Quand l’extrême droite s’exprime en ligne sur ABP ou Agence Bretagne Presse. Enquête sur une crispation bretonne
Mis à jour : 10 octobre et 11 ocobre 2022
Deux communiqués en moins de trois semaines sur le site de l’ABP, émanant d’une Alliance souverainiste de Bretagne (ci-après ASB), signés de Michel Leguéret et appelant à chaque fois à protester contre l’arrivée ou le séjour de réfugiés à Callac ou dans d’autres villes bretonnes, forcément ça interpelle. On comprend tout de suite que la photo grand format de ces réfugiés devant leurs tentes à Nantes et qui date en fait de 2018 (captation d’écran ci-dessus) n’est pas là pour appeler à la solidarité à leur égard, mais bel et bien pour stigmatiser les immigrés.
Avant d’aller plus loin, je voudrais exposer ceci : les questions liées à l’immigration sont partout où elles se posent des enjeux considérables et multiples, dans les pays d’arrivée, mais aussi dans ceux de départ. Ceux qui se décident à quitter le pays où ils sont nés ne le font pas toujours par plaisir, mais pour trouver ailleurs un asile politique ou un emploi, par amour aussi, en escomptant une vie meilleure.
On se retrouve face à des problèmes de société complexes, qui relèvent de l’économique, du politique, de la santé, de dignité humaine, ainsi que de points ayant trait à l’intime, mais que la sphère publique ne peut pas ignorer, tels que la langue, la religion, etc. L’enquête qui suit vise à analyser la crispation qui s’est fait jour en Bretagne entre les tenants d’une approche bienveillante du problème et ceux qui n’y voient qu’une "submersion migratoire" à repousser.
Que sait-on de l’Alliance souverainiste de Bretagne ?
Elle s’appelle d’ailleurs parfois l’Alliance souverainiste bretonne ! Toujours est-il que celui qui s’exprime au nom de l’ASB, c’est toujours Michel Leguéret, très présent à titre professionnel dans la presse locale au pays de Saint-Malo, d’autant qu’il est également le porte-parole du syndicat des policiers Alliance.
Il est en outre le président d’une autre alliance souverainiste, celle de l’estuaire de la Rance (ASER). Il s’est séparé il y a quelques mois de son vice-président, le Dinardais Luc Tacher, devenu quelque peu encombrant en raison de la divulgation de sa participation antérieure à des rencontres de nostalgiques du IIIe Reich et de sa fascination pour les uniformes de la Wermarcht et des Waffen SS.
Michel Leguéret a aussi parmi ses amis l’historien conservateur Reynald Sécher, investi dans l’association rennaise "Mémoire du futur de l’Europe". Il est l’auteur controversé de nombreux ouvrages sur ce qu’il présente comme le "génocide vendéen", ainsi que d’une série de BD sur l’histoire de la Bretagne que les éditions Fleurus avaient refusé de publier, avant qu’il n’en fasse un best-seller en auto-édition.
Éric Zemmour invité à Pleurtuit
Sur les photos publiées dans la presse locale, on les voyait tous les trois côte à côte. Ensemble, ils ont invité Éric Zemmour à venir l’an dernier à Pleurtuit pour une conférence, juste avant qu’il ne se déclare candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle. Mais prière de ne pas se méprendre. Ça n’était que pour parler de son dernier livre : il s’agissait de… culture, pas du tout de politique !
Personne n’a été dupe, ni ses partisans qui furent nombreux, ni ses opposants qui se sont mobilisés, ni la maire de Pleurduit qui accepta de mettre une salle communale à leur disposition pour accueillir le polémiste-pas-encore-candidat, alors que toutes les autres villes d’Ille-et-Vilaine avaient refusé de le faire.
Que disent les communiqués de l’Alliance souverainiste de Bretagne sur ABP ?
On remarquera tout d’abord que la figure qui lui sert d’emblème est constituée d’un losange sur fond rouge dans lequel sont insérés de part et d’autre des épis de blé et des feuilles de chêne entourant une croix celtique surmontée d’un glaive imprécateur. Ça paraît fortement symbolique et quelque peu inquiétant.
Ce mouvement est en fait de création récente, puisque le quotidien d’extrême droite Présent, aujourd’hui disparu, annonçait sa création en juillet 2021 comme une alliance s’affichant "résolument de droite". Tout cela est cohérent, et les deux derniers communiqués de l’ABS sur le site de l’ABP le confirment amplement. Le premier épisode se passe à Callac.
