La langue bretonne vue et entendue par Gustave Flaubert et Maxime du Camp en 1847. Première partie
Si j’ai consacré mes deux messages précédents sur ce blog à Flaubert et à Proust, c’est qu’avec un léger décalage par rapport à l’année Flaubert, je le reconnais, j’ai pensé à mettre en ligne une étude que j’ai déjà publiée en 1995, mais que vous, lecteurs de ce blog, n’avez sans doute jamais lue, sur les multiples observations que font Flaubert et du Camp à propos de la langue bretonne dans le récit de leur voyage Par les champs et par les grèvesen Bretagne en 1847. Je pars en outre d’un double constat.
Le premier est que les exégètes d’un ouvrage, qu’il soit ancien comme celui-ci ou tout récent, ne pensent guère à analyser ce qu’écrit tel ou tel auteur sur sa langue ou sur une autre qu’il entend dans son environnement. Or, bien plus souvent qu’on ne le croit, les écrivains prennent en compte des situations de langue dans leurs écrits.
L’exemple d’un Italien à Paris entre les deux guerres
Ainsi, dans La déglingue, un beau roman de Remo Forlani paru chez Denoël en 1995 et qu’il présente comme étant "autobiographique à cent pour cent", il décrit sa jeunesse à Paris sous l’Occupation, dans une famille d’origine italienne. Son père était venu travailler en France entre les deux guerres, alors qu’il ne parlait que le bergamasque. Il épouse une Française, parvient à monter une belle entreprise de maçonnerie avant de faire faillite, et sombre dans l’alcoolisme : Forlani l’appelle alors "l’éthylique bilingue" – une étonnante expression que quelques Bretons auraient sans doute pu aussi s’approprier. Mais c’est tout le livre qui, sur un superbe ton de tragi-comédie, fourmille d’observations révélatrices d’une situation sociolinguistique à Paris même, il n’y a pas si longtemps.
Une œuvre littéraire au prisme de la sociolinguistique
Le récit de voyage de Gustave Flaubert et Maxime du Camp n’a certes pas été poli comme un roman, mais il se prête très bien à une telle mise en perspective. Cette étude a été donc été rédigée dans le cadre de la relecture d’une œuvre littéraire au prisme de la sociolinguistique. Elle a été publiée initialement dans le Bulletin de la Société archéologique du Finistère, tome CXXIV, 1995, p. 304-312.
Pour cette étude, je m’appuie sur les deux éditions suivantes de livre de Flaubert et du Camp (photos, supra) :
1. Gustave Flaubert, Maxime du Camp. Par les champs et par les grèves/Édition critique par Adrianne J. Tooke. Genève : Droz, 1987, 834 p.
2. Gustave Flaubert. Voyage en Bretagne. Par les champs et par les grèves / présentation de Maurice Nadeau. Bruxelles : Éditions Complexe, 1989, 368 p.
Les renvois à la pagination que je fournis seront précédés de la lettre D pour l’édition Droz, et de la lettre C pour l’édition Complexe.
Première partie
Sac au dos, le plus souvent à pied, dans un pays juxtaposé
C’est en 1847 que Flaubert, accompagné de son ami Maxime du Camp, entreprend un voyage en Bretagne. Ce voyage, ils l’ont préparé pendant un an en compulsant essais et livres d’histoire, et ils sauront ainsi partout ce qu’il faut voir. À compter du 1er mai et pendant trois mois, sac au dos, le plus souvent à pied, parfois en voiture, "seuls, indépendants, ensemble", ils effectuent le tour complet de la Bretagne, en commençant d’ailleurs par les châteaux de la Loire.
Comme les voyageurs du XVIIIe siècle, comme Chateaubriand, Lamartine, Gautier et bien d’autres, ils avaient prévu de rédiger le récit de leur aventure. Initialement, la rédaction devait se faire en cours de route. Ils se contentent de prendre des notes, et c’est à leur retour seulement qu’ils entreprennent ce qui deviendra "Par les champs et par les grèves", du Camp écrivant les chapitres pairs et Flaubert les impairs, et ce sera pour l’un et l’autre un travail laborieux. Les deux auteurs n’avaient pas eu d’abord l’intention de publier leur récit, et ce n’est qu’en 1885 qu’intervient la publication du seul texte de Flaubert, la première édition intégrale n’ayant lieu qu’en 1973.
