La langue bretonne en 1847 vue par Flaubert et du Camp. Deuxième partie
Cette page étant la suite de la précédente, je rappelle qu’elle a pour objet de confronter une œuvre littéraire, en l’occurrence le récit de voyage de Flaubert et du Camp en Bretagne "Par les champs et par les grèves", au prisme de la sociolinguistique. Cette étude a initialement été publiée dans le Bulletin de la Société archéologique du Finistère. Je m’appuie sur les deux éditions suivantes de l’ouvrage (photos ci-dessus) :
- Gustave Flaubert, Maxime du Camp. Par les champs et par les grèves/Édition critique par Adrianne J. Tooke. Genève : Droz, 1987, 834 p.
- Gustave Flaubert. Voyage en Bretagne. Par les champs et par les grèves/présentation de Maurice Nadeau. Bruxelles : Éditions Complexe, 1989, 368 p.
Les renvois à la pagination que je fournis seront précédés de la lettre D pour l’édition Droz, et de la lettre C pour l’édition Complexe.
Je présente le dessin ci-dessous comme une aide à la contextualisation des usages de langue dans la première moitié du XIXe siècle en Basse-Bretagne.
- Légende. L’éducation en ville, ou likèss. Dessin d’Olivier Perrin, 1835. "Le père de Corentin qui, sans être riche, jouit d’une certaine aisance, a senti que son héritier ne devrait pas se borner à pouvoir lire et chanter le breton et le latin, et qu’il lui importait de s’initier à cette langue française que dédaignent les vrais enfants de l’Armorique. Il a donc décidé que Corentin irait passer à la ville six mois ou un an…" Alexandre Bouet, 1835.
Deuxième partie
De Louis-Philippe, le roi de France, il vous demandera des nouvelles — par interprète - et si vous le voyez souvent…
Flaubert s’efforce de comprendre le comportement de ces paysans bas-bretons qu’il rencontre partout, sans trop y parvenir. Il les décrit durs au labeur certes, mais miséreux, résignés et passifs, différents à tous points de vue des "gros fermiers cossus" de son pays de Normandie. Pour lui, il est incontestable que leur monolinguisme explique pour une grande part leur situation. Son analyse vaut d’être longuement citée :
- "D’ailleurs, pourquoi (le paysan breton) serait-il gai ? Qu’a-t-il rapporté du bourg ? S’il a vendu son cheval, il lui faudra maintenant porter les fardeaux, et traîner lui-même la charrue : belle avance ! À quoi lui sert le peu d’argent qu’il en a retiré ? Est-ce que tout à l’heure, ou demain, ou la semaine qui s’approche, on ne va pas venir le lui demander dans une langue qu’il n’entend pas, au nom de lois qu’il ignore. Est-ce la peine d’en gagner ? aussi travaille-t-il peu, mal, d’une façon ennuyée et sans s’inquiéter s’il pourrait (sic) mieux faire.
- Méfiant, jaloux, ahuri par tout ce qu’il voit sans comprendre — il s’empresse donc bien vite de quitter la ville — le bourg, et de regagner sa chaumière (…) De ce qui se passe ailleurs il ne sait rien, si ce n’est qu’à vingt ans son fils ira se battre, puis qu’il y a une ville qui s’appelle Paris, et que le roi de France est Louis-Philippe, dont il vous demandera des nouvelles — par interprète — en s’informant s’il vit encore — si vous le voyez souvent, et si vous dînez chez lui" (D372-375).
Les bretonnants ne connaissent pas le français, ou si peu…
Apathie, curiosité et naïveté sont donc selon Flaubert les caractéristiques des paysans bretons, vaguement conscients cependant d’une certaine appartenance à la communauté nationale, d’autant plus attirés par les nouveautés et d’autant plus demandeurs d’informations qu’ils vivent dans un monde fermé vis-à-vis de l’extérieur. On voit bien que d’après Flaubert la langue est pour beaucoup dans un immobilisme souvent décrit par ailleurs : c’est un peu plus tard qu’interviendra la première révolution agricole bretonne et que débutera l’émigration. On comprend mieux aussi les craintes de La Villemarqué et de l’épiscopat breton de voir se fissurer le rempart linguistique qui est censé protéger les paysans bretonnants des nouvelles idées qui pourraient leur être transmises par le biais de la langue nationale.