Un projet d’accueil de réfugiés dans une ville du Centre-Bretagne
Ce projet s’appelle "Horizon". Il est porté par une fondation qui a pour nom "Merci" et dont l’objet est d’intégrer des réfugiés en leur assurant un hébergement et une formation en vue de leur insertion par l’emploi. L’autre volet est de contribuer à la revitalisation d’un territoire dont la population est en diminution. Callac compte actuellement 2 400 habitants et un taux élevé de chômeurs, mais aussi plusieurs dizaines d’emplois non pourvus.
La porte-parole de la fondation, Chloé Freoa, s’est expliquée sur le projet dans l’Écho de l’Armor et de l’Argoat :
- "Ces personnes ne sont pas des marginaux, elles ont fui leur pays parce qu’elles étaient en danger. Ces gens avaient un métier, une famille, une habitation. C’est avec leurs singularités et leurs compétences que nous devons les accueillir et faire en sorte de provoquer les rencontres entre ces gens et les besoins d’un territoire. Ces personnes réfugiées sont une chance pour notre territoire."
- "Il n’y a pas 100 personnes qui vont arriver dans six mois à Callac. On va prendre le temps d’élaborer un programme et il y aura un temps de préparation à l’accueil."
Il est envisagé de réhabiliter un ancien collège privé à l’abandon pour loger les arrivants et leur famille, mais précise Chloé Freoa, il y en aura qui s’installeront également dans des logements vacants dans le centre-ville, en lien avec le programme "Petites Villes de demain".
Le projet ne va donc pas se mener dans la précipitation. Le maire, Jean-Yves Rolland, précise qu’il va s’étaler sur plusieurs années, ajoutant que les quelques dizaines de personnes d’origine étrangère qui viendraient s’installer à Callac ont obtenu le statut de réfugié politique et qu’elles bénéficient d’une autorisation de séjour en France de dix ans. Autrement dit, ce ne seront pas des clandestins. Le conseil municipal de Callac a validé le projet.
La diatribe. Ou la solidarité
Un tel projet suscite légitimement des interrogations, des réticences, parfois des oppositions. À Callac, une première réunion d’information a eu lieu le 14 avril en présence d’une centaine de personnes. Six mois après, tout s’emballe lorsque le parti "Reconquête" d’Éric Zemmour (2,73 % des voix en faveur de sa candidate lors des dernières législatives dans la circonscription Lannion-Paimpol) s’en mêle et qu’il lance un appel à manifester pour le 17 septembre.
En réaction, les organisations humanitaires, syndicales et de gauche appellent à leur tour à une contre-manifestation le même jour. Le clivage est net
- entre ceux qui sont contre le projet Horizon et pour la première manif
- et ceux qui sont pour le projet Horizon et contre cette manif-là.
Sous l’égide de Reconquête, quelque 300 manifestants hostiles au projet et souvent venus de loin se retrouvent ce jour-là devant la mairie de Callac avec des banderoles exprimant leur hantise d’un "grand remplacement" à venir. Le démographe Hervé Le Bras explique pourtant dans un livre récent, en s’appuyant sur les chiffres, qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura pas de grand remplacement. Mais ces manifestants-là sont imperméables aux chiffres : fondamentalement, ils sont contre l’immigration et ne veulent pas d’immigrés, ni à Callac, ni ailleurs en France, surtout s’ils sont en provenance de pays du Sud. Relayés par le militant redonnais Émile Granville et le Parti breton, ils réclament un référendum local.
Au même moment, 300 autres manifestants se rassemblent à quelques dizaines de mètres devant la salle des fêtes pour témoigner, eux, de leur soutien au projet et de leur solidarité. De nombreux élus sont présents, dont le sénateur communiste Gérard Lahellec, qui témoigne de sa conviction :
- "le fait d’avoir accueilli de nombreux étrangers n’a jamais été un obstacle au développement de la culture bretonne"
- "Par tradition et par culture, le Breton est ouvert aux autres, s’ouvre sur le monde et s’ouvre aux autres et s’enrichit de la culture des autres".
Dans cette manif-ci s’exprimait la sollicitude d’humains envers d’autres humains, dans l’autre le rejet pur et simple des immigrés. Compte-rendu de la manifestation et photos sur le site de France 3 Bretagne, ainsi que sur Le Point.
Où était donc l’Alliance souverainiste de Bretagne ce jour-là ?
"Reconquête" n’était pas seule à appeler à manifester. D’autres mouvements d’extrême droite lui tenaient compagnie, ne serait-ce que symboliquement : Riposte laïque, Résistance républicaine, et un certain Parti de la France. Mais pas de présence avérée de l’Alliance souvenairiste de Bretagne sur le site, comme si elle n’avait ni adhérents ni sympathisants ailleurs qu’à Saint-Malo. Curieux tout de même, car une dizaine de jours auparavant, le 8 septembre, Michel Leguéret dénonçait en son nom sur ABP le projet Horizon de Callac comme étant "funeste, pervers et démoniaque".
