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Le blog "langue-bretonne.org"
4 mars 2012

Gilbert Dalgalian : quelles perspectives pour les langues de France ?

Dalgalian Gilbert-7Une journée de formation s'est déroulée vendredi 2 mars à Berrien, dans le centre Finistère, sur le thème de la langue bretonne et des langues de France. Cette journée s'adressait aux élus et aux élues, mais aussi aux citoyens et citoyennes, aux militants et militantes et aux associations. Elle était organisée à l'initiative d'André Le Gac par l'organisme "Formation et Citoyenneté" (voir message du 22 février). Une trentaine de personnes a participé à cette journée d'études, dont plusieurs ont découvert ainsi la réalité sociale multiple et complexe de la langue bretonne.
Gilbert Dalgalian, Professeur certifié d’allemand et Docteur en linguistique (photo), était l'un des intervenants. Il est connu comme l'un de ceux qui s'impliquent le plus en faveur de l'enseignement bilingue et il intervient aussi bien en Bretagne que dans d'autres régions dès qu'il est question d'ouvrir de nouvelles classes bilingues pour expliquer l'intérêt du bilinguisme. Son propos à Berrien se voulait différent, plus général : il a voulu mettre la question de l'enseignement du breton et des autres langues de France en perspective.
L'analyse du linguiste recoupe pour une part l'état des lieux et les préconisations que j'ai présentés dans le cadre de mon rapport au recteur de l'Académie de Rennes sur l'enseignement du et en breton. Il m'a paru d'autant plus intéressant de mettre son exposé en ligne et je remercie Gilbert Dalgalian d'avoir bien voulu me transmettre son texte à cet effet. Le débat est ouvert.

Le breton, les langues de France : réalités, perspectives
En ces années où les évaluations règnent sur tout et partout – dans l'éducation, dans les médias et, au départ de tout, dans l'économie de marché – il est important de ne pas se laisser berner par les statistiques.
Quand il s'agit d'apprécier les progrès du breton et des autres langues dites régionales, il faut certes connaître les chiffres, mais aussi avoir à l'esprit les aspects qualitatifs.

Dalgalian Gilbert-5Les chiffres d'abord
En Bretagne ce sont 14 082 élèves (source : OPLB) qui sont inscrits en bilingue, tous niveaux et toutes filières confondues. Ce qui fait 14 129 en y ajoutant la filière Diwan de Paris. Pour la Bretagne administrative, cela fait seulement 1,6 % des élèves et pour le primaire 2,5 %.
En somme, le breton a certes progressé, mais si on veut se donner une juste vue de la vitalité de la langue en termes quantitatifs, il faut comparer ces chiffres avec le nombre plus important de locuteurs âgés qui disparaissent tous les ans ou qui sont en fin de vie. Les avancées scolaires ne compensent pas – pas encore – cette perte constante. Pour apprécier ces progrès de façon plus fine, voyons quelle est la situation au Pays Basque et en Alsace. Je laisse de côté les départements occitans où les situations sont diverses, voire très contrastées.

  • La partie basque des Pyrénées Atlantiques avait déjà atteint durant l'année scolaire 2010-2011 un niveau impressionnant de scolarisation bilingue : 50 % des écoles primaires offraient une filière bilingue français basque ce qui, traduit en nombre d'élèves, avoisinait 40 % des effectifs du primaire au Pays Basque. À 40 % de scolarisation bilingue, la partie est gagnée. Le Pays Basque a fait un saut qualitatif décisif grâce à l'enseignement bilingue précoce qui est en passe de devenir majoritaire à l'horizon de 2 ou 3 ans.
  • En Alsace, les chiffres sont moins bons qu'au Pays Basque et en apparence meilleurs qu'en Bretagne : avec 19 812 élèves aujourd'hui au primaire, cela fait tout de même 12 % des effectifs du primaire ; ajoutez-y les 3 655 élèves des collèges et les 1 170 lycéens et vous avez encore 4 % des effectifs du secondaire en bilingue. Mais dans le cas de l'Alsace, ces chiffres doivent être comparés avec le nombre et la densité de locuteurs, bien plus importants que pour les autres régions, ainsi qu'avec le potentiel supplémentaire que donne le couplage alsacien/allemand, ouvrant la porte à l'immense domaine germanophone voisin de l'Alsace.

