Les chansons populaires collectées par François Cadic
D'où vient l'intérêt que suscitent aujourd'hui les travaux d'un certain nombre de bretonnants qui, dans le domaine du patrimoine oral, n'ont pourtant agi que dans l'immédiateté et en fonction des préoccupations de leur temps ? Plusieurs éléments sont sans doute à prendre en compte : une claire conscience que leur action est nécessairement datée, l'impression qu'il serait désormais impossible de la reproduire et par le fait même un réel désir de réappropriation. Chacun sait toutes les transformations qui ont affecté la société bretonne tout au long du XXe siècle, ce qui n'a pas été sans incidence sur les pratiques linguistiques et culturelles notamment.
L'abbé François Cadic aurait lui-même été surpris de la nouvelle notoriété dont il bénéficie au début de ce XXIe siècle. Les cinq volumes de ses Contes et légendes de Bretagne ont été réédités, de même que son Histoire populaire de la chouannerie. Ne manquaient que les chansons qu'il a publiées de 1899 à 1929 dans "La Paroisse Bretonne de Paris", considérées comme "un volet incontournable" de son œuvre, mais qui restaient difficiles d'accès, n'ayant jamais été réunies en volume jusqu'à présent. C'est chose faite depuis le colloque qui lui a été consacré à Pontivy les 8 et 9 avril 2010, sous la forme d'un fort et beau volume de 625 pages.
Un apostolat et un militantisme
Étonnant personnage que cet abbé Cadic dont Fañch Postic a ici rédigé la biographie. Il est né en 1864 dans une famille de onze enfants, dans une ferme de Noyal-Pontivy (Morbihan). Bien que scolarisé à Pontivy, il est marqué par les veillées de son enfance et par les conteurs et chanteurs qui fréquentaient les fermes de Noyal. Au petit séminaire de Sainte-Anne d'Auray, il croise des vannetisants émérites, comme Jérôme Buléon, auteur de livres de religion en breton, ou Adolphe Duparc, le futur évêque de Quimper. Ordonné prêtre en 1889, il passe une licence de lettres à Paris, mais revient chaque été chez son frère, prêtre comme lui et qui venait de fonder "Ti er Bobl" (la Maison du Peuple) à Pluvigner. C'est là qu'il entreprend ses premières collectes vers 1890.
A Paris, François Cadic publie en 1894 six chansons dans la revue "Mélusine" d'Henri Gaidoz, mais ne poursuit pas sa collaboration à des périodiques qu'il considère comme "hors de prix, inconnues de la masse." Il ne fréquente pas davantage les cercles bretons de la capitale, se montrant très critique vis-à-vis des Dîners Celtiques que présidait Ernest Renan : "on y mangeait bien, on y vidait des coupes de champagne, on y récitait de beaux vers, on y chantait de belles chansons et pendant ce temps les Bretons mouraient de faim dans la rue."
L'abbé Cadic enseigne l'histoire dans un collège de la capitale, lorsqu'il découvre la question sociale et la situation difficile des émigrés bretons de la région parisienne. Il décide de fonder "La Paroisse bretonne de Paris", dans le but explicite de leur venir en aide. "La Paroisse Bretonne" est à la fois une adresse où l'on peut se présenter pour trouver du travail ou un logement et un mensuel qui comptera jusqu'à 10 000 abonnés. En tant que prêtre, Cadic est assez proche des abbés démocrates de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, comme l'abbé Lemire. Mais étant tout autant conservateur et anti-dreyfusard, il critique les gouvernements radicaux de l'époque dont il n'apprécie pas l'anticléricalisme, et ce n'est pas surprenant de sa part.