Avec d’évidents relents d’antisémitisme : mention est faite explicitement du patronyme d’origine hébraïque de la "très riche famille d’entrepreneurs français" ayant créé le fonds de dotation qui compte financer le projet à coup de "millions d’euros". "Ne soyons pas dupes quant à la philanthropie de [cette] famille", ajoute Michel Léguéret. Les stéréotypes les plus éculés sont là.
C’est déjà trop, mais ce n’est pas tout. L’ASB redoute que l’existence même du peuple breton ne soit "menacée" (sic) :
- "une nouvelle population étrangère, écrit-il, va amener sa culture, ses traditions, ses mœurs… sa religion…" et elle contribuerait à "déstructurer complètement la vie locale bretonne".
Cette fois, c’est la xénophobie qui affleure.
Un discours breton, calqué sur celui de l’extrême droite française
En invitant Zemmour à Pleurtuit, Michel Leguéret affichait sa proximité idéologique avec l’extrême droite française. Mais il faut bien quand même que l’Alliance souverainiste de Bretagne se singularise. Huit jours après la manif de Callac, le 25 septembre, elle se demande, toujours sur ABP, si l’identité bretonne n’est pas également "menacée".
À Callac, les émules de Zemmour se posaient la question existentielle suivante : "Est-ce que l’on veut que la France reste la France ?" L’ASB ne se pose pas la question : elle se prononce d’emblée "pour que la Bretagne reste la Bretagne, que l’Europe reste l’Europe". Quel programme ! Ces slogans-là sonnent creux, car comment figer le temps ? Comment faire face aux nouvelles urgences qui surgissent à tout moment ? Le propos, conservateur à souhait, paraît aussi dérisoire qu’illusoire.
Dans ce nouveau billet, Michel Leguéret "désire" que notre identité survive au "génocide culturel". S’il nous explique bien qui en sont les victimes, il ne nous dit pas tout de suite qui sont
- "les adversaires des peuples qui composent les véritables patries charnelles en Europe : Basques, Écossais, Bretons, Catalans, Gallois, Flamands, Corses, Irlandais…, etc. [qui demandent à] vivre et conserver leur culture spécifique, leurs traditions, leur religion, leur langue."
Et voilà que ces patries deviennent des créatures vivantes, comme les définissait Herder. Le lecteur apprend ensuite quelle est "l’arme non létale" dont se servent ces "adversaires"
- "pour que la Bretagne, terre celtique, devienne une terre multiculturelle et métissée".
L’objectif étant reconnu, il ne reste plus à savoir quelle est la méthode. Réapparaît la crainte d’un grand remplacement, en des termes plus catégoriques :
- "On se sert de la crise migratoire actuelle, on organise ainsi une substitution ethnique dont on se demande si l’objectif final n’est pas le remplacement pur et simple d’une population, d’un peuple".
De digression en digression, nous découvrons enfin qui sont "les adversaires". En fait, il n’y en a qu’un. Vous ne savez pas lequel ? Mais c’est " l’État français", bien sûr ! Et "le nouvel outil" dont il se sert est
- "cette submersion migratoire en Bretagne [qui] risque, à terme, de dissoudre le caractère spécifique breton de sa population historique."
N’en jetez plus, la coupe est pleine. Mais Michel Leguéret veut absolument qu’elle déborde. Pour conjurer "ce danger mortel qui consiste à remplacer les populations, à détruire les peuples et les ethnies", la cible est toute trouvée : c’est
- "l’immigration de populations principalement extraeuropéennes, avec leur religion, leurs cultures [forcément] inassimilables…"
Selon lui, il suffirait pour s’en rendre compte de se promener dans les rues de Rennes, de Nantes, de Brest ou de Lorient… Même s'il y a des problèmes de sécurité, la réalité ne correspond pas à ce qu’il en dit, fort heureusement. Le mot de la fin revient bien entendu sur "cet odieux projet d’implantation de migrants à Callac en Centre-Bretagne". Le président de l’Alliance souverainiste de Bretagne, qui trouve à placer ses billets aussi sur le site Breizh-Info égalemenrt orienté à l'extrême droite, ne se rend même pas compte que c’est son discours qui est odieux.
Au risque qu’il n’y aurait plus de Bretagne ?
En découvrant ces discours xénophobes et antisémites sur son site, je me suis demandé comment l’Agence Bretagne Presse pouvait les publier. Ils paraissent certes sous la forme de communiqués, mais un responsable de publication même sur internet ne peut pas s’en dédouaner, d’autant que les commentaires qui suivent ne sont pas modérés.