Bref, l'Alsace est en retard, non pas en chiffres absolus, mais par rapport à son potentiel bilingue encore insuffisamment pris en compte et parfois jusqu'au mépris. C'est évidemment le poids de l'histoire des XIXe et XXe siècles qui fit changer quatre fois de langue officielle à l'Alsace. Mais c'est aussi la myopie de l'État, en particulier de l'Éducation nationale, qui n'a pas pris la mesure de la chance que représente une minorité de citoyens germanophones et bilingues pour la France. Ce, tant culturellement que du point de vue économique, car les bilingues sont autant de ponts entre cultures et entre pays voisins.
Cela se traduit concrètement par des dispositions qui favorisent l'anglais plus que l'allemand même en Alsace ! Et, lorsque la demande citoyenne devient irrésistible, on fait l'aumône d'un enseignement de l'allemand à 8 heures/semaine au lieu de la parité horaire. C'est du moins la bataille qui oppose actuellement les associations alsaciennes de parents et les élus à la rectrice de Strasbourg qui traite l'allemand comme une langue étrangère, alors que c'est aussi une langue de France, notamment à l'écrit : cf. les deux quotidiens alsaciens qui ont une édition en langue allemande et donc un lectorat.
Cette constante de l'État se traduit également par le refus de signer la Charte européenne des langues régionales. Ce qui réduit à néant l'introduction de ces langues dans la Constitution et leur reconnaissance comme patrimoine national. Affichage purement cosmétique donc !
Au total et pour l'ensemble des langues régionales : des avancées quantitatives certes, mais une progression insuffisante au regard des possibilités, mais aussi des urgences liées à la diminution globale du nombre de locuteurs. Sauf au Pays Basque.

Alors que faire et sur quels fronts poursuivre efficacement la promotion des langues régionales ?

Dalgalian Gilbert-6Réalités et perspectives qualitatives
Dans les réalités positives il y a d'abord cette avancée symbolique de la toponymie bilingue presque partout en Bretagne. Le symbolique est essentiel pour la conscience culturelle des habitants de la région, mais ne suffit pas à créer une réalité sociale ou sociolinguistique. Pourtant le symbolique vient renforcer une autre réalité, qu'on peut appeler sociologique : celle de la détermination des porteurs de la langue bretonne qui, on le sait, reste inégalement partagée (selon les générations).
Mais il y a une seconde catégorie de soutiens efficaces à la réappropriation de la langue en Bretagne : je le sais d'expérience par les auditoires qui sont les miens lors de mes conférences. Ce sont ces jeunes parents bretons mais à 80 % francophones monolingues qui, contrairement aux générations plus âgées, ont pris conscience de l'inutilité de la perte du breton, voire de la régression que cette perte représente. Qui sont-ils ? Que font-ils ?
Cette génération monolingue francophone à 80 % a décidé – sans se consulter et comme un seul homme, pourrait-on dire – de déléguer à ses enfants le devoir de réappropriation linguistique. Ce qui traduit à la fois une grande frustration nettement ressentie et partagée, mais aussi une vitalité potentielle à ne pas sous-estimer : c'est elle qui porte la lente, mais très efficace progression des filières bilingues. Et je peux confirmer que cette tendance est transversale et concerne toutes les langues régionales. Grâce aux jeunes parents et à peu près dans les mêmes proportions partout !
Cependant ces facteurs favorables ne se traduisent encore qu'en termes scolaires et n'ont pas de prolongement immédiatement visible dans la société : ces avancées ne parviennent pas à sortir définitivement le breton de sa situation à contre-courant et, pour ainsi dire, encore marginalisée dans laquelle l'ont mis 120 ans d'immersion monolingue à l'école de Jules Ferry. Et cela aussi vaut pour les autres langues régionales.
C'est là qu'il importe de réfléchir à l'ensemble des pistes qui peuvent redonner visibilité et légitimité à la langue dans la vie quotidienne, notamment aux yeux des élèves qui, au-delà de l'école, ont besoin de percevoir plus nettement l'utilité sociale du breton.

Quelles pistes ? Il y en a au moins trois.

  • D'abord le préscolaire, c'est-à-dire les crèches en breton qui assurent une compensation dès la tendre enfance à l'absence relative du breton dans les familles. C'est l'excellent travail de l'association Divskouarn qui étend son réseau de crèches d'année en année.
  • Ensuite l'extrascolaire, car l'école ne peut pas tout faire. En particulier l'école bilingue donne accès aux compétences de communication, aux compétences textuelles et aux compétences intellectuelles en langue bretonne. Mais dans cette panoplie de compétences, les registres des émotions, de l'affectivité, de l'intime sont relativement absents et l'expression en breton en souffre un peu. Ce sont les activités extrascolaires qui doivent venir compléter le travail de l'école. Quelles activités ? On peut faire feu de tout bois : une chorale, un club de sport, de voile ou de foot en breton, un ensemble instrumental ou de théâtre ou de danse en breton ; ou toute autre activité culturelle, sportive ou de loisirs. Bref, un environnement social en langue bretonne pour vivre sa langue, comme on vit le français dans de multiples situations. Car une langue ne s'acquiert que dans un vécu ! Mais j'ai gardé le plus important pour la fin.
  • Les médias. Pourquoi les médias ? Les raisons et les avantages en sont nombreux. D'abord les médias offrent des événements collectifs et si les émissions sont bonnes, l'événement est attendu, partagé, discuté. Ensuite, les médias donnent une vraie visibilité au breton : mieux que la toponymie et de façon pas seulement symbolique les médias font vivre la langue dans tous ses registres, du plus familier au plus soutenu. Enfin certaines émissions de télévision, mais aussi de radio peuvent être utilement et pédagogiquement exploitées dans les classes – et c'est la raison pour laquelle j'ai suggéré il y a 18 mois à la Région de créer une télévision éducative interactive en breton, domaine dans lequel je peux apporter une certaine expertise, ayant réalisé une télé de ce type en Vallée d'Aoste, région autonome bilingue d'Italie. Mais si la Région Bretagne décide de réaliser cette idée, il faudrait aujourd'hui compléter la télé ou la radio par des retours sur Internet des productions d'élèves, ce qui multiplierait considérablement l'effet médiatique par une exploitation dynamique des émissions. Ce serait le contraire de la consommation passive de télé à laquelle on se livre habituellement. Ajoutons enfin que le développement du breton sur les médias amènera à court terme une source d'emplois fléchés sur le breton, ce qui serait un double bénéfice : culturel-linguistique et socio-économique. Or tout ceci vaut encore une fois pour les autres langues avec toutes les adaptations requises pour l'occitan qui connaît plusieurs variétés et pour l'alsacien/allemand qui peut s'appuyer sur des sources documentaires d'autres pays.

