Assassinats en tout genre
Assassinat politique
On n'arrête pas d'en parler depuis plus d'une semaine. Dans son édition du 2 mars, le journal Le Monde fait pourtant observer, sous la signature de Big Browser, qu'il y a une vraie différence entre ce qui arrive à François Fillon et ce qui est arrivé à l'archiduc d'Autriche François Ferdinand et à Jean Jaurès en 1914, ou à John F. Kennedy en 1963.
Le billettiste reconnaît que François Fillon a certes utilisé le mot dans un sens métaphorique, pour signifier que l'on tentait en quelque sorte de mettre un terme à sa carrière politique et à son projet présidentiel. Mais, écrit-il, "dans un assassinat il y a un mort", et c'est aussi ce qui est arrivé à Gandhi, à Martin Luther King, à Yitzhak Rabin… Comme les mots ont encore un sens, l'usage qu'en fait François Fillon apparaît au Monde comme "la métaphore de trop".
Dans un point de vue que publie le même journal dans son édition des 5 et 6 mars, le linguiste italien Raffaele Simone, professeur à l'université de Rome-III, se situe sur un registre différent : d'après lui, l'utilisation de l'expression "assassinat politique" pour mettre en cause les médias et la magistrature "n'est pas sans rappeler aux Italiens le pire de Berlusconi". Selon lui, la stratégie du candidat fait dès lors courir "des risques mortels" à la France et à l'Europe, dans le sens où elle pourrait favoriser la victoire de Marine Le Pen à la présidentielle et "faire tomber la première pièce d'un terrible domino européen".
Assassinat linguistique
Et voilà qu'on nous explique que le français aurait assassiné le breton. Je précise aussitôt que ça n'a strictement rien à voir avec le contexte politique du moment : c'est juste une coïncidence. Il se trouve que le vocable est cependant le même et qu'il semble pareillement utilisé dans un sens métaphorique.
Toujours est-il qu'on le trouve en ce mois de mars à la une du n° 129 du magazine "Bretons", ainsi qu'en titre de l'interview qu'a fait Maiwenn Raynaudon-Kerzerho du lexicographe Alain Rey. Tout le monde le connaît, n'est-ce pas, puisque c'est le mentor des dictionnaires "Le Robert" et qu'étant né en 1928, il doit être le doyen des lexicographes français. Il vient de publier une nouvelle, très belle et très utile édition du "Dictionnaire historique de la langue française". Et il a l'habitude, nous apprend "Bretons", de venir passer l'été à l'Aber-Wrac'h, sur la côte nord du Finistère.
Le titre est formulé sur le mode de l'affirmation incontestable : "Le français a assassiné le breton". À vrai dire, cette phrase ne figure pas en tant que telle dans les réponses que fait Alain Rey aux questions de la journaliste, pas plus d'ailleurs que l'expression "assassinat linguistique" que j'utilise moi-même ici par extension. On peut comprendre que, pour des raisons journalistiques, la rédaction de "Bretons" ait voulu à la fois synthétiser les propos du lexicographe et les cibler par rapport à son propre lectorat – c'est forcément tentant pour un média, bien que simplificateur à souhait, mais disons que c'est d'usage. Le seul terme qu'utilise Alain Rey dans l'interview à propos des langues régionales est le mot "assassin" : on peut penser que le breton en est (voir ci-après).
Je dois dire qu'apparemment ce terme ne figure pas en tant que tel (à propos des langues) dans le Dictionnaire historique. Ce qu'écrit précisément Alain Rey dans son article encyclopédique sur le français, c'est notamment ceci :
- le français de l'école "se répand en tuant les patois, en blessant mortellement le breton, le flamand de France, en attaquant l'occitan, le catalan, le catalan, le basque" (édition de 1998, p. 1453)
- plus loin sont mentionnés "l'agonie des patois, en phase terminale après 1945 [et] le recul de langues comme le breton, qui continuent à agir en tant que subtrats" (p. 1497).
Pour les langues régionales : "la fin des haricots" ?
J'en reviens à l'interview du magazine "Bretons". Pour exposer ce qu'aurait été le cours des choses selon lui, Alain Rey fait globalement référence aux "dialectes et langues régionales", tout en usant allègrement d'un vocabulaire assez peu académique (mais après tout, pourquoi pas ?) et que ses dictionnaires décrivent d'ailleurs comme familier :
- l'anglais "a bousillé" toutes les langues du Royaume-Uni et "même chose pour le français"
- la guerre 14-18 a été "la fin des haricots" pour les dialectes et les langues régionales
- du point de vue des langues et des cultures régionales, le français "est aussi un gros assassin".
Le mot est lâché. Or, une langue par elle-même ne peut rien faire. Les questions qui se posent sont dès lors les suivantes : une langue peut-elle réellement en assassiner d'autres ? Comment la langue française peut-elle avoir été "l'assassin" du breton ou de l'occitan ? Le français est-il "responsable de la disparition des langues régionales", comme il est écrit dans "Bretons" ? Les langues sont d'abord un moyen de communication, et ce sont les locuteurs eux-mêmes, d'une part, ou les institutions (en tant que prescripteurs), d'autre part, qui font des choix conscients ou inconscients quant à leur usage.
Ces choix, parfois imposés, sont à effet immédiat ou différé. Un individu, s'il se trouve dans une situation de nécessité ou s'il en a le désir, s'il en a enfin la capacité même approximative, peut choisir dans l'instant de s'adresser à un interlocuteur de rencontre dans une autre langue que la sienne, puis d'en faire ou non une habitude. Une institution peut quant à elle prescrire, par exemple, de scolariser tous les enfants dans une autre langue que celle qui est leur langue première.
