Une conférence chantée et un concert exceptionnels
Au début du mois, s'est tenu à Quimperlé le congrès de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne (la SHAB). Au programme figurait une conférence publique à deux voix, dont l'originalité était qu'elle était assurée par une historienne, Eva Guillorel (maître de conférences d'histoire moderne à l'université de Caen), et par une interprète de chants traditionnels, en l'occurrence Marthe Vassallo.
Quand l'une présentait les éléments du dossier et développait son analyse du sujet, l'autre les illustrait d'extraits des gwerziou de son répertoire, en y introduisant son petit grain de sel et en témoignant de sa relation personnelle à ce type de chansons. La complicité entre les deux intervenantes était totale.
Femmes victimes, femmes coupables ?
Mais de quoi donc était-il question ? Une thématique autour de la chanson collectée s'imposait au pays de La Villemarqué. L'intitulé retenu pour la conférence était le suivant :
- Femmes victimes, femmes coupables ? La société bretonne d'Ancien Régime au prisme des complaintes de tradition orale (voir message du 28 août).
Eva Guillorel a mis en évidence dans sa thèse et dans ses travaux que les gwerziou (les complaintes de tradition orale en langue bretonne) pouvaient être une source documentaire remarquable pour l'étude de la société bretonne des XVIe et XVIIe siècles : elles permettent d'éclairer les comportements et les sensibilités d'individus et de groupes dont on retrouve moins de traces que pour d'autres dans les archives écrites. C'est notamment le cas des femmes, très présentes dans les gwerziou dans la mesure où elles en sont les protagonistes et qu'elles en ont été également les interprètes qui ont contribué aux collectages du XIXe siècle.
Des faits divers sanglants
Ce qui a longtemps laissé dubitatifs les historiens c'est que les complaintes rapportent des événements qui peuvent être précisément datés et qu'elles permettent de documenter les difficultés et les aspirations des femmes dans la Bretagne d'Ancien Régime. Elles décrivent des faits divers sanglants ou sordides, assez semblables à ceux dont nous entendons toujours parler à notre époque : infanticides, suicides, enlèvements, assassinats, meneuses de bandes… Dans ces récits, les femmes apparaissent parfois comme des coupables, le plus souvent comme des victimes.
Même s'il y avait peu de bretonnants dans la salle, l'historienne et la chanteuse – qui ne manquent pas d'humour, aussi difficile que soit le sujet - ont su partager avec leur auditoire leur passion et leurs connaissances tout comme l'émotion qu'engendre l'écoute de gwerziou. La dynamique de leur prestation a fait de ce moment un temps fort du congrès de la SHAB. Il ne reste qu'à formuler deux souhaits :
- que les actes du congrès de Quimperlé de la SHAB, dans quelques mois, soient pour une fois accompagnés d'un CD
- qu'Eva Guillorel et Marthe Vassallo puissent avoir l'opportunité de présenter leur conférence chantée en d'autres lieux et devant d'autres publics à l'avenir.
"(Ré)interpréter les chants du Barzaz Breiz" : un concert à la Faculté
Je ne pense pas que ce soit une première, mais celui qui a été donné jeudi dernier à la Faculté Victor Ségalen, à Brest, visait à marquer la sortie des actes d'un colloque qui s'est tenu il a près d'un an au manoir de Kernault, en Mellac, à l'occasion du 200e anniversaire de la naissance de Théodore Hersart de la Villemarqué, l'auteur du Barzaz Breiz. Ce sont les directeurs du volume, Nelly Blanchard et Fañch Postic, qui l'ont présenté.
On ne connaît vraiment de La Villemarqué que son Barzaz Breiz, lequel a contribué en raison de sa notoriété à forger "une Bretagne-image" qui survit jusqu'à aujourd'hui, et a réellement occulté par ailleurs la vie et l'œuvre de son auteur. Le colloque comme l'ouvrage qui en est issu se proposent donc de briser le miroir et de faire savoir que La Villemarqué n'est pas que le si fameux Barzaz Breiz. Onze contributions s'y attellent, et j'y reviendrai.
