La microtoponymie de Plozévet en pays bigouden : une histoire captivante
Quand on parle de toponymie, tout le monde sait à peu près ce dont il s’agit. Dès qu’il est question de microtoponymie, c’est probablement moins précis. Le terme ne figure déjà pas dans tous les dictionnaires. Par contre, si l’on fait une recherche rapide sur le net, on découvre tout de suite qu’il s’agit de la toponymie relative aux lieux très localisés.
Puisque tout le monde parlait le breton, les noms de lieux sont bretons
Pour les besoins de la thèse qu’il a consacrée en 2012 au parler breton de Plozévet, Gilles Goyat (ci-dessus, à droite) a travaillé, entre autres, sur les microtoponymes de sa commune d’origine en s’appuyant notamment sur le cadastre napoléonien. Il est le seul, à ma connaissance, à avoir mené une étude exhaustive sur un cadastre communal, en Basse-Bretagne en tout cas. Cette étude vient de paraître aux éditions Skol Vreizh, dans un format maniable, sous la forme d’un ouvrage de 251 pages.
Quel rapport, me demanderez-vous peut-être, entre ce cadastre datant du début du XIXe siècle et la langue bretonne ? Il est double. D’une part, il couvre l’ensemble du territoire communal. Comme, d’autre part, la langue usuelle était le breton à cette époque-là à Plozévet comme partout ailleurs en Basse-Bretagne, tous les noms de lieux étaient bretons, non seulement les noms de villages, mais aussi ceux des champs et des landes, ceux de la moindre parcelle, des jardins, des collines, des marais, des routes… C’est précisément à l’étude de ces noms-là que s’intéresse la microtoponymie.
Le cadastre, de manière à établir une assise… pour les impôts
L’idée d’un cadastre remonte à la Révolution française. Les impôts en vigueur sous l’Ancien Régime ayant été supprimés, il avait été décidé d’établir "une contribution foncière répartie par égalité proportionnelle sur toutes les propriétés bâties et non bâties." Il faut pourtant attendre 1807 pour que soit actée la création d’un cadastre parcellaire, et c’est la raison pour laquelle il sera connu plus tard comme étant le cadastre napoléonien.
À Plozévet les travaux préparatoires, puis la confection du plan lui-même se font entre 1824 et 1828. "Le sieur Touzé Pierre Marie" est le géomètre "commissionné" pour réaliser le cadastre. Il est originaire de la Manche et ne connaît donc pas le breton : pour la transcription des noms de parcelles, il se fait aider par des agents qui le savent. On dira cependant de lui qu’il "a appris suffisamment le Breton (sic) pour comprendre les cultivateurs."
Le celtisant Joseph Loth (1847-1934) jugeait "qu’en Bretagne, surtout bretonnante, le cadastre est une honte". Sur la base des vérifications qu’il a pu encore faire entre 2008 et 2014, Gilles Goyat estime qu’à Plozévet les transcriptions "sont correctes dans l’ensemble, malgré quelques erreurs". Il a également comparé ces données à celles du chartrier du Guilguiffin, contenant des documents notariés du XVe au XVIIIe siècle concernant des fermes de Plozévet.
L’historique des microtoponymes de Plozévet se décline en trois moments clés.
1. Des microtoponymes datant de cinq ou six siècles
Une partie des noms de parcelles du cadastre plozévétien date des XVe-XVIe siècles. Gilles Goyat a ainsi repéré plusieurs sites et bâtiments de l’époque médiévale, tels que les mots castel (désignant alors un retranchement de l’époque féodale), mouden (qui s’applique à un site fortifié), sal (demeure noble), maner ou manar (manoir) ou encore cour (comme en français, pour désigner des parcelles ayant été possessions de nobles).
Il s’appuie sur les travaux antérieurs du chercheur Bernard Tanguy : selon lui, si aucun toponyme ne fait référence à la culture de la pomme de terre, c’est parce que la très grande majorité des noms de lieux étaient déjà fixés bien avant son introduction en Bretagne vers 1741.
2. Un parcellaire stable jusqu’au milieu du XXe siècle
La majeure partie des microtoponymes du cadastre de 1828 se retrouvent dans celui de 1954. Selon Gilles Goyat, ils étaient toujours en usage à ce moment-là chez les agriculteurs. Et pas que chez eux, sans doute : dans un témoignage qu’il m’avait lui-même transmis en 1992 pour ma propre thèse, il me signalait qu’au cours complémentaire mixte de Plozévet, pendant la guerre, les garçons entre 11 et 16 ans parlaient breton entre eux, alors que les filles utilisaient le français.