J’ai alors entrepris une recherche complémentaire pour voir si par hasard d’autres contributions sur le même site n’abordaient pas déjà ce même sujet de l’immigration. J’en ai repéré une qui date du 6 septembre 2020 (et ce n’est pas la seule), qui préconise en la matière une politique tout à fait radicale :
- une immigration zéro sauf pour les cas particuliers de demandes d’asile vérifiées et documentées [je corrige les fautes d’orthographe]`
- révoquer la loi sur le rapprochement familial instauré sous la présidence Giscard d’Estaing
- renvoyer chez eux tous les clandestins.
Ces préconisations ne sont signées ni d’un Premier ministre hongrois ni d’un ministre français de l’intérieur. Non. Elles sont formulées par le reporter multimédia qui a lancé ABP en 2003 et toujours actif, Philippe Argouarch en personne. Pour quelle raison ? Paradoxalement, ce serait pour que Marine Le Pen ne devienne pas présidente de la République : si c’était le cas, le risque, croit-il, serait qu’elle renforce encore plus les pratiques jacobines du pouvoir en France.
Autrement dit, il faudrait appliquer la politique anti-immigration qu’elle préconise pour qu'elle ne soit pas élue ! Un pari risqué tout de même, et le raisonnement paraît quelque peu abscons. Les nationalistes bretons ne sont pas les seuls à y avoir pensé : à droite de l'échiquier politique, on y pense aussi. En fait, Philippe Argouarch a une tout autre bonne raison de souhaiter qu’elle (Marine Le Pen) ne soit jamais élue, et tant pis pour les réfugiés. Si elle l'était malgré tout…
- "Pour la Bretagne autonome, la langue bretonne, la réunification, ça sera la fin des haricots. Il n’y aura plus de Bretagne".
Il suffisait de le dire. Ce serait la fin du monde breton. Ite missa est. Ce n'est pas un proverbe breton, c'est du latin.
Pour en savoir plus :
- Hervé Le Bras. Il n’y a pas de grand remplacement. Paris, Grasset, 2022, 140 p.
- Le point de vue de l’éditeur : Dans cet essai incisif, l’auteur analyse, raconte, compare. Restez libre, ne vous laissez pas manipuler par les semeurs de haine, lisez ces pages.
Droit de réponse de M. Philippe Argouarch
Quelques précisions du rédacteur de ce blog
C’est la première fois qu’un droit de réponse m’est demandé sur ce blog. Je l’ai mis en ligne dès quand j’en ai pris connaissance. Je rassure le Directeur et fondateur du webmédia Agence Bretagne : je considère bien évidemment que la liberté d’expression est un droit fondamental.
Le problème est qu’il n’est pas reconnu comme tel ni défini dans les mêmes termes dans tous les pays. Philippe Argouarch, qui a lui-même vécu aux États-Unis, se prévaut du linguiste et penseur américain Noam Chomsky. Ce dernier, pétri de culture américaine, reconnaît lui-même qu’il ne comprenait pas du tout les limites qu’impose la législation française à ce droit dès qu’il s’agit notamment d’antisémitisme, de racisme ou de négationnisme. La législation américaine ne connaît pas de telles limites. En France, effectivement, le fait de rédiger ou de publier des propos à caractère antisémite ou appelant à la haine raciale est considéré comme un délit. Je ne prétends pas que Philippe Argouarch adhère aux propos du président de l'Alliance souverainiste de Bretagne, et libre à lui de publier ce qu'il veut sur son site. Mais qu'il le fasse, de mon point de vue, crée un vrai malaise.
Pour ce qui est de l’immigration en France, les données les plus récentes sont les suivantes :
- 277 000 entrées d’immigrés permanents en France, soit un taux d’immigration de 0,4 %. La France accueille deux fois moins d’immigrés que l’Allemagne ou la Belgique, trois fois moins que la Suède ou l’Autriche.
- Selon l’INSEE, la France accueillait 211 000 immigrés (soit des personnes nées étrangères à l’étranger) en 2010 et 272 000 en 2019, soit une croissance annuelle de 3 % en moyenne.
- Le solde migratoire annuel (les entrées, moins les sorties du territoire) est passé de 142 000 en 2010 à 198 000 en 2017, soit une augmentation du taux d’immigration net de 0,22 % à 0,30 % entre les deux dates. Philippe Argouarch a raison sur ce point. Cette augmentation est cependant considérée comme modeste par les démographes.
Source : The Conversation. Article : La France est-elle aujourd'hui un pays d'immigration ?
Quant à la corrélation qu’établit Philippe Argouarch entre l’augmentation de l’immigration et le renforcement du jacobinisme en France, j’ignore si on peut disposer d’une recherche approfondie en sciences sociales sur ce sujet.
Fañch Broudic