En 1847, le chemin de fer ne traversait pas encore la Bretagne – il le fera une quinzaine d’années plus tard - ce qui permet à Maxime du Camp d’écrire par la suite dans ses "Souvenirs littéraires" qu’elle n’était alors "qu’un pays juxtaposé" (C20) : il rapprochait la Loire-Inférieure de l’Anjou et l’Ille-et-Vilaine de la Normandie, mais la Bretagne bretonnante c’était autre chose : "on se sentait dans une région primitive (…). Sauf la route stratégique, on ne trouvait guère que des chemins creux surplombés par des haies (…) ; pour langage, le celtique ; pour monuments d’histoire, le dolmen et la pierre branlante ; maigre bétail, culture enfantine, bourgades délabrées, insouciance, superstition, misère : la Gallia comata du temps de Jules César. C’était à la fois étrange et lointain".
À Quimperlé : ils étaient beaux, ces hommes
Ce sont ce dépaysement et cet exotisme si loin de la civilisation et de la vie moderne en France même qui séduisent les voyageurs. Mais tous deux se méfient des clichés et ironisent volontiers sur la celtomanie déjà à la mode (et sur bien d’autres choses d’ailleurs) : eux affichent au contraire à plusieurs reprises leur "celtophobie", trouvant par exemple Quimperlé très agréable, bien que n’offrant "rien de celtique, de romain ni de phénicien" (D357).
Ceci n’empêche pas Flaubert de manifester une réelle sympathie pour les habitants de cette région : assistant à un office à Sainte-Croix de Quimperlé, il est surpris par la qualité du recueillement des hommes et des femmes qui s’y trouvent : "ils étaient beaux, ces hommes – beaux, parce qu’ils étaient vrais (….). Chacun d’eux paraissait porter en lui plus de choses qu’il n’y en a ordinairement dans un homme" (D368).
À Carnac : on y dort, on y boit, on y fait l’amour, et on y meurt tout comme chez nous !
C’est en se déplaçant de Locmariaquer à Carnac que M. du Camp observe qu’"on ne parle presque plus français" (C115). Pour autant, les deux auteurs ne rapportent qu’assez peu de termes bretons dans le texte, et il est assez significatif que ceux qui sont cités soient surtout "bragow -brass" (à trois reprises – D365, 371, 397) et "peulvan" : "un Peulvan autrement dit un Menhir" (sic – D266). À propos de la Vénus de Quinipily, Flaubert précise en note que dans le pays elle "s’appelle la vieille Couarde (Groah goard)" (D356).
À partir du moment où ils se trouvent en pays bretonnant, les deux voyageurs sont confrontés à la nécessité des échanges alors qu’ils ne connaissent pas la langue du pays. Le fait que tout le monde ou presque ignore le français et ne s’exprime qu’en breton paraît cependant à Flaubert chose naturelle. À Carnac, dont la tranquillité lui plaît, il écrit : "quoique ne parlant pas français (…) on vit donc ici tout de même ! on y dort, on y boit, on y fait l’amour, et on y meurt tout comme chez nous ! Ce sont aussi des humains que ces êtres-là ; mais comme ils s’occupent peu du Salon et de l’Exposition de l’industrie…" (D253).
À Plogoff : Nous étions là, plus incompris, plus perdus que chez les Lapons ou les Algonquins
Il arrive pourtant aux deux touristes de s’énerver et de se croire égarés à l’autre bout du monde, chez un peuple primitif, lorsqu’ils ne trouvent personne qui puisse les comprendre. Faisant route vers la pointe du Raz, croyant être arrivés à Plougoff (Plogoff), ils cherchent une auberge : "les portes se refermaient devant nous, nul n’entendait nos questions, et ceux à qui nous parlions riaient quand ils n’avaient pas peur (…). Nous étions là, nous regardant tous deux, moitié souriants, moitié furieux, plus incompris, plus perdus que chez les Lapons ou les Algonquins. Enfin, un homme qui raccommodait une charrue nous devina assez pour nous répondre ; il nous indiqua presque clairement notre chemin…" (D443).
En présence d’inconnus dont ils ne parlent pas la langue, les monolingues bretonnants au milieu du XIXe siècle peuvent donc manifester de la méfiance, mais aussi – autre comportement possible - répondre par le rire. À Landévennec également, G. Flaubert et M. du Camp notent le même type de réaction lorsqu’ils croisent "une grande jeune fille – blonde et blanche" : elle "se tenait debout à nous regarder sans rien dire (…) ; elle riait quand on lui parlait, et vous quittait aussitôt" (D479).
Les paysans au marché de Rosporden : l’étranger, on le dévore d’un regard curieux…
Ils font état d’une autre attitude encore : le silence. Ne comprenant pas ce qu’on leur demande, les bretonnants de rencontre, intimidés sans doute, préfèrent ne rien dire : à Belle-Île, écrit Flaubert, "nous avons vu une ferme ; nous sommes entrés dedans ; une femme en guenilles nous a servis dans des tasses de grès du lait frais comme de la glace – c’était un silence singulier. Elle nous regardait avidement - et nous sommes repartis" (D296).
