Le breton obligatoire en primaire : est-ce vraiment possible ?
L'association Mervent vient de faire le point,à l'occasion de son assemblée générale, sur les actions d'initiation au breton qu'elle conduit depuis une douzaine d'années dans les classes primaires de l'enseignement public en Cornouaille : le nombre des élèves concernés était de 3 153 cette année. Elle fait observer que ce nombre a baissé de 1,86 % depuis la précédente année scolaire. Elle a décidé de taper du poing sur la table et de demander que l'enseignement du breton devienne obligatoire en primaire. En fait, ce sont les quatre associations qui assurent l'initiation au breton dans les écoles publiques du Finistère - an Oaled, KLT, Sked et donc Mervent – qui réclament :
- la généralisation de l'enseignement du breton à l'ensemble des classes du premier degré et qu'il soit intégré à l'horaire scolaire, à l'exemple de ce qui se pratique en Corse pour la langue corse
- plus spécifiquement que l'initiation au breton soit assurée à tous les élèves à raison d'une heure par semaine
- enfin, que le financement de cette mesure soit assuré par l'État (voir Ouest-France et Le Télégramme de lundi, éditions du Finistère).
Quelques précisions
Je suis bien évidemment favorable à ce que le breton puisse être enseigné au plus grand nombre possible d'élèves et dans les meilleurs conditions, en Basse-Bretagne surtout, puisque c'est la zone historique de pratique de la langue. C'est d'ailleurs ici qu'ont été ouvertes le plus grand nombre de classes bilingues.
En Corse, le dispositif académique d’enseignement de la langue corse dans le premier degré définissait en 2010 que son enseignement doit impérativement être organisé à raison de 3 heures hebdomadaires dès le début de la scolarité à la maternelle. Il n'existe jusqu'à présent aucun système équivalent en Bretagne, ni pour la langue bretonne ni pour le gallo. En primaire, ici, il y a le choix entre
- les classes bilingues du public ou du privé catholique (enseignement à parité horaire) et celles de l'enseignement associatif Diwan (par immersion) d'une part,
- et d'autre part l'initiation au breton proposée (à raison d'une heure hebdomadaire) dans 325 classes du Finistère (soit une centaine d'écoles).
On ne sait sans doute pas vraiment combien d'enseignants du primaire (les PE, ou professeurs des écoles) savent le breton aujourd'hui et seraient à même de l'enseigner, mais il y en a probablement assez peu : il ne serait donc pas possible de généraliser les cours de breton sans le concours d'enseignants spécialisés. C'est une différence notable par rapport à la Corse où le corse est enseigné par le maître de la classe ou par un autre maître de l'école, exceptionnellement par un intervenant extérieur.
Enfin, ce n'est pas la même chose de demander que l'exemple corse soit suivi en Bretagne (ce qui suppose 3 heures obligatoires de breton par semaine) et de réclamer une heure d'initiation au breton pour tous les élèves : dans ce cas, on adapte le "modèle" corse au cas breton et on n'en retient que le volet "obligatoire". Il y a donc là un premier choix à faire, et matière à un premier débat : les objectifs en matière d'enseignement de la langue ne sont pas les mêmes, et l'impact sur l'organisation de l'Éducation nationale ne serait pas le même non plus.
Les demandes de Mervent sont-elles réalistes ?
Commençons par un état des lieux. Et par un inventaire des classes primaires de l'académie de Rennes. En maternelle, il y en a quelque 3 000 dans l'enseignement public et près de 1 700 dans l'enseignement privé catholique. Au niveau élémentaire, il y en a presque 5 500 dans le public et 3 500 dans le privé catholique. Le nombre total de classes primaires dans l'académie s'élève à 13 643.
- S'il fallait enseigner obligatoirement le breton à raison de trois heures hebdomadaires dans toutes les classes primaires de l'académie de Rennes, cela nécessiterait de recruter environ 1 700 professeurs de breton (sur la base de 24 heures de cours hebdomadaires pour un enseignant). Rien que dans le Finistère, il en faudrait un peu plus de 400.
- Si l'enseignement du breton ne devait être dispensé que sous forme d'initiation, à raison d'une heure par semaine, les besoins en professeurs seraient assurément moins importants. Mais il en faudrait quand même 570 dans toute l'académie, dont 140 en Finistère.