Les bretonnants ne savent-ils donc pas du tout le français ? En quittant Audierne pour Plogoff, les deux voyageurs font un détour pour se rendre au pardon de Saint-Tugen. Sous une tente qui servait de bistrot, ils rencontrent enfin des interlocuteurs qui n’ignorent pas tout à fait la langue nationale : "nous prîmes place auprès de trois ou quatre bas Bretons, dont une poignée de tabac nous fit des amis. Ils parlaient quelque peu français ; mais avec un accent anglais très prononcé. Ils s’enquirent de nous, de notre pays, de nos habitudes, du motif qui nous amenait chez eux. Ils s’étonnèrent de nos chapeaux, de nos costumes, de nos couteaux et de nos pipes. Ils trouvèrent la conscription une chose injuste, et ils se plaignirent beaucoup de la misère" (D442). La description corrobore sur bien des points l’analyse précédente.
Une petite dizaine de personnes qui s’expriment couramment en français
Sans parler de ceux de leurs interlocuteurs dont il est difficile de savoir en quelle langue ils s’exprimaient réellement, Flaubert et son ami vont tout de même croiser en Basse-Bretagne une petite dizaine de personnes qui s’expriment couramment en français :
- à Carnac, au moment de l’enterrement d’un naufragé, "un jeune homme qui passait à côté de nous, dit en français à un autre :"le bougre, puait-il ! il est presque tout pourri…" (D274).
- près de Carnac, les deux écrivains prennent un canot en compagnie d’un vieux marin, ancien douanier de son état : "le bonhomme causait - il nous parlait des prêtres qu’il n’aime pas — de la viande qui est une bonne chose à manger…" (D276).
- à Quiberon, Flaubert rapporte en français un dialogue entre plusieurs passagers attendant le départ du bateau pour Belle-Isle (Belle-Île). Deux soldats devaient y être envoyés en discipline : l’un, ouvrier parisien d’origine, "nous parla de lui-même, de la prison qu’il va subir — du régiment qui l’ennuie…" (D 287).
- à Penmarc'h, "un ancien du pays nous disait…" (D426)
- à Plovan, l’aubergiste, "Monsieur Bataille", est originaire de Louviers. Il avait été marin de commerce aux Indes et au Japon, avait fait la campagne de Russie, et avait été nommé douanier à Plovan au moment de la débâcle impériale. C’est là qu’il se marie et prend sa retraite : il "vit en bonne intelligence avec le maître d’école, quoiqu’il ne soit pas toujours de son avis : ainsi il trouve la langue bretonne très riche et l’instituteur la trouve fort pauvre" (D437-438).
- à la pointe du Raz, c’est encore avec un douanier que les deux voyageurs "causent pendant quelques minutes" — sous-entendu en français. C’est lui qui demande à un enfant qui lui aussi garde des moutons noirs et ne sait que le breton de leur servir de guide (D445).
- à la sortie d’Audierne, "un cavalier" leur avait suggéré de se rendre au pardon de Saint-Tugen (D440).
- à Daoulas, l’hôtesse les met en relation avec "un bourgeois" susceptible de les accompagner jusqu’à Brest.
- au Huelgoat, le guide était "sourd, ennuyeux, bavard"… (D540).
Au total, deux catégories surtout apparaissent à même de s’exprimer en français : les agents de l’administration (douaniers, instituteur…), pour les raisons qu’on imagine facilement, et les commerçants (hôteliers, aubergistes…) qui ont un intérêt direct à jouer les intermédiaires linguistiques vis-à-vis des visiteurs qu’ils hébergent.
Un cirque italien à Guingamp, un jeune colporteur génois à Lorient
Ni Flaubert ni Du Camp ne se sont mis en peine d’apprendre le breton pour les besoins de leur voyage en Bretagne. Ils le reconnaissent d’ailleurs en ironisant sur toutes les explications plus ou moins fantaisistes qu’on propose sur l’origine des alignements de Carnac : "il y a un Karnac en Égypte, s’est-on dit ; il y a un en Basse-Bretagne. Nous n’entendons ni le Cophte, ni le breton : or il est probable que le Karnak d’ici descend du Karnak de là-bas : cela est sûr, car là-bas, ce sont des sphinx alignés, ici ce sont des blocs ; des deux côtés, c’est de la pierre…" (D260).