Mais je ne voudrais pas négliger dans mes perspectives un aspect plus philosophique et pour cette raison fondamental.

Dalgalian Gilbert-8La diversité culturelle et linguistique est un prolongement de la biodiversité
L'émergence d'Homo Sapiens est inséparable de sa propre diversification et cela dans tous les domaines : croyances, mythes, techniques de vie et de survie, langues, cultures, armes, outils, musiques, coutumes et rituels. Depuis les origines, l'humain a dû s'adapter à des environnements changeants et souvent menaçants, presque toujours et partout. Les environnements étant très divers, cela a valu à Sapiens et avant lui à Erectus déjà des évolutions très différentes selon les lieux, les époques et en fonction des périls toujours nouveaux. Bref, l'environnement a diversifié Sapiens, comme auparavant l'environnement avait diversifié le vivant sous toutes ses formes, comme Darwin l'avait compris le premier.
Les migrations et les métissages ont encore renforcé cette diversification et ont partout produit des profils humains de plus en plus complexes et souvent plurilingues et pluriculturels, même si cela doit être compris d'une façon différente d'aujourd'hui. Ce qui fait que les peuples plurilingues sont encore à notre époque plus nombreux que les peuples monolingues sur tous les continents. On peut affirmer que la glossodiversité (c'est le néologisme que je trouve le mieux adapté à cette diversité linguistique) est le prolongement sous des formes nouvelles et inédites chez l'humain de la biodiversité dans l'ensemble du vivant.
Mais c'est aujourd'hui seulement – à l'ère de la mondialisation des sciences, des techniques et de l'économie financiarisée – que cette glossodiversité, synonyme de richesse, est menacée par un nivellement et une uniformisation qui représentent une véritable régression pour l'humain.
L'anglais joue dans ce processus un rôle-clé, mais les autres grandes langues y contribuent aussi lorsqu'elles ne protègent pas, voire contrarient, les langues de moindre diffusion partout. Le combat pour les langues est indivisible, mais ce n'est hélas pas perçu par les politiques, les médias, les universités même et par les leaders d'opinion, dont ce serait le rôle.
Cette dérive et ce délire d'uniformisation sont d'autant plus dangereux pour l'avenir de l'espèce que nos langues sont nos vies : elles sont inscrites au plus profond de nos circonvolutions cérébrales. Quand nous sommes bi- ou plurilingues, cette richesse neuronale fait de nous des ponts entre les cultures.
Ne pas transmettre cette richesse à nos enfants et petits-enfants est un crime contre le patrimoine d'Homo Sapiens. C'est le thème de mon prochain livre.
Gilbert Dalgalian
Professeur certifié d’allemand et Docteur en linguistique

Pour en savoir plus : Le prochain livre de Gilbert Dalgalian paraîtra aux éditions L'Harmattan à la fin de ce mois de mars sous le titre : Capitalisme à l'agonie : quel avenir pour Homo Sapiens ? Il y a dans ce livre plusieurs passages sur les bénéfices d'une éducation bilingue et plurilingue et sur les origines de la diversité linguistique et culturelle.

Il a déjà publié chez le même éditeur en 2000 : Enfances plurilingues, Témoignage pour une éducation bilingue et plurilingue.

Gilbert Dalgalian est constamment sollicité pour des conférences-débats de la part des associations de parents d'élèves et d'institutions culturelles régionales ou étrangères. Dans ces conférences il présente en termes accessibles au grand public les données récentes de la psycholinguistique et des neurosciences en matière d'apprentissage, notamment des langues. C'est là aussi une occasion pour lui de souligner l'importance d'une éducation assise sur l'environnement local ou familial, ainsi que de sauvegarder la diversité linguistique en France et dans le monde. La diversité linguistique ou glossodiversité est un prolongement chez l'humain de la biodiversité dans le règne du vivant.

Commentaires
M
UN GRAND SERVICE PUBLIC CULTUREL DIGNE DE CE NOM SUPPOSERAIT LA RECONNAISSANCE PLEINE ET ENTIERE DU BILINGUISME .NON A LA CASSE DE L ECOLE PUBLIQUE.ZERO ARME NUCLEAIRE POUR UNE ECOLE DE LA REUSSITE DE TOUS.MORINEAU FRONT DE GAUCHE50
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Le blog "langue-bretonne.org"
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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