Quand une doctorante de Montpellier s’appuie sur le breton pour plaider en faveur de langues africaines en danger
Vous ne connaissez pas le principe de "Ma thèse en 180 secondes" ? L'idée de ce concours nous vient d’Australie via le Québec et s’étend aujourd’hui à tout le monde francophone. Il s’agit pour un doctorant de présenter le sujet de sa thèse de manière compréhensible en 3 minutes et pas une seconde de plus devant un public varié qui n’y connaît pas toujours grand-chose. Autre contrainte : les candidats n’ont le droit de présenter en tout et pour tout qu’une seule diapositive pendant leur exposé. Les deux lauréats de chaque région participent ensuite à une finale nationale.
Pour les universités et écoles de l’Académie de Montpellier, la finale a eu lieu le 23 mars. Christelle Mignot a obtenu le second prix pour ses recherches sur les langues africaines. Je vous livre d’abord l’intitulé de la thèse sur laquelle elle travaille depuis 2018 au sein du laboratoire de sociolinguistique, d’anthropologie des pratiques langagières et de didactique des langues-cultures (DIPRALANG) que dirige Carmen Alén-Garabato à l’Université Paul Valéry Montpellier 3 :
- L’éducation bi/plurilingue au Mali et au Sénégal. État des lieux, perspectives et propositions didactiques pour optimiser les référentiels bilingues et renforcer l’outillage des maîtres.
Quand on prive un enfant de sa langue maternelle à l’école
Qu’a donc dit Christelle Mignot sur ce sujet au cours de sa prestation pour "Ma thèse en 180 secondes" (en abrégé : MT180) ? Elle a commencé par dire bonjour en bozo, une langue du Mali qui n’est apparemment pas référencée dans l’Atlas des langues en danger dans le monde publié par l’UNESCO en 2010. Puis elle a expliqué tout simplement que le droit à sa langue à l’école constitue le cœur de sa recherche : "quand on prive un enfant de sa langue maternelle à l’école, dit-elle, c’est l’égalité des chances qui est remise en cause."
Or, au Mali comme au Sénégal, la langue officielle est le français, alors que la très grande majorité de la population ne le parle pas. Les enseignants pourtant font cours en français en primaire en ignorant la langue maternelle de leurs élèves. Je ne vous en dis pas plus : vous pouvez visionner sa prestation en vidéo sur : https://youtube.com/watch?v=tUcoyVC0vqU
Dans la vidéo, Christelle Mignot est parfaitement à l’aise sur l’estrade pendant les trois minutes de sa prestation. Elle se déplace, s’adresse à la salle, se tourne et se retourne, parle aussi avec les mains. Elle démonte les idées reçues sur les langues et n’utilise de termes comme glottophagie que pour les décrypter pour un public de non-spécialistes. Certaines de ses formulations mériteraient sans doute d'être discutées, mais ce n'est pas ici le lieu. Si l'on juge par la vidéo, ce fut une belle présentation, dynamique autant que didactique. Je ne suis pas surpris qu’elle ait obtenu le 2e prix au concours "MT180" de Montpellier.
Quel rapport entre le breton et la situation des langues africaines aujourd’hui ?
Pourquoi donc ai-je signalé que la doctorante s’appuyait sur le breton pour étayer sa thèse ? Regardez les captations d’écran ci-dessus dans la salle (trop ?) lumineuse où se déroulait le concours. On parvient cependant à lire le texte de la seule diapo qu’elle pouvait utiliser durant son exposé : "Défense de cracher par terre et de parler breton." Quel rapport avec la situation des langues africaines aujourd’hui ?
Christelle Mignot le dit implicitement, puisqu’elle se retourne un moment vers l’écran derrière elle pour montrer la diapo du doigt en assurant que
- "quand on a perdu une langue, c’est un individu qu’on humilie […] Quand on prive un enfant de sa langue maternelle à l’école, c’est l’égalité des chances qui est remise en cause."
