Télévision régionale : l'avenir que lui prévoit le rapport Brucy
"France 3 sans les régions n'a pas de sens, les régions sans France 3 n'ont pas de force" : c'est par ces paroles quelque peu sibyllines qu'Anne Brucy introduit le rapport qu'elle a remis il y a un mois à Aurélie Filippetti concernant l'avenir régional de France 3 et que la ministre de la Culture lui avait commandé en décembre dernier. Avez-vous pris le temps de le lire ? Au moment où des chaînes privées comme LCI ou Paris Première sont dans la tourmente, ce n'est pas sans intérêt.
Car Anne Brucy se demande : qu'est-ce que France 3 ? Dans le paysage audiovisuel, la chaîne s'affiche comme étant celle de la proximité, et elle est incontestablement perçue comme telle, alors qu'elle est surtout une chaîne généraliste et culturelle. Sur 24 heures d'antenne, les programmes régionaux ne représentent en effet que 2 heures 20 par jour en moyenne, soit moins de 10 % de la programmation quotidienne.
Il n'y en a pas assez
Tous les chiffres ne sont apparemment pas concordants. Plus loin dans le rapport, il est écrit que les décrochages régionaux et locaux de France 3 représentent l'équivalent de trois chaînes de télévision 24/24, soit 24 701 heures de programmes annuels cumulés au total. Ce qui est impressionnant et correspond, nous dit-on, à une moyenne de 2 heures 48 de programmes régionaux et locaux diffusés simultanément chaque jour sur l'ensemble du réseau.
Ce qui veut dire aussi que chaque téléspectateur, où qu'il soit, ne bénéficie concrètement que de cette offre-là, correspondant à moins de 3 heures quotidiennes d'émissions régionales (en moyenne). Et c'est sans doute ce qui explique sa frustration : il n'en a pas assez. Un détail significatif : ceux qui reçoivent France 3 par satellite, câble ou ADSL ne peuvent pas forcément recevoir l'édition locale qu'ils voudraient. Le rapport d'Anne Brucy décrit l'attente du public pour une offre régionale plus étoffée, plus proche de ses préoccupations, et par ailleurs disponible sur différents supports.
D'abord l'information régionale…
France 3 est bien repérée comme la chaîne qui diffuse des journaux régionaux et locaux. Avec un réseau de 1 400 journalistes, elle est la première rédaction d'Europe. Mais ce qu'oublie de préciser le rapport, c'est que dans chaque région, dans chaque locale ou dans chaque bureau décentralisé, le nombre des journalistes est bien moindre que celui de la PQR (presse quotidienne régionale).
Il n'empêche que les éditions d'information représentent quasiment 50 % de l'offre régionale totale et qu'elles recueillent une part d'audience de 15,4 %, largement supérieure à celle de la chaîne dans son ensemble.
Mais elles ont aujourd'hui du mal à résister aux chaînes d'information en continu ou même aux télévisions locales, qui ont désormais une bien plus grande réactivité lors d'événements importants ou exceptionnels : malgré des prises d'antenne spéciales, France 3 est contrainte par les blocages liés à la rigidité de sa grille, mais aussi (cela ne se sait pas à l'extérieur, mais le rapport l'écrit) par un circuit de décision dont le moins qu'on puisse dire en effet est qu'il est complexe.
Sur internet aussi, les 24 sites web régionaux sont présentés comme étant en progression, puisqu'ils ont atteint près de 9 millions de visites en avril dernier, par exemple. Mais rien qu'en Bretagne, ceux de Ouest-France et du Télégramme cumulés atteignent le même résultat, quand celui de France 3 Bretagne affiche moins de 400 000 visiteurs le même mois. Pas étonnant que soit évoquée la nécessité "de passer à la vitesse supérieure". Selon le rapport, les 24 sites régionaux permettent surtout jusqu'à présent d'accéder en rattrapage aux contenus de l'antenne, mais ils ne proposent guère de contenus spécifiques.
Puis les documentaires régionaux…
France 3 est également connue pour ses documentaires régionaux. Anne Brucy les considère comme "indispensables", pour plusieurs raisons :
- ils contribuent à la création,
- ils reflètent "la diversité de la vie économique, sociale et culturelle des régions"
- et ils constituent enfin (et le volet social du dossier apparaît ici en filigrane) "un enjeu important" en interne pour les personnels et pour la filière production de France Télévisions.
L'offre documentaire dans le réseau régional de la chaîne a représenté 3 451 heures de programmes en 2013, dont
- 92 heures de productions propres
- 884 heures de coproductions
- et 1 389 heures de rediffusions.
