Une vision étriquée ? C’est celui qui le dit qui l’a
La seule réaction publiée dans l’espace lecteurs du Télégramme, le 15 mars dernier, à l’annonce du décès de la poétesse Naig Rozmor, est celle d’un certain François Lannuzel. Est-ce un pseudo ? Peut-être pas : il y a une dizaine de personnes portant ce patronyme dans le Finistère et un ou deux autres en Bretagne.
Toujours est-il que François Lannuzel poste volontiers sur le site du Télégramme (et sans doute ailleurs, je n’ai pas pris le temps de vérifier) des commentaires sur tout et sur rien. On le reconnaît facilement à son avatar : la bonne bouille grassouillette d’un dictateur nord-coréen, dont on ne sait s’il l’a adoptée par adhésion ou par dérision.
Qu’écrit donc François Lannuzel à propos de Naig Rozmor ? Eu égard à la vérité et à la qualité esthétique qu'elle a visé à exprimer tout au long de son œuvre, il énonce, ma foi, un précepte qui la caractérise parfaitement : "l'art, le vrai, largue les amarres et part au large, là où personne n'est encore allé."
Par les thématiques dont elle a osé traiter dans sa poésie comme dans son théâtre, par le style tantôt acerbe, tantôt paisible qu'elle s'est forgé, par le travail d'écriture auquel elle s'est astreinte, par sa bonne humeur et son rire aussi corrosif que contagieux, Naig Rozmor a effectivement su franchir les frontières, défier les institutions et les croyances établies, et contester bien des idées reçues, au risque de déplaire – et ça lui est arrivé. Mais c'est aussi cela qui lui a fait trouver un public. Ses lecteurs l'ont lue, ses spectateurs et ses auditeurs l'ont entendue, nombreux sont ceux qui ont adhéré à son propos. Assez rares sont les auteurs de théâtre dont les pièces donnent lieu à une cinquantaine de représentations, comme ce fut le cas de sa pièce "Ar mestr".
Larguer les amarres ?
Naig Rozmor a choisi de s'exprimer préférentiellement en breton ? François Lannuzel est assez astucieux pour ne pas l'accabler directement de ce reproche, mais on le sent bien en filigrane de son propos. Le biais qu'il a dès lors retenu pour tenter de la disqualifier est celui du localisme. Mais le simple fait d'écrire, même dans une langue de grande diffusion, ne vaut pas reconnaissance universelle. Écrire a fortiori dans une langue de moindre diffusion n'est pas automatiquement signe d'inanité.
François Lannuzel, dans sa magnanimité, voudrait accabler Naig Rozmor de petitesse : les prix littéraires qui lui ont été attribués ne seraient que "de petites récompenses locales très spécialisées" ? Peu d'auteurs, c'est vrai, obtiennent le prix Nobel de littérature, le Goncourt, le Pulitzer ou le Georg-Büchner-Preis, le grand prix des lecteurs du Télégramme… Je crois même qu'il n'y a qu'un seul lauréat chaque année pour chaque prix. Et le commentateur persévère, usant et abusant à l'égard de l'écrivaine de termes intentionnellement dépréciatifs :
- "la petite région où elle a intégralement passé sa vie" : c'est faux
- "l'éloge sans fin de son quartier" : c'est encore faux
- "rester éternellement jouer autour de sa maison" : c'est tout à fait inexact
- la seule "reconnaissance du voisinage" : c'est de la mauvaise foi.
De toute évidence, François Lannuzel n'a que des préjugés. Les idées reçues, il connaît. Il paraît tout ignorer de la vie de Naig Rozmor, n'avoir rien lu de ses écrits, n'avoir assisté à aucune représentation de son théâtre. Il ne se doute même pas que l'on peut écrire de très belles choses en breton. Certes, tout ce qui s'écrit en breton n'est pas chef-d'œuvre, en français non plus d'ailleurs. Peut-être le talent imposerait-il de n'écrire qu'en coréen ? En l'occurrence, c'est lui qui atteste d'un champ de vision étriqué et limité. Vouloir larguer les amarres quand on ne sait pas naviguer sans carte ni boussole est toujours un peu risqué.