Au moment précis où elle le dit, dans le film que l’on peut visionner sur Internet en tout cas, c’est l’image en gros plan fixe d’une ardoise qui apparaît 10 secondes avec l’expression "Défense de cracher par terre et de parler breton", comme si elle avait été insérée dans la vidéo en vue de sa mise en ligne. L’ardoise paraît usagée, mais le cadre est comme tout neuf (et pas exactement calé du côté droit) et la très belle calligraphie n’a rien à voir avec l’écriture à la craie d’autrefois. Cette image donne donc l’impression d’une reconstitution.
Il est interdit de cracher par terre et de parler breton : une affiche introuvable
Il se trouve qu’un enseignant en occitan de Toulouse m’avait contacté il y a une vingtaine d’années parce qu’il ne trouvait nulle part une reproduction de l’affiche énonçant ce double interdit. Je suis donc parti moi-même à la recherche de l’affiche introuvable. J’ai publié deux articles à ce sujet dans les tomes CXXX et CXXXI du bulletin de la Société archéologique du Finistère, repris avec un complément dans mon ouvrage "Le breton, une langue en questions", paru en 2007.
C’est véritablement une expression à succès, si ce n’est qu’elle est plutôt connue sous la formulation "Il est interdit de cracher par terre et de parler breton." Des linguistes comme Marina Yaguello en ont fait état. On la brandit dans des manifestations, à nouveau à Guingamp au mois de mai. Ce sont les essayistes et les poètes bretons des années 1970 qui l’ont propagée et popularisée.
Elle s’est imposée depuis comme une réalité d’évidence. Paraissant crédible, elle est perçue comme étant en correspondance avec le vécu de plusieurs générations d’élèves à qui l’on a effectivement interdit de parler le breton à l’école et auxquels on a remis le symbole (ou le signal en pays occitan) pour les punir de l'avoir fait : elle s’est dès lors imposée dans la mémoire collective de toute une région.
Le problème avec cette sentence c’est qu’on ne retrouve nulle part dans les archives la moindre trace de cette double interdiction "de cracher par terre et de parler breton", que personne ne peut attester avoir réellement vu cet écrit, que les seuls usages que l’on puisse authentifier sont récents. Il apparaît que la formule choc selon laquelle "il est interdit de cracher par terre et de parler breton" est, telle quelle, une invention.
Sans doute s’appuie-t-elle malgré tout sur une équivoque. Car les Archives départementales du Finistère conservent une affichette rédigée en breton sous la forme d’un avis stipulant qu’"il est rigoureusement interdit de cracher, et de jeter des saletés, des épluchures de châtaignes, dans la Salle des pas perdus, sous peine d’être immédiatement expulsé." Rédiger et imprimer en breton une affiche interdisant tout simplement de cracher par terre est une chose. Prétendre qu’il "est interdit de cracher par terre et de parler breton" en est une autre, qui n’a pas du tout les mêmes implications.
Pour en savoir plus :
- Fañch Broudic. "Il est interdit de cracher par terre et de parler breton". Dans Le breton, une langue en questions. Brest, Emgleo Breiz, 2007, p. 89-110.
- Lire cet article ici en pdf : Broudic_interdit_cracher_parler_breton_V2
- Id., Analyse de la substitution. L’école : un rôle central ? Dans La pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995, p. 353-392.
- Id., La puissante ténacité de l’obstacle de la langue bretonne. Dans : Lieutard, Hervé et Verny, Marie-Jeanne (dir.), L’école française et les langues régionales. XIXe et XXe siècles. Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007, p. 181-199.
- Id., L’interdit de la langue première à l’école. Dans Kremnitz, Georg, et alia (dir.). Histoire sociale des langues de France.Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 353-374.
- Merci à Hugo André pour ses informations.
- Captations d'écran ci-dessus : DR.
- Photo : FB.