Ils n’étaient pourtant pas insensibles aux "langues étrangères", et ils avaient appris l’italien. Au pardon de Guingamp, ils assistent au spectacle d’un cirque dont la présentation se faisait bien sûr en musique, et "en méchant français, émaillé d’italien" — c’est donc ainsi que des troupes d’origine extérieure pouvaient se présenter en Basse-Bretagne. Du Camp aurait voulu séduire une des danseuses de cordes, une "fille demi-sauvage (…). J’allais causer avec elle ; je lui adressai la parole en italien au grand ébahissement des bourgeois de Guingamp (…) Elle est bergamasque…" (D548-551).
Quelques semaines auparavant, au départ de Lorient, il avait croisé "un jeune marchand de statuettes, portant sa planche sur sa tête, en chantant une chanson génoise. Je repris le refrain (…). Nous causâmes quelques minutes avec lui. Il n’a pas seize ans, et il vient de Florence… (D338). Des étrangers se déplaçaient donc alors en Basse-Bretagne pour leurs affaires, sans savoir ni le breton ni le français.
L’habitant des villes se désenbretonne
L’un des passages les plus remarquables de "Par les champs et par les grèves" est celui où Flaubert séjournant à Quimper perçoit la confrontation entre deux mondes, l’un rural et bretonnant, l’autre urbain et de plus en plus francophone. "Dans les villes, écrit-il, quoique la langue persiste, le caractère s’efface — le costume national d’abord devient plus rare - refoulé qu’il est dans la campagne par l’envahissement progressif du tailleur et de la couturière…". D’après lui, l’habitant des villes "se désenbretonne" (souligné par l’auteur), et il explique que cela provient de ses contacts avec les personnels des Messageries, par exemple, ou de ses conversations "avec l’huissier, le commis de mairie ou l’employé de la sous-préfecture, lesquels lisent les journaux et savent ce qui se passe dans le monde".
Ce qu’il y a de plus breton dans les villes ce sont les pauvres filles que l’on fait venir pour servir de domestiques
- La conséquence en est que le citadin "arrive à s’écarter du paysan qu’il méprise de plus en plus, et qui s’éloigne de lui davantage à mesure qu’ils se comprennent moins". Ne reste en ville qu’une seule catégorie sociale à conserver les traits de leur milieu d’origine : "ce qu’il y a encore de plus breton dans les villes ce sont les pauvres filles que l’on fait venir pour servir de domestiques". Elles forment incontestablement un corps soudé et peut-être solidaire, se promenant le dimanche "par bandes de dix ou vingt, sur les places".
- Mais "confinées dans leur service", elles ne peuvent communiquer avec qui pourrait leur faire "perdre le caractère natal". Leurs seules relations semblent être ceux qui viennent de leur village vendre les œufs et le beurre à la ville ; elles y retournent d’ailleurs pour "s’y retremper à ce que la patrie a de plus distinctif : le langage et le costume (…). Ainsi se conserve au milieu d’une population déjà bâtarde, ce petit peuple entêté qui tournoie dans l’autre sans y perdre ses angles".
Le présent fait cirer ses bottes par le passé et ne l’en remercie même pas
Le futur auteur de "Madame Bovary" ne se contente pas de ce commentaire. Au chef-lieu du Finistère, il est témoin d’une scène dont le récit traduit à la fois son scepticisme, son esprit critique et une réelle admiration pour ceux qui ne sont même pas considérés:
- "à Quimper, à table d’hôte, en regardant la servante, fille large d’épaules, de visage âpre et d’une tenue rigide, avec son bonnet blanc, ses bouts de manche et son bavolet carré, qui servait des œufs à la neige, à un gros monsieur en lunettes d’or, inspecteur des contributions indirectes, je me disais : voilà donc les deux sociétés face à face, et le rapport final d’un siècle à l’autre : le vieux portrait s’humilie devant la caricature moderne ; d’où j’ai tiré cet axiome : Le présent fait cirer ses bottes par le passé et ne l’en remercie même pas" (souligné par l’auteur) (D377-378).