Le regard est enfin très souvent le moyen d’expression de ceux qui, ne connaissant que leur propre langue, sont incapables de s’exprimer dans celle de l’étranger : pour les paysans rencontrés au marché de Rosporden, celui-là apparaît comme "quelque chose d’extraordinaire, de vague et de miroitant (…) ; on le dévore du regard – d’un regard curieux – envieux – haineux peut-être" (D374-375). À Plogoff, Flaubert et du Camp signalent que le jeune guide qui leur fait visiter la pointe du Raz les "appelait du regard", et même les interrogeait "d’un regard intelligent qui tachait à pénétrer le sens de nos paroles qu’il ne comprenait pas".
Curieusement d’ailleurs, "cet enfant estropié" – il a le bras "terminé par un hideux moignon" - Maxime du Camp considère que pour eux "il était muet, car nous ne savions rien de son langage", qu’il parlait "un langage inconnu" (D445-450). C’est la seconde fois que les deux voyageurs qualifient le breton de "langue inconnue" : alors que le langage du regard est perçu comme immédiatement compréhensible – bien que non suffisant - les mots exprimés dans une langue ignorée les conduisent à considérer leur interlocuteur comme handicapé, non pas seulement physiquement – ce qu’il est en réalité - mais du point de vue de l’expression. Le handicap en la circonstance était pourtant le leur (D445-450).
À Plovan, un enfant en haillons, gardant des moutons noirs et criant des mots dans sa langue inconnue
Plusieurs fois, les deux écrivains se trouvent ainsi dans la situation de ne pouvoir communiquer avec leurs interlocuteurs. Cherchant à atteindre Daoulas à la tombée de la nuit, ils ne savent quelle direction prendre : "ne rencontrant personne enfin, qui pût nous dire notre route, et deux ou trois paysans à qui nous nous étions adressés, ne nous ayant répondu que par des cris inintelligibles, nous tirâmes notre carte…" (D480).
Cette "inintelligibilité" doit-elle être attribuée aux autochtones, ou bien n’est-elle en réalité que le fait des voyageurs eux-mêmes ? En tout cas, elle a quelquefois du bon, car les prières des mendiants qui un peu partout se ruent sur vous, "et s’y cramponnent avec l’obstination de la faim (…) sont malheureusement fort longues et heureusement inintelligibles" (D375).
La compréhension mutuelle, dans ces cas-là, n’existe donc pas. Toute situation inattendue prend, du coup, une autre dimension. Flaubert et du Camp usent d’un vocabulaire exacerbé pour tenter de rendre les sons qui les surprennent et qu’ils captent au fur et à mesure de leur déplacement. Les paysans des environs de Daoulas, on vient de le voir, ne répondent "que par des cris". Mais ce ne sont pas les seuls : un enfant en haillons, gardant des moutons noirs du côté de Plouvan (Plovan) est signalé lui aussi "criant des mots dans sa langue inconnue" (D430).
À Daoulas, une petite fille en guenilles s’enfuit "avec la vivacité d’un chat, en poussant des cris aigus" (D482). À Pont-Croix, un enfant qui demande l’aumône émet également "une plainte criarde" (D452). Les villages de Plogoff sont décrits tristes, misérables, taciturnes, et leurs habitants "parlent d’une façon lamentable : leur voix a toujours l’air de la plainte d’un mendiant" (D444). À Plouharnel, un mendiant "beuglait d’une voix terrible, en frappant à coups redoublés contre la porte d’une maison voisine" (D309).
Près d’Auray, des lavandières riaient, chantaient et babillaient…
En fait, la terminologie utilisée par Flaubert et du Camp se révèle comme une simple transposition de leurs préjugés sociaux et comme la traduction écrite des rejets qu’ils manifestent lors de leurs rencontres. Un contexte moins rébarbatif ou plus souriant les conduit aussitôt à transcrire les sonorités du langage breton en des termes moins dépréciatifs, ou plus neutres en tout cas. Près de Vannes ou d’Auray, "des lavandières riaient, chantaient et babillaient auprès d’une mare" (D336). Du côté de St-Eugen (Saint-Tugen), "un vieillard récitait des litanies" (D440).
Le breton conserve pour eux cependant un réel aspect de rusticité et de rudesse : à Rosporden, un jour de marché, "la place était pleine de paysans, de charrettes et de bœufs : on entendait sonner les rauques syllabesceltiques, mêlées au grognement des animaux et au claquement des charrettes" (D371) ; à Morlaix, "les paysans en veste courte, en culottes bariolées causaient haut (…), les femmes (…) marchandaient des ciseaux" (D532).
Prochain message, à suivre : Deuxième partie.