Les paysans de l'Altiplano : un beau carnet de voyage bilingue
C'est une belle réalisation graphique et un ouvrage séduisant que l'auteur, Herve Yaouank [Hervé Le Jeune], et l'éditeur, Keit vimp bev, ont publié il y a déjà un moment sous le titre "Pachamama". De format 210 x 230 relié par une spirale, il laisse ses pages s'ouvrir vers le haut, tel un calendrier, pour faire apparaître chaque peinture dans sa splendeur.
Le livre se présente concrètement comme un carnet de voyage sur les hauteurs de l'Altiplano, en Bolivie et en Argentine. Il est essentiellement constitué des aquarelles colorées qu'Herve Yaouank a peintes sur place et qui occupent presque tout l'espace du livre. Dans des tons verts le plus souvent, ocres, gris, elles représentent des paysages impressionnants, des visages marqués d'hommes et de femmes, des épis de maïs, des graines – et ce n'est pas anodin pour le propos. Photo ci-dessus : La Isla del Sol" sur le lac Titicaca, en Bolivie.
La Pachamama, la femme et la vie
On pressent que la vie n'est pas si facile à 2 500 mètres d'altitude pour ces familles de paysans, qui cultivent le maïs et le quinoa, ainsi que la feuille de coca. Mais ils ne sont pas hors les débats de société ni à l'écart de la modernité, puisqu'ils vendent leurs semences par internet.
Pachamama est une divinité des Andes perçue là-bas comme étant à l'origine de la vie et, précise Herve Yaouank, "de l'équilibre harmonieux et des échanges au sein du cosmos". C'est de toute évidence ce qui l'a attiré là-bas : il est parti à la rencontre des paysans sud-américains qui œuvrent pour le maintien d'une agriculture aujourd'hui menacée par les multinationales.
La démarche est dans l'air du temps. L'auteur ne cite ni le nom de Monsanto ni celui d'autres firmes, mais on sent bien qu'il les a en aversion. Il fait a contrario l'éloge des petites fermes qui persistent à utiliser des semences traditionnelles bien adaptées à leur milieu et qu'il n'y a aucun besoin de modifier génétiquement. De fait, dans la culture andine, c'est la femme qui représente la Pachamama et c'est elle qui doit semer les graines pour garantir leur fertilité.
Une version bretonne décalée
Le texte est sobre et dit l'essentiel pour contextualiser les illustrations. Mais si l'illustration est attrayante, l'écriture serait presque décevante. Le français est lisible et compréhensible, en dépit de diverses formulations stéréotypées et de fautes d'orthographe. Il n'en est pas de même de la version bretonne. Je suis navré de le souligner, car Herve Yaouank a tout l'air de quelqu'un de sympathique et de volontaire (il a appris le breton dans un cadre scolaire et tenait à proposer son récit en breton), et sa démarche est estimable. Comme les versions bretonne et française sont publiées en regard, quand on lit l'une, on est donc tenté de lire l'autre, et l'on découvre qu'elles ne disent pas exactement la même chose. Les sous-titres en couverture l'illustrent parfaitement :
- En français : Démarches paysannes sur l'Altiplano.
- En breton : Labour-douar hengounel en Altiplano. Ce qui ne peut vouloir dire que : Agriculture traditionnelle en Altiplano. C'est banal et ça ne dit rien des démarches paysannes que notifie le texte français, c'est frustrant.
Le texte breton est décalé par rapport à la VF. L'auteur fait appel à la néologie, mais méconnaît de simples mots du vocabulaire de base. Il connaît certes le breton, mais ne paraît pas le maîtriser tout à fait au niveau requis pour une telle publication, au point de multiplier les contresens, les imprécisions, les formulations improbables… Je ne lui fais pas de reproche, mais j'avais déjà écrit lors de la souscription que le texte breton était perfectible.
À propos des "semences"
Juste un exemple, à partir du terme "semence" qu'on rencontre tout au long de la VF, à juste titre puisqu'il s'agit de la problématique de fond de ce carnet de voyage. Mais en breton Hervé Yaouank n'utilise que le mot "greun", dont le sens premier est "grain" (voir les dictionnaires français/breton de Favereau et de Ménard). Or, si l'on peut semer des graines, tout le grain (de maïs, de blé ou de tout ce qu'on veut) n'a pas vocation à être semé, puisqu'on peut l'utiliser en cuisine, pour la nourriture animale, dans l'industrie, etc.
Il existe bien un terme courant en breton tant pour le français "graines" que pour "semences" : c'est "had", pluriel "hajou" ou "hadou", singulatif "hadenn". H. Yaouank n'utilise jamais le substantif, peut-être deux fois le verbe "hadañ", pour "semer", ainsi qu'une fois "plañtañ" [planter], à tort. Le breton aussi est capable de précision, et l'éditeur aurait dû être bien plus professionnel et plus vigilant sur ce point, d'autant que c'est la première fois que "Keit vimp bev" publiait un ouvrage bilingue.
Il n'en reste pas moins que "Pachamama", d'un point de vue visuel, est un bel objet, que valorise l'impression sur papier brillant et qu'il témoigne d'un engagement citoyen. Le projet a bénéficié du concours de diverses collectivités publiques et d'une campagne de financement participatif.
Herve Yaouank, Pachamama, Ed. Keit vimp bev, 48 p. En version bilingue, breton et français. Toujours disponible en librairie.
Herve Yaouank est graphiste et designer indépendant. Son site perso : https://sites.google.com/site/herveyaouank/
Des voyageurs étonnants
Brest vient de vivre trois jours au rythme de son 8e Festival du carnet de voyage, intitulé "Ici et ailleurs" et organisé par l'association Enki. Plusieurs dizaines de carnetistes se sont retrouvés au Quartz, dans une formule plus aérée que celles des éditions précédentes.
On n'est pas à Saint-Malo, mais ce sont tout de même des voyageurs étonnants. Ils proposaient des originaux, des cartes postales, des tableaux, des albums, des récits… Il y en avait sur presque tous les pays du monde. Et s'ils prennent le temps d'échanger avec leurs visiteurs, ils n'arrêtent pas de dessiner et d'écrire, même sur leur stand. Et j'ai pu converser en breton avec Patrick Hervé (ci-dessous, à droite) et son fils (ci-dessus au centre) !