Dans le cas du breton et des autres langues de France, ce n'est que par des effets en cascade que les conséquences de ces prescriptions se sont fait progressivement sentir sur les pratiques linguistiques des années plus tard, dans un processus qui a été très lent jusqu'à tout récemment et qui désormais s'accélère. Bien que se trouvant dans une position tendanciellement dominante, la langue française en elle-même n'y est pas pour grand'chose, si ce n'est par le prestige qui a construit son attractivité et qui lui a permis d'attirer vers elle des locuteurs d'autres langues en France et dans le monde.
À nouveau, la métaphore de trop ?
Dans cette affaire, on peut certes incriminer la Révolution française, l'Éducation nationale, des personnalités historiques, le pouvoir ou encore "l'État jacobin unificateur" – et Alain Rey y consent en trois mots sybillins en réponse à une question qui lui est posée, tout en précisant que "cela date de très longtemps". Mais fallait-il donc user de termes comme "assassin" pour qualifier la substitution d'une langue à une autre ? Un assassinat équivaut à un meurtre, et il suffit généralement d'assez peu de temps pour en commettre un, même prémédité : de plus, il est à effet immédiat. L'expression "gros assassin" paraît inappropriée pour évoquer les siècles d'histoire des langues de France. Si le français avait pour de vrai assassiné le breton, personne ne le parlerait plus aujourd'hui et il serait depuis longtemps une langue morte.
Ce n'est pas encore le cas. L'UNESCO le classe parmi les langues sérieusement en danger, mais il fait toujours partie des 1 100 langues au monde (sur 6 000 et quelques) parlées par plus de 100 000 locuteurs. Il n'est certes plus qu'un moyen de communication occasionnel pour ceux qui le savent, et le nombre de locuteurs a dramatiquement diminué de 85 % depuis le milieu du XXe siècle. Le taux de locuteurs parmi les moins de 40 ans est aujourd'hui très bas. 17 000 élèves fréquentent les filières bilingues, mais ils ne représentent qu'un très faible pourcentage de la population scolaire de l'académie.
Une posture de substantialisation ne fait qu'ajouter à la confusion et ne contribue guère à la compréhension des évolutions qui se sont effectivement produites depuis deux siècles au détriment des langues minorées. Je le dis et l'écris depuis longtemps : si la pratique du breton est à ce point en régression, ce ne peut pas être pour une seule raison, mais sous l'effet de facteurs multiples et convergents. Et parmi ces derniers, l'économique a autant, sinon plus d'importance que le politique.
Mine de rien, Alain Rey en est lui-même bien conscient quand il s'exprime dans le magazine "Bretons". Lisons-le attentivement :
- Avec le développement des transports, du chemin de fer, de l'école, le français, dit-il, a progressivement remplacé les langues régionales.
- Les Vietnamiens préfèrent apprendre l'anglais que le français pour des raisons économiques !
- L'anglais n'est jamais que la marque de la prépondérance politique, économique, financière et militaire des États-Unis.
Soit. Mais si ces intuitions sont fondées, pourquoi mettre en avant un assassinat linguistique ? N'est-ce pas ici aussi la métaphore de trop ?
Encore deux ou trois choses sur le nouveau Dictionnaire historique de la langue française
- La nouvelle édition est en deux volumes grand format de couleur bleue, alors que celle de 1998 l'était en moyen format sous coffret rouge et en trois volumes. Le texte en est beaucoup plus lisible. L'intérêt du dictionnaire est qu'il fournir pour chaque entrée la première occurrence et les suivantes, ses origines, son histoire, les dérivations auxquelles il a donné lieu.
- Parmi les auteurs cités ayant collaboré à la rédaction d'articles encyclopédiques figure toujours un certain G. Pinault, décédé, qui signe effectivement une longue contribution sur les langues indo-européennes et une autre plus réduite sur les langues celtiques. Georges Pinault (1928-2000) n'est pas tout à fait un inconnu en Bretagne, puisqu'il a été publié sous le pseudonyme de Goulven Pennaod dans des revues de langue bretonne telles que Al Liamm, Preder, Hor Yezh. Il était par ailleurs un zélote des théories nazies et un admirateur d'Hitler et fréquentait les milieux nationalistes d'extrême-droite.
- L'entrée "breton" est identique à celle des éditions précédentes, si ce n'est une adjonction qui va ravir Hervé Lossec : le dérivé "bretonnisme" fait son entrée aussi dans le nouveau Dictionnaire historique. Par contre l'article encyclopédique concernant le breton, signé Alain Rey, n'a subi aucune mise à jour et les plus récentes références bibliographiques remontent à 1992. Les acquis de la recherche sont pourtant considérables depuis cette date en histoire comme en sociolinguistique.
Pour en savoir plus
- Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française. Nouvelle édition augmentée. Éd. Le Robert, octobre 2016, 2808 pages. Appli disponible pour iPhone et iPad.
- Maywenn Raynaudon-Kerzerho, Alain Rey : "Le français a assassiné le breton". Bretons, n° 129, mars 2017, p. 14-16, ill.
- Fañch Broudic, Analyse de la substitution, in La pratique du breton de l'Ancien régime à nos jours. Presses universitaires de Rennes, 1995, p. 353-450.
- Fañch Broudic, Parler le breton au XXIe siècle. Brest, Emgleo Breiz, 2009, 208 p.
- Fañch Broudic, Économie et langue bretonne : un rôle déterminant deux fois ? La Bretagne linguistique, n° 19, 153-203, ill.
- Colette Grinevald, Michel Bert, Linguistique de terrain sur les langues en danger. Locuteurs et linguistes. Faits de langues, n° 35-36, éd. Ophrys, 2010, 556 p.hel Bert, Linguistique de terrain sur les langues en danger. Locuteurs et linguistes. Faits de langues, n° 35-36, éd. Ophrys, 2010, 556 p.