- Scantourec, écrit Sclantourec en 1828, n'était alors que le nom de huit parcelles cultivées et d'un pré, au sud-ouest de Keryen. Il est devenu le nom d'un quartier de la commune à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle, et il l'est toujours. Sclantourec : lieu à conferve (algue verte filamenteuse)
3. Le remembrement chamboule tout
À Plozévet, le remembrement entre en vigueur le 29 septembre 1965, à la fin des travaux. Il avait pour but la constitution d’exploitations agricoles d’un seul tenant sur de plus grandes parcelles afin de faciliter l’exploitation des terres. Avec l’arasement des talus et l’ouverture de nouveaux chemins d’exploitation à la place des anciens chemins et des chemins creux, le paysage rural en a été tout transformé.
Le remembrement avait suscité oppositions et résistances dans certaines communes. Aujourd'hui, on ne parle généralement que des effets positifs qu’il a induits pour l’agriculture sur le plan économique et pour les agriculteurs pour leurs conditions de travail et de vie, de ses effets négatifs aussi parfois pour l’environnement. Mais il est une autre transformation majeure dont on ne parle jamais : les nouvelles parcelles du cadastre post-remembrement sont en effet numérotées et n’ont plus de nom. Les anciens noms de parcelles, les grandes comme les petites, ont disparu de l’usage commun des paysans et petit à petit de la mémoire collective.
Cette évolution est intervenue parallèlement à la régression rapide de la pratique sociale du breton depuis la dernière guerre. Le corpus antérieur de microtoponymes est devenu sans objet. Il a suffi de quelques années pour raser un espace rural et effacer les strates d’une histoire remontant à plusieurs siècles. Bernard Tanguy était convaincu qu’avait dès lors été modifiée "la relation étroite qu’entretenait l’homme de la terre avec son environnement". Seuls se sont généralement maintenus les noms bretons des villages habités, comme en témoignent les photos de panneaux de signalisation de Gilles Goyat sur ce post (merci à lui).
- Carte des villages de la commune de Plozévet d'après le tableau d'assemblage du cadastre, terminé sur le terrain, 1828. La carte figure en deux parties sur les pages de couverture intérieures de l'ouvrage paru aux éditions Skol Vreizh. Source : tapuscrit de la thèse de Gilles Goyat (voir plus bas).
Toute la géographie physique et humaine de Plozévet
C’est tout l’intérêt du livre de Gilles Goyat, y compris pour ceux qui ne vivent pas dans le pays bigouden : à partir du cadastre napoléonien de 1828, il parvient à restituer en un peu plus de deux cents pages la géographie physique et humaine de Plozévet, et c’est cela qui est captivant. Il met à notre disposition l’intégrale des appellations qu’avaient utilisées les habitants, il n’y a pas si longtemps finalement, classées par thématique.
Si vous savez le breton, c’est un bonheur. Si vous ne le savez pas, la traduction en français vous est fournie à chaque fois. Si vous êtes un linguiste, la prononciation vous est proposée en phonétique. Gilles Goyat vous renseigne sur la localisation de chaque nom et va jusqu’à vous indiquer le nombre d’occurrences de chaque appellation…
Des montagnes sur une commune littorale ?
Juste quelques exemples. Menez, c’est la montagne : vous connaissez sûrement le Menez-Hom, le Mené-Bré et quelques autres vraies-fausses montagnes bretonnes. Plozévet a beau être une commune maritime, les Méné abondent sur son territoire, non pas pour désigner réellement une montagne, mais une hauteur, et par extension un sol pauvre ou des landes. Par exemple Mene prat ar guëar [La hauteur du pré du village], 24 occurrences. Au début du XIXe siècle, les Méné constituaient près de la moitié du territoire de Plozévet.
D’autres dénominations se rencontrent : ros ou run dans Ros ar c’haro [Le coteau du cerf] et dans Run ar c’hoat [Le terrain élevé du bois]… Par contraste, aot désigne le littoral ou le rivage : Prat an aot est le pré du rivage et Liors od le courtil de la mer. Canté est un cercle ou une anse, goret un barrage pour pêcherie… Tout a un sens.
Je vous invite à découvrir le tout : les microtoponymes différencient les terres labourables de celles qui ne le sont pas. Ils décrivent la flore, la faune, les pratiques agricoles, les menhirs et les dolmens, les moulins et les ponts… Sont même signalés les microtoponymes de l’estran, alors qu’ils ne figurent pas au cadastre, tout simplement parce que le domaine maritime… n’est pas soumis à l’impôt !
Pour en savoir plus
- Gilles Goyat. Plozévet : la terre et les hommes. An douar hag an dud. Microtoponymie du cadastre de 1828. Morlaix, Skol Vreizh, 2022. Disponible en librairie ou en ligne sur le site de l’éditeur.
- Gilles Goyat. Description morphosyntaxique du parler breton de Plozévet (Finistère). Texte complet de la thèse de l’auteur, 675 p. À télécharger sur le site HAL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00763530
- À lire également sur ce blog : une présentation de la thèse de Gilles Goyat.