La citation équivoque d’un auteur breton juriste
Dans une chronique récente, Yvon Ollivier s’intéresse à la manière dont la région Bretagne gère, pour ce qui la concerne, l’épreuve de la crise sanitaire du moment, ce qui le conduit à s’exprimer sur ce que serait, d’après lui, "la vraie nature du Pouvoir régional". Juriste et par ailleurs auteur prolixe et prolifique, il s’exprime en général avec de la vivacité, si ce n’est de la virulence : le titre de son dernier livre, Lettre à ceux qui ont renoncé à la Bretagne, en est une illustration. Sa parole et ses écrits semblent bien perçus dans diverses sphères du mouvement breton, autrement dit l’Emzao ou Emsav.
Un pouvoir breton qui ne défendrait pas nos intérêts ?
Dans la chronique dont je parle, Yvon Ollivier rend compte de la session du Conseil régional de Bretagne du 9 avril dernier au prisme de la "seule chose [qui] importait" à ses yeux : "la capacité d’un Pouvoir (sic) breton à exister en temps de crise sanitaire et à poser à l’administration — l’ARS — les vraies questions qu’attendent les Bretons". Le réquisitoire est sans appel : ce pouvoir breton là est disqualifié en raison de sa servilité et du fait qu’il ne serait "qu’une émanation du pouvoir parisien". Yvon Ollivier livre son intime conviction à partir d’un postulat qui lui paraît d’évidence : "nous ne disposons pas d’un Pouvoir (sic) breton capable de défendre nos intérêts".
Je n’ai aucunement l’intention de vérifier ces assertions, d’autant que du point de vue de celui qui les énonce elles sont d’évidence. Je ne vais pas non plus vraiment les confronter aux débats qui se sont tenus ce jour-là dans l’enceinte, restreinte, du Conseil régional ni aux décisions qui ont été votées — c’est assez rare, et il faut le souligner — à l’unanimité. Non, ce qui m’interpelle dans la chronique d’Yvon Ollivier c’est la citation qu’il produit en appui de son discours et qu’il rapporte dans les termes suivants :
- "Est souverain qui décide de la situation exceptionnelle" pour reprendre le fameux adage d’un juriste tristement célèbre.
Je reconnais avoir écarquillé les yeux à la lecture de cette phrase, d’autant qu’il est précisé en fin de chronique qu’on la doit à Carl Schmitt, un Allemand de confession catholique devenu le juriste officiel du nazisme entre 1933 et 1936, c’est Yvon Ollivier lui-même qui l’écrit (d’après Wikipédia). En quoi donc ce "fameux adage" pouvait-il contribuer à la compréhension de la situation actuelle de la Bretagne et s’appliquer au fonctionnement des institutions régionales ?
Carl Schmitt : prendre des décisions d’autorité et non par la voie démocratique
Je ne connaissais pas cette maxime. Comme Yvon Ollivier ne fournit aucune indication à son sujet, ni d’ailleurs la (trop) longue page que Wikipédia consacre à son auteur, j’ai fini par apprendre qu’elle est extraite de Théologie politique, un ouvrage que Carl Schmitt (1888-1985) a publié en 1922, et jugée représentative de sa pensée. La traduction française n’est parue qu’en 1988 chez Gallimard, qui le présente comme une des figures majeures de la pensée politique du XXe siècle.
En 2005, Jean Zaganiaris insiste pour sa part dans la revue "Mouvements" sur la richesse ainsi que la complexité d’une œuvre importante dans le domaine de la pensée politique. "Pourtant, écrit-il, les solutions proposées par Carl Schmitt au cours des années 1920-1930, inspirées entre autres par la contre-révolution théocratique du XIXe siècle, semblent être un remède pire que le mal qu’il prétend guérir".
Schmitt est un adepte du décisionnisme, un courant qui, d’après le site Étudier, consiste "à faire reposer tout système de normes sur une pure et simple décision d’autorité". Aux dires du juriste et philosophe allemand, un souverain — soit un chef de gouvernement ou un décideur, comme on dirait aujourd'hui — est qualifié pour résoudre de lui-même une situation exceptionnelle non prévue par la loi. Schmitt n’apparaît assurément pas comme ayant été un adepte de la démocratie parlementaire ni de la démocratie tout court.