C'est dans "La Paroisse Bretonne" que le "recteur des Bretons de Paris" entreprend désormais de publier le résultat de ses collectages, ainsi que ceux de ses parents et amis ou ceux de son réseau de prêtres collecteurs. Ce faisant, il se démarque des folkloristes de l'époque : comme eux, il collecte et publie des contes et des chants populaires en breton, mais cela lui apparaît en plus comme étant à la fois une forme d'apostolat et une sorte de militantisme breton. S'il en publie le texte dans sa revue, c'est pour éviter un trop grand déracinement aux Bretons émigrés et pour les inciter à chanter "nos airs nationaux." Il redoute la prochaine disparition de la langue, de la chanson et de la tradition. Considérant les Bretons de Paris "plus Bretons peut-être que les Bretons de là-bas", il voudrait qu'ils servent d'exemple à ceux vivant au pays pour que soient formés "des hommes pénétrés de l'esprit breton."
Une collecte de 30 ans
En trente ans, Cadic a publié dans sa revue quelque 240 chansons. Un certain nombre de compositions de circonstance ou de chansons patriotiques ayant été laissées de côté, la présente publication en comporte tout de même 215 qui permettent de mesurer l'ampleur du travail de collecte et de valorisation qu'il a réalisé. Eva Guillorel a pu les répartir selon différents genres thématiques : 12,4 % sont des textes à caractère religieux ; 40,4 % traitent de la vie sociale et 37,2 % sont des chansons à caractère historique. Toutes ces chansons étant en langue bretonne, il en reste 10 % qui sont en français.
L'intérêt de ce répertoire est multiple. Il comporte tout d'abord un tiers de pièces qui ne figurent dans aucune autre collection, notamment des chants de chouans. Il souligne l'originalité et la qualité de la démarche ethnographique de l'abbé Cadic : les chansons sont généralement accompagnées de commentaires qui renseignent sur les modalités de leur collectage, sur les variantes mélodiques ou textuelles ou sur le contexte sociologique et ethnologique de la Basse-Bretagne. Il témoigne enfin de la vaste culture historique du fondateur de "La Paroisse Bretonne" : il propose une critique argumentée des textes des chansons et avance souvent des hypothèses pertinentes de datation.
Il se méprend parfois, bien sûr, et laisse volontiers transparaître ses convictions : il manifeste ainsi une réelle empathie à l'égard des Chouans et se fait moralisateur quand il dénonce les dangers de la ville. Mais Eva Guillorel souligne à juste titre que "la collection de François Cadic constitue une pièce majeure dans le domaine de la collecte de chansons bretonnes depuis le XIXe siècle." Il convient de préciser en outre que le texte breton est à chaque fois accompagné de sa traduction en français (le plus souvent par Cadic lui-même) et de la partition (ce qui était innovant).
Une initiative remarquable
La publication de cette collection a d'ailleurs donné lieu à une entreprise éditoriale inédite, puisqu'elle est le fruit d'une collaboration entre les ethnologues et historiens du Centre de Recherche Bretonne et Celtique et Dastum qui travaille à la sauvegarde du patrimoine immatériel de la Bretagne. Le projet a mobilisé pendant des mois une équipe importante, dont de nombreux bénévoles, qui a su faire les bons choix en matière d'édition en intervenant a minima sur les textes originaux. On est bien loin ici de la polémique qui avait entouré la publication des collectes de François-Marie Luzel il y a quelques années. Un autre choix judicieux a consisté en l'insertion dans le livre d'un CD proposant une trentaine de chants figurant dans la collecte Cadic et toujours présents dans la tradition chantée du pays vannetais.
Le tout constitue une initiative remarquable et de bon augure, puisque ce volume est présenté comme le premier d'une nouvelle collection intitulée "Patrimoine oral de Bretagne". C'est d'ailleurs tout le paradoxe de ce patrimoine, certes oral et certes vivant : il n'en exige pas moins depuis plus d'un siècle la double médiation de l'écrit et d'une traduction française pour se transmettre. Déjà, d'autres projets d'édition sont en gestation ou sur le point d'aboutir.
François Cadic. Chansons populaires de Bretagne publiées dans La Paroisse Bretonne de Paris (1899-1929). Presses Universitaires de Rennes, Dastum, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, 2010. 625 p., ill.
Cet article paraîtra dans le prochain volume des Mémoires de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Bretagne.
Voir l'album photo du colloque de Pontivy sur l'abbé Cadic : message du 14 avril 2010, sur ce blog.