À Rennes 2, un tag radical en breton qui pose question
Il est apparu il y a une dizaine de jours sur les murs de l’Université, et ce n’est pas si courant. J’en reproduis le texte :
- An holl a zo laouen pa zev Pariz
On remarque tout de suite qu’après le deuxième mot, le A est ce qu’il est convenu d’appeler un A cerclé ou un A dans un O, qui est la marque de l’insoumission ou de la rébellion et plus particulièrement de l’anarchisme. Pas depuis très longtemps d’ailleurs, puisqu’il ne serait apparu qu’en 1964, selon un article de L’Obs. D’après le Bulletin des jeunes libertaires, c’était le moyen le plus simple de réduire au minimum la longueur du texte de signature et le temps qu’il fallait pour l’apposer sous les slogans des anarchistes.
- Photo ci-dessus : DR
Dans le cas du tag de Rennes 2, ça a été encore plus rapide, puisqu’il est inclus dans le slogan lui-même. Et, vous l’avez compris, ce slogan est rédigé en breton. Ce qui laisse entendre qu’il y a à l’université un ou des étudiants, et ce ne sont peut-être pas des étudiants d’ailleurs, qui sont à la fois, disons brittophones et anarchistes. Après tout, pourquoi pas ? Suivent-ils les cours des cours de breton à l’Université ou ailleurs ? On n’en sait rien. Il n’empêche que le texte du slogan pose un double problème : sur la forme parce que le breton de cette courte phrase paraît maladroit, et sur le fond.
La traduction du tag
Je commence par vous proposer une traduction du slogan, d’autant plus aisée qu’il apparaît comme un calque du français :
- Tous sont joyeux quand Paris brûle.
En français courant, on serait cependant tenté de dire « tout le monde est content quand Paris brûle ». L’adjectif « laouen » [joyeux] ne paraît pas optimal. Le verbe « devi » ou « deviñ » [brûler] non plus, même si des vitrines ont bel et bien été fracassées et parfois incendiées à Paris, comme à Rennes et à Nantes d’ailleurs. Disons d’emblée que cela aurait pu se dire tout simplement
- Kountant e vez toud an dud pa vez an tan e Pariz.
- Tout le monde est content quand il y a le feu à Paris.
Mais parlons un peu de grammaire
À la 3e personne du présent de l’indicatif, « deviñ » se conjugue « dev », qui subit ici la mutation de « d » en « z » à l’initiale après la conjonction « pa », soit « pa zev », même si elle ne se fait pas partout.
Il y aurait quinze autres façons d’exprimer la même idée en un breton plus fluide, dont celle-ci-dessus. J’exagère à peine et tout ça se discute. Mais quand même. Dans sa grammaire du breton contemporain, Francis Favereau explique bien (p. 288) que c’est la syntaxe de la phrase qui permet le mieux de définir le génie propre du breton.
Dans l’élément principal de la phrase taguée à Rennes 2, c’est la forme invariable « zo » à la 3e personne du singulier de l’indicatif du verbe « être » qui a été utilisée. Elle est ici précédée comme souvent de la particule verbale « a », elle-même précédée du sujet « an holl » [tous], l’ensemble de l’énoncé apparaissant comme un constat d’évidence.
Sauf qu’il y a en breton d’autres possibilités d'exprimer le verbe « être » à la 3e personne du singulier de l’indicatif, par exemple la forme d’habitude « vez », que Francis Favereau désigne comme une forme fréquentative. Si on opte pour cette forme, on modifie tant qu’à y être l’ordre des mots dans l’élément principal de la phrase. Il s’impose alors d’utiliser la même forme « vez » dans la subordonnée, ce qui induit l’emploi de la forme progressive pour le verbe « deviñ » [brûler]. Vous suivez ? Voici le résultat :
- « Laouen e vez an holl pa vez Pariz o teviñ. »
La phrase bretonne est correcte, dans le sens où « tout le monde est content quand Paris brûle [habituellement] ». Si ce n’est que Paris ne brûle pas en permanence et que tout le monde ne s’en réjouirait pas forcément. Reste un autre énoncé possible :
- « Laouen eo an holl p’ema Pariz o teviñ ».