Il poursuit son évolution au cours des années qui suivent. Après avoir été nommé professeur à l’Université de Berlin, il choisit d’adhérer au parti nazi le 1er mai 1933. Il théorise et justifie alors sans tergiverser les pires initiatives des autorités. Alors qu’il avait des amis juifs, il assume d’être antisémite et raciste. En 1936, on lui reproche pourtant de n’être nazi que par opportunité, mais il peut continuer à enseigner à l’université. Jean Zaganiaris observe que, comme Heideger, "il se compromit bel et bien au cours de la période nazie".
Disposer d’un vrai pouvoir breton ?
Il est temps qu’après cette digression nécessaire j’en revienne à la chronique d’Yvon Ollivier évoquée plus haut. Pourquoi avoir fait référence à Carl Schmitt, dont il admet qu’il est "un juriste tristement célèbre" ? Pourquoi s’appuyer sur une citation qui date certes de bien avant sa période nazie, mais n’en est pas moins controversée, pour mettre en cause le fonctionnement du Conseil régional de Bretagne ? Qu’est-ce qui peut justifier d’alléguer une telle référence, si ce n’est une part de conviction ? Est-ce plaider pour un pouvoir autoritaire, éventuellement autoproclamé ? Qu’il soit breton ne change rien à l’affaire.
Si je comprends bien, Yvon Ollivier reproche au Conseil régional de Bretagne et à son président Loïg Chesnais-Girard (qu’il ne cite pas) de ne pas avoir su ou osé alléguer le motif de la crise sanitaire en cours pour prendre des décisions exceptionnelles. Lesquelles ? "Aucune velléité d’émancipation" de leur part, écrit-il, "si ce n’est le verbiage à la mode". C’est donc de cela qu’il s’agit ? On l'avait presque deviné.
Tout un chacun a son rêve de Bretagne. Mais lui-même se retrouve dans l’inaction à continument demander que "nous disposions d’un vrai Pouvoir (sic) breton." Il reste juste à dégager un consensus sur le critère de la véridicité en la matière. Un préalable assez simple est également requis : "il faudra déjà disposer d’élus capables de dire les choses et de poser les questions qui fâchent", assure Yvon Ollivier. Je ne doutais pas qu'il soit un partisan du suffrage universel, mais ça va mieux en le disant, car dans la pensée schmittienne le souverain a le monopole de la décision. Vivement les prochaines élections régionales !
On peut déceler d’autres failles dans l’analyse de l’auteur breton et juriste. Tout en reconnaissant que les décisions adoptées par le Conseil régional par rapport à la crise du Covid-19 vont "dans le bon sens", il profère qu’"en temps de crise, le pouvoir régional de B4 [la région Bretagne à quatre départements] est inexistant". C’est sûr, le Conseil régional de Bretagne pourrait ou devrait disposer de bien plus de compétences qu’il n’en a. Devrait-il donc outrepasser ses prérogatives, selon "le fameux adage" de Carl Schmitt, et s’octroyer de lui-même une capacité à légiférer et à prendre des mesures exceptionnelles qu’il n’a pas ? La Bretagne devrait-elle en France fonctionner sur un mode autoritaire comme le fait par exemple aujourd’hui la Hongrie en Europe ? Fort heureusement, on n’en est pas là.
- Le texte d’Yvon Ollivier, La région Bretagne à l’épreuve de la crise sanitaire ou la vraie nature du Pouvoir régional, a été mis en ligne sur les sites Agence Bretagne Presse et NHU notamment.
- Je préviens à tout hasard que les (sic) dans ce post ne signalent que des majuscules inappropriées. Les mots en italique sont de mon fait.
- Photo : Yvon Ollivier, président de la 25e édition du Festival du livre de Carhaix, le 25 novembre 2014.
- Mise à jour : 24 avril 22h32