Il y a à ce jour 745 postes ETP de breton (équivalent temps plein) dans l'académie de Rennes, essentiellement dans les filières bilingues, mais aussi pour l'option de breton au collège et au lycée. Les trois-quarts de ces postes, soit plus de 550, sont affectés à l'enseignement primaire. Cela veut dire que, pour généraliser l'initiation au breton à toutes les classes primaires de l'académie de Rennes, il faudrait créer autant de postes qu'il y en a actuellement dans toutes les classes bilingues primaires de l'académie.
Les questions qui se posent
Vérification faite directement auprès de Mervent, le projet n'est ni aussi ambitieux ni aussi radical qu'on avait cru le comprendre. L'objectif serait – dans un premier temps - de mettre en place l'enseignement du breton une heure par semaine uniquement dans le cycle 3 du primaire, c'est-à-dire dans les classes de CE2, CM1 et CM2.
Le but serait de sensibiliser les élèves dès le primaire à l'intérêt que représenterait pour eux l'option de breton au collège. Je comprends tout à fait cette intention. La région Bretagne y serait favorable. Mais ce faisant, on voudrait aussi éviter de déstabiliser les filières bilingues et de tarir leur recrutement par une offre trop précoce d'apprentissage généralisé du breton dès la maternelle. Je comprends moins cette démarche malthusianiste : une dynamique en engendre toujours une autre.
En pratique, diverses questions se posent :
- dans quel cadre réglementaire cet enseignement ou plus exactement cette initiation obligatoire au breton serait-elle mise en place ?
- ne concernerait-elle que le breton ou concernerait-elle aussi d'autres langues de France ?
- quelle serait la zone géographique concernée ? La nouvelle loi sur la refondation de l'école fait état de celles où les langues sont présentes. Est-ce que ce sera le seul département du Finistère (où s'exprime la demande jusqu'à présent) ? la Basse-Bretagne ? ou toute l'académie de Rennes ?
La question de fond est surtout celle-ci : puisque c'est l'État qui est sollicité et qu'il faudra les budgéter, l'Éducation nationale peut-elle créer rapidement des dizaines, voire des centaines de nouveaux postes d'enseignants de breton ?
Il s'agit très concrètement de savoir où va-t-on trouver les enseignants, comment va-t-on les former et comment va-t-on faire pour les recruter ? Dans le rapport que j'ai rédigé il y a deux ans sur l'enseignement du et en breton, à la demande de M. le Recteur de l'académie de Rennes, je pointais déjà la fracture bretonne : on manque d'enseignants de breton et on risque d'en manquer longtemps. Le système scolaire actuel et l'Université ne parviennent déjà pas à former suffisamment de bretonnants compétents pour faire face à la demande actuelle.
Les concours pour le recrutement de professeurs des écoles se déroulent ou se terminent en ce moment. Selon les résultats provisoires dont je dispose pour le 1er concours 2013,
- il y avait 20 postes à pourvoir dans le public : 18 le seraient pour la prochaine rentrée
- il y en avait 10 dans le privé : 9 seraient pourvus
Pour le 2e concours 2013
- 20 postes sont à nouveau à pourvoir dans l'enseignement public : 78 étudiants s'étaient inscrits, mais seuls 38 se sont présentés lors des premières épreuves (français et mathématiques) et ils doivent encore passer l'épreuve de breton
- dans l'enseignement privé catholique, le nombre d'inscrits s'élevait à 40 pour 10 postes à pouvoir : seuls 22 se sont présentés aux premières épreuves.
Il faut tenir compte du fait que la demande de Mervent ne concerne que l'enseignement obligatoire du breton, sous forme d'initiation et à raison d'une heure par semaine, dans le primaire. Mais c'est peut-être la première fois que la demande est formulée en termes d'obligation. Jusqu'à présent, une telle idée n'avait été avancée que par des groupes militants restreints. Tous les sondages ont montré que c'est une opinion très minoritaire : 6 % d'opinions se sont exprimées en ce sens lors du dernier sondage TMO Régions en 2007.
Quelle suite sera-t-elle réservée à la demande de Mervent ? Le débat peut très bien faire flop. Tout dépendra de la manière dont vont réagir tous ceux qui sont partie prenante de ce dossier, et ils sont nombreux : les parents d'élèves, les enseignants et leurs syndicats, les élus locaux, les collectivités territoriales (département, région), l'Éducation nationale elle-même…