Quand Kristian Troadeg se met au breton, pour les régionales…
Je ne vais pas vraiment commenter ici les résultats du 1er tour des élections régionales. Le contexte politique du moment est déjà assez pesant comme ça. Ce qui devait advenir est advenu. Ces dernières années, on a souvent présenté la Bretagne comme une terre réfractaire aux thèses de l'extrême droite et à celles du Front national singulièrement. Ce n'est plus vrai. Et il ne faudrait pas oublier que dans son histoire et jusqu'à une période assez récente, la Bretagne était un bastion du conservatisme et de la droite. Il n'est que de se reporter au classique "Tableau politique de la France de l'ouest", d'André Siegfried.
Il a beaucoup été question de langue bretonne au cours de la campagne du premier tour. La presse écrite et les médias audiovisuels en ont traité comme d'un dossier majeur, et rarissimes sont les candidats qui ont fait l'impasse. Certains d'entre eux en ont fait ostensiblement usage, à l'écrit tout du moins, bien au-delà d'un simple slogan ou de quelques lignes griffonnées sur une profession de foi.
Cela a été le cas, par exemple, de René Louail (Europe Écologie Les Verts), qui a diffusé un flyer de quatre pages (format 21 x 29,7 cm) sous la forme d'un texte dense intitulé "Un hent all evit Breizh" [Une autre voie pour la Bretagne] : disons qu'il reste lisible pour un bretonnant averti.
Une vingtaine de candidats "bretonnants"
Christian Troadec a voulu lui aussi s'exprimer en breton. Chacun sait pourtant qu'il ne le pratique pas, et il ne l'a pas appris en une nuit comme le Père Maunoir, son célèbre voisin de Plévin au XVIIe siècle. De fait, c'est l'un de ses directeurs de campagne, André Lavanant, qui l'a représenté quand il a fallu s'exprimer en breton avant le 1er tour, par exemple dans les débats de "Bali Breizh" sur France 3 Bretagne et de "Bec'h de'i" sur Brezhoweb.
Sous réserve d'inventaire, les listes menées par Christian Troadec sont sans doute celles sur lesquelles figuraient le plus grand nombre de bretonnants. Sans avoir fait de recensement, les directeurs de campagne me parlent d'une vingtaine de leurs candidats sachant le breton et dont certains, m'a-t-il été précisé, l'écrivent. J'y ai repéré pour ma part diverses personnalités ayant pignon sur rue : des maires de communes rurales, d'anciens élus locaux ou régionaux, un ancien président de Diwan, un ardent promoteur de l'enseignement du breton en primaire, un fervent partisan du breton populaire, le porte-parole de l'UDB, etc.
Comment Christian Troadec a-t-il donc bretonnisé sa campagne ? Il a tout d'abord proposé l'équivalent "Breizh evel-just" pour sa liste "Oui la Bretagne", expression que l'on trouve cependant en concurrence avec l'appellation "Ya da Vreizh". Il avait l'ambition de présenter sur son site une version en langue bretonne de l'ensemble de son programme. Faute de temps, m'a-t-on expliqué, seuls quatre chapitres ont pu être traduits et mis en ligne : ces pages thématiques traitent des ressources maritimes, de l'éducation, de la réunification… On peut dire qu'elles sont globalement accessibles à un bretonnant ayant une bonne pratique de la lecture de sujets parfois complexes en breton.
Un désir de breton parfait
La tête de liste "Oui la Bretagne" a surtout diffusé un flyer en version française (mais je n'ai pas pu la trouver et ne l'ai donc pas lue) et en version bretonne, sous la forme d'un petit carnet rectangulaire de 12 pages, de 20 sur 10,5 cm, en quadri s'il vous plaît et graphiquement bien conçu d'ailleurs. La VB est intitulée "Breizh evel-just, hon endalc'hioù". Je n'en ai eu connaissance qu'au dernier moment avant le 1er tour, et c'est la raison pour laquelle je n'en parle qu'aujourd'hui. Je ne compte pas analyser les éléments de programme exposés dans ce document : de toute façon, c'est plié.
Je vais donc m'intéresser à une question qui pourrait paraître anecdotique dans le contexte politique du moment, et qui n'est pourtant pas anodine : c'est la manière dont Christian Troadec a trouvé le moyen de communiquer en breton. Puisqu'il s'y mettait, il a tout d'abord choisi de bretonniser son nom en Kristian Troadeg : c'est courant dès qu'on écrit en breton. Ce qui m'a le plus épaté, c'est le très haut niveau d'expression en cette langue dans lequel est rédigé ce joli flyer. Son directeur de campagne, Robert Ulliac (qui n'est pas ignare en breton et ça lui a beaucoup servi quand il était dans le notariat), me l'a expliqué hier : "on voulait que ce soit du breton parfait".
Je ne savais pas tout ça quand j'ai entrepris de lire le flyer le soir même où il m'a été remis. Et là, je suis allé de surprise en surprise. Je découvre tout d'abord qu'en breton, "région" ne se dirait plus "rannvro", mais "ranndir". Dès la 3e page, je rencontre des termes comme "gourc'hwel", "dornwezhourion", "diazad" ou "desezadur", que je ne connaissais pas encore et dont le sens m'échappe. Je tombe aussi sur des mots comme "dilaboure[r]ion" dont je parviens cependant à comprendre le sens par déduction (il s'agit des sans-emploi, donc de chômeurs).
Je croise enfin des abréviations telles que EBE, IBE, HKD, dont on me propose certes la déclinaison : je saisis donc qu'EBE serait l'équivalent du français PME (Petites et moyennes entreprises), mais je cherche toujours ce à quoi peut correspondre HKD, autrement dit "Hanren Kedskor an Dizalc'hiaded".