Pour signifier qu’on se trouve dans un contexte existentiel, on utilise cette fois-ci la copule « eo » au lieu de « a zo » ou de « a vez ». Dans la subordonnée, on emploie alors la forme « ema » ou « emañ » pour situer l’événement dans un espace-temps défini. Ce que voudrait dire le slogan énoncé en ces termes est qu’on est vraiment content que Paris soit en train de brûler.
On ne saura donc pas quel message ont précisément voulu faire passer les étudiants rennais avec le slogan en breton tel qu’il a été tagué sur un mur de l’université. Et pourtant, il est limpide. Je dirais même plus : c’est un message aussi radical qu’hyperbolique. Mais comment l’action de casseurs pourrait-elle faire l’unanimité ?
Émile Masson et Brug : une revue libertaire en langue bretonne
Mais revenons à l’A cerclé ci-dessus. L’anarchie signifie-t-elle nécessairement le chaos ? Si tout un courant l’assume, nombre d’anarchistes réfutent l’idée et se définissent plutôt comme des libertaires. Il y en a eu en Bretagne et qui se sont exprimés en breton dans la petite revue « Brug Bruyères » qu’avait lancée en 1913 un professeur du lycée de Pontivy, Émile Masson, originaire de Brest. C’était une personnalité hors du commun, en relation avec les grands écrivains de son temps comme Romain Rolland, les anarchistes les plus connus (Kropotkine, Jean Grave), les syndicalistes de la CGT (Monatte à Paris, Le Levé à Lorient), les écrivains bretons (Vallée, Berthou…)
Alors que toute la presse de langue bretonne à cette époque est catholique et conservatrice, Masson publie Brug pour répandre en breton les thèses socialistes et libertaires au sein de la paysannerie. Il réunit autour de lui un rédacteur bretonnant de chaque dialecte : le vannetais Julien Dupuis, le cornouaillais Eostig Kerineg, le léonard Jos Le Braz, le trégorrois Louis-Napoléon Le Roux, sans oublier le peintre Jean-Julien Lemordant qui lui adressait des croquis réalistes de travailleurs bretons. C’est le seul pérodique de cette obédience qui ait jamais été publié majoritairement en breton en un peu plus d’un siècle.
Extraits
- Ar re baour a labour a-hed o buhez evid pinvidikaad ar re a zo re binvidig dija…
- Al labourerien eo nerz ar vro, ar gwir bobl…
- N'eus nemed an dud pinvidig-braz hag o-deus eur Vamm-Vro…
- Er lezenneu a ve groeit aveid er re beur ne dint nemed hanter-lezenneu…
- Me garehe e komandehe er bobl ha nompaz er penneu braz…
- Les pauvres travaillent toute leur vie pour enrichir ceux qui sont déjà riches…
- Les travailleurs sont la force d’un pays, le vrai peuple…
- Seuls les très riches ont une Patrie…
- Les lois que l’on vote pour les pauvres ne sont que des demi-lois…
- J’aimerais que le peuple gouverne et non pas les notabilités…
J’ai consacré mon mémoire de maîtrise, rédigé en breton, à cette revue Brug. Il a fait l’objet d’une première édition en 1983, puis d’une deuxième en 2003 :
- Fanch Broudic. Al liberterien hag ar brezoneg. Brug : 19 13-1914. Brest, Brud Nevez, 1983, 286 p.
- Fañch Broudig. Eun dra bennag a zo da jeñch er bed. Emile Masson ha Brug 1913-1914. Brest, Brud Nevez, 2003, 330 p.
J’ai également participé au colloque organisé à Pontivy en 2003 par J. Didier et Marielle Giraud, dont les actes ont été publiés.
- Fañch Broudic. Les thèses de Brug. Une revue libertaire en langue bretonne à la veille de la Première Guerre mondiale. Dans Giraud, J. Didier et Marielle (dir.). Hervé, Edmond (préface). Émile Masson, prophète et rebelle. Presses universitaires de Rennes, p. 225-242.