Synthèse
Le paysage linguistique de la Basse-Bretagne au milieu du XIXe siècle : tout ce territoire n’a pour langue que le breton
À la lecture du récit de Gustave Flaubert et Maxime du Camp, le paysage linguistique de la Basse-Bretagne paraît clairement établi : tout ce territoire n’a pour langue que le breton, au point qu’il est bien difficile d’y circuler si on l’ignore. On le parle aussi dans les villes. Mais la connaissance du français est une caractéristique urbaine et en même temps socialement circonscrite puisqu’elle est surtout le fait des fonctionnaires et de la bourgeoisie. En dehors des villes, elle apparaît plutôt exceptionnelle. Les deux voyageurs ont fortement ressenti l’existence d’un peuple bas breton, pointant ici l’immobilisme (y compris linguistique) des campagnes, là les évolutions déjà perceptibles en milieu urbain.
Le récit "Par les champs et parles grèves" corrobore globalement les autres sources d’information disponibles à la même date.
- La seconde édition du "Dictionnaire" d’Ogée, publiée en deux volumes en 1843 et 1853 par Marteville et Varin, accole la mention "on parle le breton" à la plupart des communes de Basse-Bretagne, même si la connaissance du français commence à se répandre ici ou là.
- La "Géographie départementale des Côtes-du-Nord" publiée une vingtaine d’années plus tard en 1862 par J. Gaultier du Mottay ainsi que la correspondance qui lui servit à la rédiger font également le constat du caractère dominant et "naturel" de la pratique du breton, avec certaines nuances pour les communes les plus importantes.
- Selon l’enquête lancée en 1864 à l’initiative du ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy, 556 communes de Basse-Bretagne sont considérées comme des communes où "la langue française n’est pas encore en usage".
D’autres voyageurs et les agents de l’administration eux-mêmes, dans la première moitié du XIXe siècle, confirment les impressions de Gustave Flaubert et de Maxime du Camp.
- Michelet, en 1831, considère la Bretagne bretonnante comme "un pays tout à fait étranger au nôtre".
- La même année, le sous-préfet de Quimperlé, Auguste Romieu, ne repère que neuf personnes pouvant parler le français dans une commune de 2 000 habitants.
- En 1835, Mérimée se voit dans l’obligation d’apprendre ne serait-ce qu’une phrase de cette "langue que le diable a inventée… Lavarèt d'in pélèc'h azo unenbennak ago zéfé gallec… Dites-moi où il y a quelqu’un qui parle français".
- Lorsqu’ils enquêtent en Bretagne en 1840-41, les deux statisticiens Villermé et Benoiston de Châteuneuf parlent des Bretons comme d’un "peuple à part" s’exprimant dans une "langue que lui seul comprend, et que n’entend personne".
Toutes les observations sont donc concordantes : la Basse-Bretagne est alors un pays monolingue, où l’on ne parle habituellement que le breton, où la connaissance du français est limitée. C’est seulement aux alentours de la guerre 14-18 — la connaissance du français ayant progressé pour différentes raisons et notamment à cause du rôle joué par l’école - que le monolinguisme deviendra minoritaire et que le bilinguisme va s’installer pour longtemps.
Pour en savoir plus
- Alexandre Bouët, Olivier Perrin. Breiz-Izel ou vie des Bretons de l’Armorique. Paris, B. Dusillon, 1835-1844.
- Eugène Bérest. L’itinéraire de Flaubert : Par les champs et par les grèves. Dans Jean Balcou et Yves Le Gallo (dir.), Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1987, vol. II, p. 211-218.
- Fañch Broudic, Littérature et sociolinguistique. Relire Flaubert. Bulletin de la Société archéologique du Finistère, tome CXXIV, 1995, p. 304-312.
- Fañch Broudic, La pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995, 490 p, et notamment p. 277-281.
- Gustave Flaubert, Maxime du Camp. Par les champs et par les grèves / Édition critique par Adrianne J. Tooke. Genève : Droz, 1987, 834 p.
- Gustave Flaubert. Voyage en Bretagne. Par les champs et par les grèves / présentation de Maurice Nadeau. Bruxelles : Éditions Complexe, 1989, 368 p.
- Remo Forlani, La déglingue. Paris, Denoël, 1995.