Ce qui est curieux, c'est qu'en totalisant ces trois derniers chiffres, on n'aboutit qu'à un total de 2 365 heures. Cela représente tout de même un différentiel de 1 086 heures par rapport au total annoncé, soit le tiers du volume de documentaires diffusés. Vérification faite, ces heures manquantes dont la rapporteure n'a pas jugé utile de faire état correspondent à des achats et surtout aux importations qui se font d'une région à l'autre : il peut évidemment être intéressant que des documentaires produits dans une région donnée soient exposés dans d'autres. Du coup, si on se limite aux productions propres et aux coproductions, il faut se rendre à l'évidence que les produits frais (comme il est d'usage de les désigner) ne représentent que 28 % du volume total de l'offre documentaire fièrement affiché.
Ce qui n'est pas moins curieux, c'est que la rapporteure ne dit rien non plus ni du volume horaire ni du nombre de documentaires produit et diffusé dans chaque région : après tout, c'est bien ce qui importe au téléspectateur qui ne peut regarder que ceux qu'on lui propose là où il réside. Il est bien question des bonnes performances (du point de vue de l'audience) de certaines productions bretonnes notamment, qui témoignent "du dynamisme de la filière de production [en Bretagne] et de la mise en place d’une politique éditoriale en matière de documentaires par l’antenne régionale" – si le rapport le dit, c'est que c'est vrai.
Cet étalage séduisant ne correspond pourtant pas à une croissance de l'offre régionale. Chacun sait que la présidence de Carolis a représenté pour les régions une baisse conséquente de la programmation régionale tant en volume qu'en visibilité. Le rapport se garde bien de fournir à ce sujet le moindre comparatif pluriannuel. Or, les producteurs indépendants et les réalisateurs se souviennent toujours des années pas si lointaines où France 3 Ouest produisait une trentaine de documentaires par an – ce qui est loin d'être le cas désormais.
Enfin, les langues régionales…
Le rapport Brucy s'intéresse aussi à "l'expression des langues régionales", présentée comme une mission inscrite au cahier des charges de France Télévisions et qui incombe "naturellement" à France 3 – on s'en doutait. Les durées horaires varient beaucoup d'une langue à l'autre : le bilan 2013 fait état d'un total de 379 heures de programmes annuels en ces différentes langues – dont 69 heures diffusées en breton, par exemple. Les programmes de Via Stella en Corse sont comptabilisés à part : 582 heures en corse et 539 en bilingue français/corse.
Il apparaît que les créneaux de diffusion varient d'une langue et d'une région à l'autre, mais le rapport ne produit aucune analyse à ce sujet. Les parts d'audience aussi sont variables : de 2,6 % pour Bali Breizh à 20,3 % pour une émission quotidienne de 5 minutes en alsacien.
Aucun élément n'est fourni ni sur le nombre de locuteurs de chaque langue, ni sur le contexte historique ou sociolinguistique qui justifie la présence de ces programmes à l'antenne. Aucune analyse non plus sur les conditions de fabrication de ces émissions, sur les budgets ou les personnels concernés.
La rapporteure laisse déjà entrevoir ce que seront ses conclusions, puisqu'elle invite d'emblée à "s’interroger sur des supports de diffusion complémentaires". Ce qui a l'air, dit comme ça, d'être évident, comme si les émisions en langue régionale n'avaient plus trop leur place sur le réseau hertzien (et quid alors du cahier des charges ?). Ce qui, surtout, veut dire clairement qu'il n'y a pas vraiment de perspective de développement des programmes en langue régionale dans la grille de France 3. Qu'on se le dise : pour les langues régionales aussi, l'avenir est au numérique. Pour l'instant – dixit le rapport - les contenus en langue régionale ne font que trop rarement l'objet d'enrichissement ou d'éditorialisation sur les sites régionaux de la chaîne.
Recommandations : une chaîne France 3 en Bretagne ?
Anne Brucy formule 15 recommandations dans son rapport. L'une d'entre elles retient - avec des précautions - le principe "d'expériences d'offres de complément diffusées sur des canaux dédiés", dans une région comme la Bretagne par exemple. Le projet consisterait à alimenter une grille de 7 heures quotidiennes, en multidiffusion. Mais dans le contexte délicat du moment, comment va-t-on trouver les ressources budgétaires permettant le lancement concret d'un tel projet ? Le rapport se contente d'attirer l'attention sur ce nœud gordien.
Le Monde Télévisions, début juillet, présentait le rapport Brucy comme une "douce révolution [à venir] pour France 3." Le mouvement militant Ai'ta ! se posait la question de savoir s'il représente "enfin une avancée pour la Bretagne." Nul doute qu'il sera à nouveau question de tout ça à la rentrée, et notamment lors des rencontres Doc ouest qu'organise Films en Bretagne début octobre à Pléneuf-Val-André. On n'a donc pas fini d'en parler.