À l'Université de Vienne : un mémoire sur le breton
Assez souvent des étudiants étrangers veulent mener une recherche sur la langue bretonne. J'ai été contacté ainsi il y a quelque temps par Susanne Lesk, qui travaille par ailleurs au département de Gestion des Ressources Humaines à l’Université d’Économie de Vienne, en Autriche. Elle a séjourné cinq semaines en Bretagne en 2009 et rencontré une quarantaine de personnes concernées par la situation linguistique dans notre région. Elle a conduit sa recherche sous la direction du Professeur Georg Kremnitz dans le cadre d'un master de sociolinguistique au département d'Études Romanes de Universität Wien, autrement dit l'Université de Vienne.
En plein dans l'actualité
Le mémoire de 257 pages, très bien présenté, s'intitule : "Ya d’ar brezhoneg" - Aktuelle Praxis und künftige Strategien zur Förderung der bretonischen Sprache ["Ya d’ar brezhoneg" - Pratique actuelle et stratégies futures pour la promotion de la langue bretonne]. Il est rédigé en allemand, mais comporte un résumé de 13 pages en français, une bibliographie de 24 pages et diverses annexes.
La démarche adoptée par Susanne Lesk est néo-institutionnaliste : c'est la première fois que je vois appliquer une telle approche à l'analyse de la situation d'une langue régionale en France. L'auteur m'a expliqué que pour elle aussi c'était tout à fait nouveau et qu'elle s'est inspiré des recherches sociologiques américaines sur les mouvements sociaux : elle a transféré le concept à un objet sociolinguistique.
Il m'a semblé, à la lecture du résumé français, que cette démarche néo-institutionnaliste a permis à S. Lesk d'analyser la question de la langue bretonne avec un regard neuf. Il faut dire qu'elle tombe en plein dans l'actualité, puisqu'il est fortement question en ce moment de politique linguistique régionale, de la ratification (ou de la non-ratification) de la charte européenne, de propositions de loi, des manifestations du 31 mars, etc. Je me demande cependant si son analyse n'est pas un peu trop optimiste, quand elle explique que "tout est prêt" pour un changement institutionnel. Elle le fait avec des réserves certes, mais les résistances au processus d'institutionnalisation me semblent bien plus importantes qu'elle ne l'indique.
Nelly Blanchard a bien voulu rédiger spécialement pour ce blog un compte rendu de lecture du travail de Suzanne Lesk.
Quelle institutionnalisation pour le breton ?
S’interrogeant sur la situation linguistique actuelle en Bretagne - notamment sur la baisse du nombre de locuteurs du breton – et cherchant à cerner les choix possibles pour l’avenir afin de sauver la langue bretonne, Susanne Lesk a choisi pour méthode d’analyse, d’une part, la collecte de données sur le terrain breton (elle a rencontré et interviewé en février et mars 2009 une quarantaine de personnes en lien avec la promotion ou la transmission de la langue bretonne), et d’autre part, l’analyse théorique du néo-institutionnalisme sociologique, autrement dit l’analyse de l’impact des institutions sur la pratique linguistique.
Ainsi, suite à une introduction problématique et méthodologique, puis à un rappel de l’évolution du nombre de locuteurs du breton depuis 1900, l’auteur propose, d’une part, une longue partie dans laquelle elle fait minutieusement un tour descriptif des divers champs en lien avec la transmission ou la promotion du breton (enseignement, médias, politique linguistique de la Région), et d’autre part, une dernière partie permettant de mesurer l’avancée de l’organisation actuelle de la promotion du breton par rapport à une grille de la théorie néo-institutionnaliste en matière de promotion linguistique.
L’auteur en déduit que cette organisation pour la langue bretonne en est à la première des trois phases d’institutionnalisation, à savoir celle nommée « habitualisation » ou « pré-institutionnalisation » (p. 147) et suggère des orientations pour atteindre la pleine institutionnalisation et l’impact normatif nécessaire à la survie de la langue, selon le schéma théorique.
Suivant une sorte de plan de route que la théorie suggère, l’auteur de l’étude se projette par exemple dans l’influence que pourrait avoir un renforcement du soutien de l’État (Charte européenne des langues régionales et minoritaires de France, modification de la législation et de la Constitution française, adaptation du Code de l’éducation)
- dans l’impact que pourrait avoir la mise en place de certifications (chartes, certification en langue bretonne, statut officiel de la langue, rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne des quatre départements, revalorisation de l’image de la langue par les institutions),
- dans l’importance d’une constante négociation avec l’État (notamment au niveau scolaire et médiatique),
- dans l’effet que produirait la construction d’une identité plus homogène, la publicité autour du breton, le développement de la formation en langue bretonne à tous les niveaux, les liens tissés entre diverses institutions bretonnes qui produiraient un effet normatif par leur alliance ou entre institutions bretonnes ou non dont les pratiques devraient être prises pour modèles, etc.
Un très grand nombre d’idées pouvant être reprises par une politique linguistique sont mentionnées dans ce travail à la fois descriptif et programmatique, mais deux tendances semblent toutefois lui donner des limites :
- premièrement celle qui pousse à penser qu’il existe une ligne de bonne conduite qui, en dehors de tout contexte sociohistorique, produit des résultats et mène au succès (il est souvent question ici de « bien agir », « bonnes pratiques », « bons modèles », « recommandations », comme si régnait l’unanimité en la matière),
- et deuxièmement celle sous-entendue par la théorie adoptée selon laquelle le comportement des individus est régi par les attentes normatives imposées par les institutions.
Dans le cas de la politique linguistique en Bretagne, il s’agirait de mesurer la validité d’une telle conception en interrogeant, en plus des acteurs sensibilisés à l’état actuel de la pratique du breton, d’autres membres de la société, afin de mesurer l’impact réel et la légitimité de ces institutions. Il s’agirait en fait, de partir de la réalité sociale pour donner corps à une politique linguistique, et non l’inverse.
Nelly Blanchard
Pour en savoir plus :
Susanne Lesk, « Ya d’ar brezhoneg » - Aktuelle Praxis und künftige Strategien zur Förderung der bretonischen Sprache, [« Ya d’ar brezhoneg » - Pratique actuelle et stratégies futures pour la promotion de la langue bretonne], Universität Wien [Université de Vienne (Autriche)], 2011, 257 pages, dont un résumé de 13 pages en français (de la p. 172 à 185).
Il faut savoir que le mémoire est accessible en ligne : http://othes.univie.ac.at/17377/
Nelly Blanchard est maître de conférences de celtique à la faculté Victor Ségalen (UBO, Brest). Son dernier livre paru est l'édition bilingue des souvenirs de Hervé Burel : Histor eur famill eus Breïs-Izel. Histoire d'une famille de Basse-Bretagne, publié aux éditions Skol Vreizh en co-édition avec le Centre de Recherche Bretonne et Celtique (CRBC).