Bretagnes du cœur aux lèvres : Mélanges offerts à Donatien Laurent
Sans les recherches de Donatien Laurent, l'ethnologie bretonne n'aurait pas été ce qu'elle est depuis une quarantaine d'années. Dans le domaine des sciences humaines, l'ethnologie est beaucoup moins bien représentée que l'histoire ou la sociologie, par exemple. Elle a pour objet d'étudier et d'analyser le fonctionnement et l'évolution des groupes humains. A l'origine, elle s'intéressait principalement aux "cultures primitives" et aux communautés traditionnelles en dehors de l'Europe. Mais les ethnologues ont considérablement élargi leur terrain d'investigation et mènent désormais des recherches y compris dans les sociétés occidentales.
Donatien Laurent
En se spécialisant dans l'étude de la tradition orale en Bretagne, Donatien Laurent a été un précurseur. A la fin des années 1960, il a pu collecter des gwerziou dont on pensait que plus personne ne savait les chanter, notamment la célèbre "gwerz Skolvan" que des chanteurs comme Yann-Fañch Kemener ou Erik Marchand ont depuis inscrite à leur répertoire. Il a retrouvé et étudié les carnets d'enquête qui ont servi à Théodore de la Villemarqué pour publier le Barzaz Breiz. Il a proposé des analyses inédites du calendrier celtique qu'utilisaient les druides autrefois et de la Troménie de Locronan, célébrée tous les six ans à Locronan. Comme l'écrit Michel Tréguer dans l'introduction au volume de Mélanges qui vient d'être publié en son honneur, Donatien Laurent a "pris rang parmi les trois ou plus grands contributeurs de la tradition orale armoricaine."
Des mélanges, pour ceux qui ne le sauraient pas, c'est comme une revue thématique : une collection d'articles que ses collègues et amis rédigent en hommage à un universitaire. Le volume qui vient d'être publié en l'honneur de Donatien Laurent en comporte une quarantaine, que Fañch Postic a astucieusement regroupés sous plusieurs chapitres : musiques, chants et danses, La Villemarqué, langues et littératures, histoire(s), traditions et apprentissages. Je ne présente ici que quelques-unes des contributions.
La Nouvelle Musique Bretonne
Celle d'Alan Le Buhé évoque une facette aujourd'hui méconnue de l'ethnologue, celle du musicien qu'il fut aussi. Pour le compositeur Pierre-Yves Moign, Donatien Laurent est l'un des principaux fondateurs de ce qu'il appelle la Nouvelle Musique Bretonne, la NMB (reste à savoir si ces initiales finiront par s'imposer). L'intérêt de son article est qu'il fournit nombre de repères sur le contexte international et régional et sur les débats de l'époque : le bagad, affirme-t-il, est "le symbole de la transformation sociale de la Bretagne" au milieu du XXe siècle.
Les disques Mouez Breiz
A la même époque, un Quimpérois d'origine helvétique, Hermann Wolf, fonde la première maison d'édition de disques bretons sous le nom de Mouez Breiz (La voix de la Bretagne) et va publier toute une collection de disques 78 tours de musique et de chansons bretonnes. Mais à cette date, la musique bretonne c'est surtout le biniou et la bombarde. Gilles Goyat, dans une étude très bien documentée, observe que ni les autres instruments (tels que la clarinette ou l'accordéon par exemple) ni le kan-ha-diskan ne font alors l'objet d'enregistrements. Dans sa conclusion, il pose sans doute un peu rapidement de vraies questions : le renouveau de la musique bretonne n'a-t-il pas été "une compensation à ce qu'il faut bien appeler l'abandon de la transmission naturelle de la langue bretonne ?" Cette musique peut-elle, à elle seule, "assurer la pérennité de l'identité culturelle bretonne ?"
Le clergé contre le biniou
Si le biniou et la bombarde sont perçus au milieu du XXe siècle comme des instruments emblématiques, ils l'étaient déjà aux siècles antérieurs, mais dans un contexte tout différent. L'historien Fañch Roudaut décrit la véritable guerre menée par le clergé jusqu'à assez récemment pour tenter d'extirper les danses. Titre édifiant de son article : "Le biniou, voix du démon, ou Les sonneurs vont en enfer". Les propos des recteurs et prédicateurs qu'il traduit du breton sont à découvrir absolument.
