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Le blog "langue-bretonne.org"
26 octobre 2008

Qu'est-ce qu'une langue ? La réponse de Georg Kremnitz

photoblog_brutdemer39Steve Hewitt est un de ces Américains qui ont (très bien) appris le breton, en l'occurrence celui de Plouaret dans le Trégor. Pour le catalogue de l'exposition "Parlons /du/ breton !" en 2001, il avait rédigé un article intitulé "Qu'est-ce que la langue ?", dans lequel il expliquait qu'il n'est pas si facile de donner une définition exacte de la différence entre une langue et un dialecte. Sur le plan linguistique, disait-il, "on pourrait prendre l'intercompréhension comme critère, mais l'intercompréhension entre deux variétés peut varier considérablement selon les individus".
Pour illustrer son propos, S. Hewitt faisait état de la bonne intercompréhension entre suédois, norvégien et danois, alors qu'elle est "parfois problématique" entre certains dialectes bretons. Il en concluait que "la définition de ce qui constitue une langue plutôt qu'un dialecte est autant politique que linguistique".

Ce sont un peu les mêmes problèmes que vient d'aborder Georg Kremnitz dans la revue catalane "Estudis Romànics". Dans un article sur "la délimitation et l'individuation des langues", il observe également que les sciences du langage n'ont pas réussi à définir des critères indiscutables pour différencier les termes "langue" et "variété" (l'auteur préférant ce dernier terme à celui de "dialecte"). Or l'on fait de plus en plus appel à des arguments linguistiques dans les débats politiques.
G. Kremnitz prend comme exemple les langues romanes. Quand sont posées au XIXe siècle les bases de la romanistique moderne, on inventorie six langues romanes, d'après différents critères. La liste monte ensuite à une dizaine. Mais "depuis une trentaine d'années, le nombre semble littéralement exploser". C'est vrai en France dans le domaine des langues d'oïl, mais aussi dans celui de l'occitan. En Italie, plusieurs régions voudraient faire reconnaître leur variété linguistique. En Espagne, de vifs débats ont lieu autour de l'asturien, du valencien ou de l'aranais : "l'opinion unanime des chercheurs est confrontée à une volonté politique contraire".
Ce n'est pas tout. Tout le monde a lu ou entendu dire que l'on parlerait plus de 5000 langues dans le monde. Pour sa part, le Summer Institute of Linguistics (SIL) en répertorie très exactement 6912. L'estimation du SIL ne serait-elle pas quelque peu fantaisiste ? Eh bien si, justement : et même comique, dit G. Kremnitz. C'est simple : le SIL ne reconnaît pas l'occitan, par exemple, mais seulement le provençal, le limousin, le gascon, le languedocien…  Pour l'allemand, il comptabilise le bavarois, le haut-saxon, le bas-saxon, etc. Ce qui conduit G. Kremnitz à considérer le répertoire de cet institut comme un "assemblage dépourvu de critères clairs", que les bibliothèques commencent pourtant à adopter tel quel. Il ne faut pas méconnaître par ailleurs qu'aux Etats-Unis, ce Summer Institute of Linguistics est une association intégriste protestante qui témoigne de "ce que l'on ne peut appeler qu'un impérialisme culturel" d'origine américaine.

Communication d'une part, identité d'autre part
Georg Kremnitz en vient dès lors à l'analyse des critères possibles pour délimiter les langues. Elles se caractérisent par la tension qui s'établit entre leur fonction de communication et leur fonction de démarcation ou d'identité : "les différents cercles concentriques de facilité de la communication désignent en même temps les différents degrés de l'identité collective". Son schéma, sur ce point, n'est pas très éloigné de celui de badume / standard / norme proposé par Le Dû et Le Berre. Le témoignage de quatre soldats allemands de 1812 ne parvenant pas à communiquer entre eux pour cause de trop grandes différences entre leur parler respectif rappelle celui du Breton Jean-Marie Déguignet surpris de découvrir quelques dizaines d'années plus tard que l'armée française n'est, sous le Second Empire, qu'un conglomérat de parlers différents.
Différentes questions sont évoquées, comme celle de la conscience collective, qui peut motiver des mouvements de renaissance linguistique. Mais si le travail de création d'une norme référentielle "n'est pas accepté par de larges couches de la société concernée, il reste sans effet et tombe dans l'oubli" ou pose problème quand il s'éloigne par trop de la "praxis communicative" des locuteurs. Des tendances contradictoires sont à l'œuvre entre des conceptions fragmentarisantes de la langue et des conceptions synthétisantes.
De surcroît, explique G. Kremnitz, on ne pose presque jamais la question de savoir à partir de quand les différences constatées suffisent-elles pour parler de deux langues différentes. Dès lors, la dialectologie peut-elle aider à résoudre des questions de société ? Faut-il tenir compte de ce que savent les locuteurs des langues qu'ils emploient, autrement dit des représentations ou des imaginations ? Différentes normes référentielles, pluri- ou polycentriques par conséquent, peuvent-elles coexister pour une même langue et contribuer à dédramatiser les débats ?
Au terme de cette réflexion nécessaire, Georg Kremnitz remarque que les linguistes se sont sans doute trop focalisés sur les langues et qu'ils n'ont pas suffisamment pris en compte la communication : "les langues restent un lieu de forte charge idéologique". Il constate que l'objet "langue" est tout quasiment indéfinissable (ce qui ne facilite pas les choses, par rapport à des démarches trop simplistes). Or, une politique linguistique (ou glottopolitique) se doit de tenir compte de toute la complexité des données, en matière d'usage d'une langue ou d'une variété de langue. Il y a les options que prennent les décideurs, il y a les choix que font les locuteurs. Lucide, G. Kremnitz conclut : "la linguistique a beau dire que les locuteurs se trompent, ceux-ci passeront outre, même à leurs dépens".

Kremnitz (Georg). Sur la délimitation et l'individuation des langues. Avec des exemples pris principalement dans le domaine roman. Estudis Romànics, volume XXX, 2008, 38 p.
La revue "Estudis Romànics" est publiée à Barcelone par l'Institut d'Estudis Catalans. Les articles ne sont pas mis en ligne, et le sommaire du n° 30 n'y est pas encore :
www.iecat.net/institucio/seccions/Filologica/estudisromanics/
www.iecat.net/pperiodiques/BV_pub_periodiques2
Le réseau Hermine ne la mentionne dans aucune bibliothèque de Bretagne : http://www.hermine.org

Hewitt (Steve). Qu'est-ce qu'une langue ? In : Parlons / du/ breton !" / dir. Buhez. Rennes : Ed. Ouest-France, 2001, p. 155-157.
Le Dû (Jean), Le Berre (Yves). Parité et disparité : sphère publique et sphère privée de la parole. La Bretagne linguistique, vol. 10, 1995, p. 7-26.
Broudic (Fañch). Jean-Marie Déguignet et la langue bretonne. A praître, janvier 2009, aux Presses Universitaires de Rennes, dans les "Mélanges Donatien Laurent".

Commentaires
J
j'ai bien aimé cet article... surtout pour les questions qu'il pose, car j'en déduis que la définition de ce que l'on désigne par le terme "langue" est bien aléatoire ; rejoignant ainsi ma "passion distante" pour le gallo
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Le blog "langue-bretonne.org"
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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