique dépréciatif à ceux qui étaient surpris à parler le breton dans la cour de récréation.
Je n'avais pas entendu cette émission au moment de sa diffusion, je viens donc de l'écouter sur le site de France Inter. Ronan Calvez y rapporte effectivement le cas de l'un de ses étudiants d'origine africaine qui a connu - lui aussi - une forme de symbole il y a quelques années seulement dans son pays, le Sénégal. Selon le témoignage que cite R. Calvez, cet étudiant considère ce système comme ayant été "efficace" pour lui permettre d'acquérir une bonne maîtrise du français.
Ce mot "efficace" est resté au travers de la gorge du bonhomme Iffig, qui s'est demandé du coup "s'il n'était pas tombé sur la tête" et, avec ses petits sabots de bois, charge allègrement l'universitaire brestois, l'accusant tout bonnement de "légitimer" une pratique dont je me garde bien de reproduire ici les termes qui la qualifieraient. Les deux lexèmes "efficace" et "légitimer" que je viens de citer sont déjà assez problématiques en eux-mêmes.
Le premier a effectivement été employé par Ronan Calvez sur France Inter. J'observe qu'il l'a explicitement utilisé en référence au vécu personnel récent de cet étudiant sénégalais : on n'est pas donc pas exactement ni historiquement dans le contexte breton ni apparemment dans celui du "nationalisme français". Ronan Calvez aurait-il pu utiliser de la même manière le mot "efficace" par rapport au symbole en usage dans les écoles de Basse-Bretagne jusqu'aux années 1960 ? Si l'on s'en tient précisément à ses propos sur France Inter, ce ne peut être qu'une supputation, puisqu'il ne l'a pas fait.
Quand l'université de Rennes 2 s'en mêle
Coïncidence ou pas ? Iffig n'est pas le seul à commenter l'interview de Ronan Calvez sur France Inter. Le numéro 457 de l'hebdomadaire Ya ! que ses abonnés bretonnants viennent de recevoir cette semaine publie dans son courrier des lecteurs un communiqué officiel intitulé "A-berzh ar skol-veur" (En provenance de l'université) et émanant des enseignants du département langue bretonne et celtique de l'Université de Rennes 2. On compte parmi ces derniers des personnalités et des compétences aussi diverses que Ronan Le Coadic, Gwendal Denis, Hervé Le Bihan, Stefan Moal, et il y en a d'autres. Faut-il que l'affaire soit grave pour que l'Université de Haute-Bretagne en vienne ainsi à prendre publiquement position sur un point d'histoire qui ne se retrouve dans l'actualité que parce qu'il en a été question dans une émission de radio, en prenant à partie un enseignant-chercheur d'une université voisine.
- À vrai dire, il ne s'agit pas cette fois d'un commentaire, mais d'une attaque en règle des celtisants rennais contre leur collègue brestois. Je traduis les phrases incriminatrices : "Il est tout à fait insensé d'affirmer que l'usage du 'symbole' (ou de 'la vache') à l'école était efficace (c'est-à-dire justifié)."
- Après avoir cité la page du Cheval d'orgueil dans laquelle Pierre-Jakez Hélias décrit l'usage du symbole (p. 207 de la version bretonne Marh al lorh, et p. 211 de la version française), puis décrit les punitions physiques que subissaient les élèves de l'Afrique de l'ouest lorsqu'ils étaient détenteurs du symbole (sans préciser à quelle époque), les universitaires rennais poursuivent : "considérer de telles pratiques comme un mode d'enseignement adéquat et efficace, c'est donner crédit au nationalisme français, et non le fait d'une posture scientifique."
L'accusation pointe à nouveau l'adjectif "efficace" utilisé par Ronan Calvez dans le contexte précis que j'ai décrit plus haut. On peut observer que les universitaires de Rennes 2 n'y font référence qu'en lui en adjoignant d'autres censés l'expliciter. Laissant entendre que - aux yeux du celtisant brestois - l'usage du symbole aurait été à la fois "efficace" et "justifié" autant qu’"adéquat". La formulation comme le procédé posent problème. D'une part, parce que les termes "justifié" et "adéquat" ne sont pas réellement synonymes de "efficace". D'autre part, parce qu'ils attribuent à Ronan Calvez un jugement de valeur à connotation positive dont il n'a personnellement pas fait état, se limitant à citer l'un de ses étudiants. L'amalgame ne témoigne pas d'une exigence extrême de rigueur scientifique. Quel est en effet le sens du mot "efficace" ? Avec des variantes, les dictionnaires le définissent généralement comme "ce qui produit l'effet escompté". Les synonymes sont, suivant le contexte : "opérant", "fonctionnel", "utile" ou encore "efficient."