La musique du Barzaz Breiz
Nelly Blanchard et Parrick Choquet se sont, quant à eux, intéressés aux airs arrangés du Barzaz Breiz. La Villemarqué a en effet publié en fin de volume les partitions des chants qu'il a rassemblés dans son livre. Mais ce qu'ignorent généralement ses lecteurs, c'est que les arrangements publiés ne sont pas toujours les mêmes dans chacune des éditions du Barzaz Breiz. Or ces arrangements ont été très peu étudiés jusqu'à présent. Les deux chercheurs ont analysé les 16 airs figurant dans celle de 1845 et composés par un musicien allemand dont personne ne connaît le nom aujourd'hui, F. Silcher. Ses harmonisations, disent-ils, se caractérisent par une "simplicité flagrante," voire "presque indigente," et correspondent exactement à la "monumentalisation des mélodies populaires telle que La Villemarqué la pratique dans le corps de son texte".
Les écrivains bretonnants du XVIIIe siècle
Ronan Calvez lui aussi écrit sur La Villemarqué, mais sous l'angle de la sociolinguistique. On considère assez couramment le XVIIIe siècle comme une sorte de désert pour ce qui est de la production littéraire en langue bretonne. Or, La Villemarqué lui-même témoigne de la connaissance du breton chez les nobles et les bourgeois avant et pendant la Révolution et d'une pratique mondaine du breton. Mais la littérature libertine et mondaine du XVIIIe siècle (à l'image du Farvel göapaër ou Bouffon moqueur de Pascal de Kerevenyer) trouve d'autant moins grâce aux yeux de La Villemarqué qu'elle ne lui paraît pas être un littérature "nationale" et qu'elle est rédigée de surcroît en "jargon mixte". De plus ces auteurs, bien qu'issus de la noblesse et de la bourgeoisie ont pris fait et cause pour la Révolution : ils ont donc trahi, et le mouvement bretoniste du XIXe siècle va les condamner à l'oubli. La Villemarqué est en quelque sorte un anti-Kerenveyer.
Bretagnes, au pluriel
Tous ceux qui s'intéressent à l'ethnologie ou à l'histoire de la Bretagne, à la langue et à la littérature bretonnes, vont vraiment découvrir du nouveau dans ce volume de Mélanges en l'honneur de Donatien Laurent. Toutes les contributions ont leur intérêt. Les approches sont multiples, et c'est sans doute la raison pour laquelle "Bretagnes", dans le titre du livre, s'écrit au pluriel. Je signale rapidement quelques autres articles :
- celui de Youenn Le Prat sur un chant républicain relatant le naufrage de La Volontaire devant les côtes du pays bigouden sous la Révolution et qui témoigne de l'intérêt de l'exploitation de la littérature orale de langue bretonne comme source de la connaissance historique
- celui d'Eva Guillorel et Robert Bouthiller sur trois complaintes criminelles imprimées en Bretagne au XIXe siècle : une étude de cas sur la diffusion de ces textes et sur l'interaction entre oral et écrit
- celui de Fañch Postic sur le "petit cénacle breton" qui s'était formé dans les années 1830 à Paris autour des frères de Courcy
- celui de Christophe Carichon concernant "Sked", une revue celto-chrétienne publiée aux lendemains de la guerre, en rapport avec la création du groupe de scouts bretons Bleimor, dont on parle souvent en raison de la notoriété actuelle d'un certain nombre d'anciens
- celui de Fañch Morvannou sur une figure originale du catholicisme morbihannais : Eugène Le Gal, un prêtre ouvrier originaire de Sérent et qui milita au Parti Communiste dans l'Indre-et-Loire. Une fois à le retraite, il tient la permanence de la CGT le jeudi à Ploërmel et le dimanche participe aux offices dans le secteur de Malestroit.
J.M. Déguignet et la langue bretonne
Pour ce qui me concerne j'ai proposé une étude sur Jean-Marie Déguignet et la langue bretonne. Déguignet est l'auteur désormais bien connu des "Mémoires d'un paysan bas-breton". Dans cet article, j'analyse son rapport à la langue bretonne, le besoin qu'il ressent de connaître le français (qu'il apprend à lire seul en gardant les vaches), sa découverte de la variation, son pessimisme concernant le devenir du breton. Le témoignage de Déguignet présente l'intérêt majeur de provenir d'une classe sociale dont personne n'a rapporté le point de vue à l'époque.
Bretagnes : du cœur aux lèvres. Mélanges offerts à Donatien Laurent / sous la direction de Fañch Postic. - Presses Universitaires de Rennes, 2009. - 420 p., ill.
Le site des Presses Universitaires de Rennes : www.pur-editions.fr
Site du Centre de Recherche Bretonne et Celtique à l'Université de Brest : http://www.univ-brest.fr/Recherche/Laboratoire/CRBC/
Contact CRBC : crbc@univ-brest.fr