Les multiples trésors du breton
Jules Gros a, le premier, employé le terme "trésor" à propos du breton. À compter de 1912, il avait entrepris de retranscrire les gwerziou que chantait sa grand-mère et de noter dans des carnets les mots et expressions qu'utilisaient ses voisins en parlant le breton au quotidien à Trédrez-Locquémeau, dans le Trégor : il l'a fait jusqu'en 1968. Deux ans auparavant, il publiait le premier tome de son "Trésor du breton parlé". Les trois volumes réédités par Emgleo Breiz en 2010 et 2011 représentent 1642 pages au total : un travail monumental, qui de surcroît a été le premier concernant le breton à bénéficier d'une édition électronique, puisqu'il a été mis en ligne en même temps que paraissait la version papier.
Daniel Giraudon a publié à son tour un "Trésor du breton rimé". Il a fréquenté Jules Gros et il est comme lui un grand collecteur. Il s'est intéressé à la littérature orale, à la chanson sur feuilles volantes, aux contes. Mais aussi aux dictons, jeux verbaux, mimologismes et autres grivoiseries qui lui ont fourni notamment la matière de cinq volumes, également parus entre 2011 et 2014 chez Emgleo Breiz sous ce titre générique. Pas moins de 1 341 pages.
Le trésor du breton écrit
Et voici que Bernez Rouz entreprend la publication d'un "Trésor du breton écrit" dans Dimanche Ouest-France. Il a fait presque toute sa carrière dans l'audiovisuel, et beaucoup pour les émissions en breton : RBO à Quimper, suivi d'un détour par Amiens, journaliste pour "An taol-lagad" à Brest, puis rédacteur en chef de France 3 Iroise, enfin responsable des émissions en langue bretonne de France 3 Bretagne.
Désormais à la retraite, il vient d'être élu président du Conseil culturel de Bretagne (plus exactement de la troisième mandature) et il prend donc le relais de son ami Martial Ménard, décédé en septembre dernier, pour la chronique "langue bretonne" du dimanche, dans Ouest-France. Je dis bien chronique "langue bretonne", et non chronique en langue bretonne, comme ça l'était il y a longtemps, du temps de Pierre-Jakez Hélias. Celle de Bernez Rouz a d'ailleurs été présentée comme une chronique "dédiée à la langue bretonne".
Du IXe au XXIe siècle : un voyage dans le temps
Depuis janvier, il nous fait donc partir à la découverte d'écrits rédigés tout ou partie en breton. Il a commencé par le manuscrit de Leyde, le plus vieux texte en breton connu (et peu connu cependant), puisqu'il date de l'an 800 environ. Il a poursuivi par la correspondance de guerre du sergent Henrio (le barde vannetais Loeiz Herrieu) lors du premier conflit mondial et par le poème satirique d'un recteur d'Ergué-Gabéric, émigré à Prague sous la Révolution, à l'encontre des montgolfières.
À chaque fois, le chroniqueur contextualise l'écrit en quelque phrases et reproduit des citations originales, qu'il accompagne d'une traduction. La version française oscille entre traduction littérale et extensive, et apparaît dès lors comme une aide à la compréhension. On n'est pas dans la didactique, et ce n'est pas non plus une publication scientifique. Ouest-France, il est vrai, est un média d'information.
D'où l'importance de la mise en page. Le texte breton est présenté en caractères gras (mais pas toujours, ce serait mieux) : il est dès lors facilement repérable. Du coup, ne serait-il pas possible d'en proposer les traductions en italique et dans un paragraphe distinct ? On y gagnerait en lisibilité.
En moins d'un mois, Bernez Rouz aura déjà fait voyager ses lecteurs dans la longue durée du breton, du IXe au XXIe siècle. Dans sa chronique de dimanche dernier, il présente ainsi l'écrivain Yann Bijer comme "divinement inspiré" et son nouveau roman, "Bar Abba" (qui vient de paraître aux éditions Al Liamm) comme une "belle évocation historique". Parfait. Mais l'une des citations qu'il produit ("skarzhet e vefe ar vro eus e boblañs") m'a intrigué. Car le mot "bro" est bien féminin en breton, non ? Errare humanum est, et qui n'en a jamais fait ? Yann Bijer n'en est pas moins l'un des meilleurs écrivains actuels de langue bretonne, tant du point de l'écriture que de son inspiration.
Un blog en bonus
Bernez Rouz vient d'ouvrir un blog, en forme de bonus par rapport à sa chronique hebdomadaire dans Dimanche Ouest-France, sous la même appellation de "Trésor du breton écrit". Mais comme le blog s'affiche bilingue, il s'intitule aussi "Teñzor ar brezhoneg skrivet". La présentation varie d'un billet à l'autre.
L'intérêt du blog est double : d'une part, les extraits publiés (et traduits en vis-à-vis) sont plus longs, d'autre part sont fournies les sources et des indications bibliographiques en plusieurs langues, français et breton bien sûr, mais aussi en anglais, voire en tchèque.
Les trésors linguistiques
Le terme "trésor" est utilisé de longue date en français pour désigner des ouvrages d'érudition, des dictionnaires ou des encyclopédies : on a ainsi des trésors du latin et du grec, du Félibrige, et… du français. Le Trésor de la langue française a d'abord été publié en 16 volumes en version papier entre 1971 et 1994. Il est aujourd'hui en accès libre sous l'appellation de Trésor de la langue française informatisé. Le TLFi, c'est 100 000 mots et leur histoire et 270 000 définitions. Il existe aussi un Trésor de la langue française au Québec.
Martial Ménard a fait le choix d'un autre terme pour désigner son grand "Dictionnaire diachronique du breton", qu'il a mis en ligne quelques mois avant son décès : il s'intitule donc Devri [tout à fait, sérieusement], ce qui témoigne d'un projet volontariste et de longue haleine, puisqu'il l'a mené seul pendant plus de trente ans. Devri aussi est en accès libre sur internet et couvre la période qui va de la fin du moyen breton à la période contemporaine. La base de données contient plus de 60 000 entrées.
Ma rencontre avec Jules Gros
Comme je faisais allusion à Jules Gros et à son Trésor du breton parlé au début de ce post, c'est pour moi l'opportunité de préciser que je l'ai rencontré dans le cadre de mon activité professionnelle. Je suis ainsi allé l'interviewer pour la radio lors de la parution du "Style populaire" en 1976 sous l'égide de Barr-Heol et de la librairie Giraudon. Je suis impressionné toujours aujourd'hui par la déférence qu'il avait manifestée ce jour-là à mon égard, alors que j'étais bien plus jeune que lui et que je n'avais pas sa connaissance du breton. Je m'autorise à retranscrire ci-après la dédicace qu'il avait placée en page de garde de la première édition de cette troisième partie du Trésor du breton parlé.
- D'an Aotrou Fanch Broudig, Prezeger ar radio, a laka e boan hag e holl galon da skigna ar Brezoneg dre ar vro, evid ma chomo hon yez enoruz en e sav ac'hann da fin ar bed. Trugarez dezañ ! Gand ma gourc'hemennou kalonekañ.
- À Monsieur Fanch Broudig, speaker de la radio, qui s'investit de tout cœur pour la diffusion de la langue bretonne dans ce pays, pour que notre honorable langue se maintienne jusqu'à la fin du monde ! Avec mes compliments les plus chaleureux.