La question de l'efficacité d'une méthode contestée
Peut-on, dès lors, apprécier l'usage du symbole en termes d'efficacité ? Il est avéré que les instituteurs concernés (pas tous, loin de là…) ont utilisé ce symbole ou encore la vache en Basse-Bretagne de 1830 à 1960, soit sur une période d'environ 130 ans. Dans les régions occitanes, c'était le signe ou le signal, la bûchette dans le Pays basque, le marron en Alsace, sans parler ici de procédés analogues en Amérique du Nord, au Pays de Galles, en Irlande, en Espagne, en Afrique…Si les instituteurs l'ont fait en l'absence le plus souvent de toute prescription officielle, c'est dans l'idée de faciliter l'acquisition du français par les enfants qui l'ignoraient : ils créditaient bel et bien la méthode – à l'époque - d'une certaine "efficacité".
- C'est exactement ce que soutenait Corentin Le Nours en 1908, un ancien instituteur devenu journaliste, dans un article rédigé… en breton s'il vous plaît, dans Le courrierdu Finistère, le principal hebdomadaire bilingue du moment. Depuis, toutes ces pratiques, fondées sur la délation, ont généralement fait l'objet d'une large réprobation morale, notamment de la part de linguistes et d'historiens de la seconde moitité du XXe siècle. Mais elles avaient déjà été contestées par des instituteurs, ici et ailleurs, dès la fin du XIXe.
Là où elles ont été en usage, les élèves ont développé diverses stratégies pour les contourner : personne n'aspirait réellement à devenir le détenteur du symbole. Il n'empêche qu'en Bretagne comme en Occitanie plusieurs ont reconnu - avec le recul - qu'ils n'auraient jamais appris le français comme ils l'ont fait s'il n'y avait pas eu le symbole ou le signal. Dans son "Histoire d'un interdit", Klaoda an Du cite ainsi le témoignage de cinq frères originaires de Plougras et qui – "malgré l'usage du symbole" - affirmaient vers 1990 être redevables à leur instituteur de leur réussite scolaire et professionnelle. Doit-on considérer cet instituteur comme n'ayant pas été "efficace" ? Ou de l'avoir trop été ? Mine de rien, ceux qui dénoncent le plus fortement le symbole font en quelque sorte d'eux-mêmes la démonstration de l'impact qu'il a pu avoir – ne serait-ce qu'au niveau des représentations - sur l'acquisition du français et la régression subséquente de la pratique sociale du breton – et on reste bien là sur le terrain de "l'efficacité" de l'objet concerné.
On n'est pas sur le même registre
Formuler un constat revient-il à "légitimer" ou à "justifier" a posteriori des pratiques qui n'ont plus lieu d'être dans les écoles de Basse-Bretagne ? Insinuer que Ronan Calvez l'aurait fait sur France Inter n'est pas très élégant. Prétendre qu'il serait un thuriféraire du nationalisme français est absurde. L'appréciation de l'efficacité d'une "pédagogie" et sa légitimation relèvent de deux registres différents, temporels autant qu'épistémologiques.
Inversons donc la perspective et projetons-nous dans le temps présent : dans les écoles flamandes de Belgique, il est actuellement interdit aux enfants qui ne parlent pas le néerlandais chez eux de s'exprimer en arabe, en berbère ou en turc dans la classe ou en cours de récréation, sous peine de punitions. Ça ne vous rappelle rien ? Il n'est pas surprenant que là-bas, la question a fait débat, pour ne pas dire polémique, à la fin de l'année 2012. La mesure est contestée sur le plan de l'éthique ou de la pédagogie. Elle est forcément perçue comme "légitime" par ceux qui la mettent en œuvre. Ce n'est qu'a posteriori qu'on pourra éventuellement juger de son "efficacité". Dans l'immédiat, il ne serait pas sans intérêt d'analyser les motivations de ceux qui la préconisent.
Désolé d'avoir été si long, mais c'est la complexité du sujet qui l'impose. Il faut du temps pour détricoter les simplismes qui ne s'énoncent qu'en deux ou trois phrases. Reste à comprendre pour quelles raisons le journal Le peuple breton et les celtisants de l'université de Rennes 2 ont cru bon d'épingler ainsi un enseignant de breton de l'UBO. Là, j'avoue que je me perds en conjectures, et je ne suis pas le seul. Brestois et Rennais sont pourtant fréquemment appelés à se côtoyer, ne serait-ce que pour les jurys d'examen ou dans le cadre du Centre de recherche bretonne et celtique dont les uns et les autres sont partie prenante. La polémique actuelle est, si je puis dire, symbolique de tensions persistantes et d'approches divergentes entre les deux départements de celtique. Elles ne risquent pas de s'apaiser de sitôt.
Pour en savoir plus
La littérature repérable sur la question du symbole et de ses équivalents est répétitive et n'est pas toujours très bien étayée. Pour une première synthèse, se reporter à la contribution que j'ai rédigée pour l'Histoire sociale des langues de France, qui vient de paraître aux Presses universitaires de Rennes, sous la direction de Georg Kremnitz, et dont le titre est "L'interdit de la langue première à l'école."