Des mots qui ne figurent dans aucun dictionnaire
Je sais bien que ce n'est pas lui, mais le breton que l'on attribue à Kristian Troadeg m'est franchement incompréhensible, et je crains qu'il le soit davantage encore pour bien d'autres bretonnants. Si le journal "Ya !", le seul hebdomadaire en breton, était rédigé en ces termes-là, son directeur ne viserait pas à doubler le nombre de ses abonnés, il lui faudrait d'urgence trouver le moyen de ne pas en perdre la moitié.
J'ai dès lors entrepris de recenser les lexèmes (unités de base du lexique) qui me paraissent poser un problème de compréhension dans ce document : j'en ai dénombré environ 70. Ce sont, autrement dit, des termes ou des mots qu'un lecteur ordinaire peut ne pas comprendre d'emblée. Pour être plus précis, j'ai vérifié la présence de ces lexèmes dans trois dictionnaires ou bases de données différents :
- 49 ne sont pas référencés dans le grand dictionnaire bleu (dans la partie breton français) de Francis Favereau
- 42 ne le sont pas dans le "Geriadur brezhonek" [Dictionnaire breton] d'An Here, le seul dictionnaire intégralement en breton disponible, une sorte de Larousse ou de Petit Robert en quelque sorte
- 42 ne le sont pas non plus (et ce ne sont pas tous les mêmes) dans TermOfis, la base de données en ligne de l'Office public de la langue bretonne, dans laquelle abondent pourtant les néologismes en tout genre.
Le breton du flyer est tellement parfait, tellement idéal, tellement éblouissant, tellement formidable que plusieurs dizaines des mots qui s'y trouvent ne figurent même pas dans les dictionnaires bretons les plus courants : personne ne peut donc en comprendre le sens, même en en tournant les pages dans tous les sens. Faut-il prier le père Maunoir pour qu'il revienne sur terre ?
Les questions qui se posent
Est-ce que ce sont les candidats eux-mêmes qui ont établi la version bretonne du flyer ? De toute évidence, non. Certains d'entre eux se demandent même si c'est bien du breton. Et ceux d'entre eux qui se sont exprimés en breton dans les médias lors de la campagne ont évité d'utiliser ce vocabulaire-là.
Les traducteurs sont-ils les mêmes que ceux qui sont intervenus pour les pages thématiques (plus lisibles) du programme du candidat et du site internet ? On m'a assuré que non, et je comprends mieux les nettes différences qu'il y a entre ces textes-là et ceux du flyer.
De qui donc est l'improbable traduction du flyer en breton parfait ? Motus et bouche cousue, on ne m'en dit rien. Je finis par apprendre qu'elle a été réalisée par "une personne extérieure, sous le contrôle d'André Lavanant." L'intéressé reconnaît que le niveau de langue est "assez élevé" (c'est le moins qu'on puisse dire) et ajoute que "faute de temps, il faisait confiance aux traducteurs, sans trop s'en soucier". Qu'il n'y en ait eu qu'un ou plusieurs ne change rien à l'affaire. S'ils ont été recrutés, c'est qu'ils étaient supposés avoir le bon profil.
Toujours est-il que le texte du flyer est truffé de ces 40 à 50 mots qui sont autant de néologismes. Figureront-ils un jour dans un dictionnaire ? Le problème avec les néologismes, c'est qu'il ne suffit pas d'en créer in vitro. Encore faut-il que les locuteurs en aient besoin et qu'ils les adoptent. Et il n'est pas si facile d'en assimiler des douzaines d'un coup. En tout cas, jusqu'à présent personne ne connaissait ceux-ci. Je ne dis pas qu'on n'a pas besoin de néologismes ou d'emprunts, j'ai moi-même été souvent confronté à ce problème. Mais le purisme exacerbé et la néologie à tous crins ne sont pas des solutions qui respectent les locuteurs. On peut faire autrement.
Dans l'immédiat, c'est forcément raté du point de vue de la communication. Pour quelle raison Kristian Troadeg voulait-il éditer des flyers en breton ? Dans la perspective des élections régionales, on peut supposer qu'il visait à transmettre un message et des informations à l'intention de ceux de ses électeurs potentiels qui savent le breton. Ce qui compte dans la communication, c'est tout de même de savoir qui dit quoi, et surtout à qui. Il faut que ça parle et que ça ait du sens. Or, quand la langue dans laquelle est rédigé le message est incompréhensible, le message l'est tout autant et il ne peut pas atteindre sa cible. Je ne pense pas pour autant que le flyer breton de Kristian Troadeg a eu une incidence déterminante sur le faible résultat de la liste de Christian Troadec, d'autant qu'il a été peu distribué, et tardivement. Mais comment peut-on ne pas s'interroger sur le sens ?
À moins qu'on ne soit entré dans une autre époque et qu'on puisse réinventer le breton comme si personne ne l'avait jamais parlé ? Il est vrai qu'il n'a été question dans cet article que des bretonnants, qu'ils soient candidats, lecteurs ou électeurs. Mais il paraît qu'il n'y a plus de bretonnants et qu'il n'y aurait plus que des brittophones en Bretagne. La nouvelle langue dans laquelle ils s'expriment serait-elle le britton ? Il est vrai que le breton lui-même était déjà une langue brittonique…
Pour en savoir plus :
Le site de la liste "Oui la Bretagne" : http://www.oui-la-bretagne.bzh
Je n'ai pas réussi à repérer la version française du flyer sur le site, ni donc à la télécharger. La version bretonne est bien présente sur l'onglet http://www.oui-la-bretagne.bzh/breizeveljust, mais comme les pages défilent à grande vitesse, on ne peut même pas les lire. Aucun bouton ne permet non plus de la télécharger. Ce serait pourtant bien de pouvoir disposer de ces documents, même après les élections régionales.