Pour autant, il était inconcevable de ne pas évoquer cette anthologie au moment du 200e anniversaire de sa naissance. Les organisateurs du colloque ont été astucieux : ils ont voulu donner à entendre ou à réentendre diverses interprétations des chants du Barzaz Breiz telles qu'elles ont été proposées depuis près de deux siècles, pour aller au-delà de celles que nous avons tous dans l'oreille (pour les avoir entendues à la radio, en concert ou sur CD). Le résultat est saisissant.
Nelly Blanchard et Fañch Postic étaient conscients que ces réinterprétations constantes des chants du Barzaz Breiz se caractérisent "par leur longévité, leur diversité et leur rayonnement international". Ils voulaient simultanément ouvrir une réflexion sur la réception de ces chants dans le milieu musical : les arrangements, la chronologie et la périodisation, l'esthétique, l'instrumentation, la production… On pourrait y ajouter une sorte de prosopographie des interprètes et des publics. Pour l'instant, ce projet qui s'annonce prometteur n'en est qu'au stade de la formulation.
Le concert donne déjà une idée de la diversité des réinterprétations successives. Il avait déjà été donné une première fois en l'église de Mellac en novembre 2015, lors du colloque. Si vous n'avez assisté ni à celui-ci ni à celui de jeudi à la Faculté, vous pouvez toujours l'écouter, puisqu'un CD est inclus dans le volume des actes du colloque. C'est déjà une bonne raison de se le procurer.
De quoi ce concert était-il donc fait ?
C'est, d'après Nelly Blanchard, "un chemin qui mène des réinterprétations du passé à la création contemporaine". Le programme est dense.
Marthe Vassallo au chant et au piano interprète deux des chants du Barzaz Breiz comme on ne les a jamais entendus, d'après les partitions de Friedrich Silcher publiées dans son édition allemande en 1841. On y détecte "l’influence du romantisme allemand sur l’œuvre et l’influence de l’œuvre de La Villemarqué sur des compositeurs allemands comme Wagner". Je n'avais jamais imaginé – et ne suis sans doute pas le seul – qu'on pouvait chanter des gwerz à la manière de lieder : c'est très surprenant et ça tranche réellement par rapport à l'idée qu'on s'en fait.
Christian Rivoalen, dans le rôle du chanteur "traditionnel", s'est chargé de nous le rappeler "à l'ancienne" en quelque sorte, avec trois airs du recueil fortement interprétés a capella.
Comme la harpe celtique n'existait pas en Bretagne à l'époque, c'est Anne Le Signor qui accompagne Marthe Vassallo à la grande harpe pour donner à entendre "La peste d'Elliant" d'après une partition parue dès avant la première édition du Barzaz Breiz en 1836.
Pierre Stéphan propose une curiosité : le montage sonore intitulé "Agencement" qu'il a réalisé à partir de 35 extraits sonores édités depuis les années 1930 jusqu'à nos jours de différents chants (et parfois les mêmes) du Barzaz Breiz. Assez bluffant, instructif aussi. À noter que ce montage ne figure pas sur le CD, mais on peut l'écouter en ligne.
Inititiave assez rare de la part d'un laboratoire de recherche : le CRBC (Centre de recherche bretonne et celtique) a passé commande auprès de Patrick Choquet d'une création contemporaine pour voix et quatuor à cordes à partir de cinq titres du Barzaz Breiz. Jeudi, il a assuré lui-même la direction musicale de cette pièce tout simplement intitulée "Cinq airs arrangés du Barzaz Breiz" et interprétée par Marthe Vassallo au chant et un quatuor à cordes de l’ensemble Sillages, dont la direction artistique est assurée par Philippe Arrii-Blachette. La salle a chaleureusement applaudi.
Pour en savoir plus :
Nelly Blanchard et Fañch Postic (dir.), Au-delà de Barzaz Breiz, Théodore Hersart de la Villemarqué. Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2016, 298 pages (CD inclus).
Également présenté le même jour :
Jean-François Simon et Laurent Le Gall (dir.). Jalons pour une ethnologie du proche. Savoirs, institutions, pratiques. Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2016, 405 p.