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Le blog "langue-bretonne.org"
24 juin 2016

Charles de Gaulle, un celtophile bretonnant à Paris au XIXe siècle

Le Gonidec mausolée-1

Dans l'article qu'elle consacre à Charles de Gaulle dans le magazine Bretons du mois de juin (voir message précédent), Maïwenn Raynaudon-Kerzerho fait également état du manifeste que l'oncle du général avait publié en 1864, intitulé "Les Celtes au XIXe siècle. Appel aux représentants actuels de la race celtique".

Mais elle s'étend surtout sur un aspect "incongru" et chimérique du projet qu'échafaude l'auteur en imaginant une "colonisation celtique" de la Patagonie par une coalition de Bretons et de Gallois associés, ce qui ne s'est jamais concrétisé du côté breton. Du coup, le lecteur n'a pas les clés pour bien saisir l'importance et les enjeux de ce manifeste gaullien avant l'heure.

Un texte majeur

Appel aux Celtes - 1

En premier lieu, il n'est pas anodin, d'une part qu'il ait été publié dans la Revue de Bretagne et de Vendée, la revue très chrétienne et très légitimiste qu'avait fondée l'historien Arthur de la Borderie, et d'autre part qu'il soit dédié au vicomte Hersart de la Villemarqué.

Or ce texte, qu'a réédité Yves Le Berre en 1994, présente l'intérêt majeur de définir le programme culturel et politique du mouvement bretonniste de la seconde moitié du XIXe siècle, mais aussi d'exposer pour la première fois les fondements idéologiques sur lesquels il a prospéré ultérieurement. Yves Le Berre considère le manifeste de Charles de Gaulle comme étant "à la fois révolutionnaire et réactionnaire" :

  • révolutionnaire, car il analyse d'une manière assez juste la situation des langues celtiques et des sociétés au sein desquelles elles se pratiquent, au moment où il est rédigé. Il reconnaît ainsi que "les paysans, pour la commodité ou même la sûreté de leurs relations avec les habitants des villes et les personnes étrangères au pays, ont besoin de savoir le français". De Gaulle n'ambitionne dès lors que de renverser le mouvement historique qu'il observe par différents moyens "qui touchent à l'ensemble de la vie sociale"
  • réactionnaire, parce qu'il "semble incapable d'appréhender le présent autrement qu'en termes de décadence". Le passé s'en trouve donc idéalisé, et le projet ne vise qu'à le restaurer dans une splendeur mythifiée.

La "modernisation de la langue"

La question est de savoir si un tel projet était réellement envisageable ou s'il n'était qu'une illusion. L'article de "Bretons" mentionne à cet égard la "modernisation de la langue" comme l'une des pistes avancées par de Gaulle et censées permettre aux Bretons de conserver leurs particularismes. Mais qui sait, même aujourd'hui, ce à quoi correspond ce concept de "modernisation de la langue bretonne" ? Observons en outre que les deux termes "conservation" et "modernisation" sont généralement perçus comme antinomiques : en pratique, ils ne le sont pas dans l'esprit des bretonistes du XIXe siècle.

En témoigne la réflexion faussement candide de La Villemarqué à propos de la réforme orthographique du breton mise au point par Le Gonidec dans le premier quart du XIXe siècle, qu'il présente comme un retour aux sources communes du gallois et du breton : "on la croit nouvelle, écrit-il, et elle existe depuis neuf cents ans et plus". Le vicomte, dithyrambique, considère l'orthographe bretonne telle qu'elle a été "fixée" par Le Gonidec "comme une des plus parfaites du monde, comme réunissant toutes les qualités désirables […], en un mot, comme un modèle du genre". Charles de Gaulle calque son discours sur celui du barde de Nizon : il reproche au clergé d'écrire dans une "orthographe de fantaisie" et se réjouit que Le Gonidec ait rétabli "l'orthographe ancienne, à la fois nationale et logique […] : il régénéra la langue écrite par les principes posés dans son admirable grammaire".

Le Gonidec (en photo, le monument érigé à sa mémoire au cimetière de Lochrist, au Conquet) et La Villemarqué interviennent également sur le lexique. Le premier expose ainsi dans le dictionnaire celto-breton qu'il publie en 1821 avoir "voulu présenter la langue dans sa pureté". Le second est encore plus explicite dans ceux qu'il édite en 1847 et 1850 : il vise, écrit-il, à préserver "la nation armoricaine [des] doctrines immorales et impies" qui gangrènent la nation française et se fixe pour objectif de "débarrasser notre belle langue de ces mots intrus et inutiles, de ces nombreux barbarismes, de ces gallicismes, véritables bâtards qui la déshonorent". Il dénonce les maîtres d'école comme des "corrupteurs publics" et accuse certains imprimeurs de s'exprimer "en jargon mixte". Charles de Gaulle pour sa part définit "l'union morale" comme le premier but à atteindre, car "tout ce qui tend à diviser les classes est un grave péril pour tous". Il accuse les classes instruites de contribuer à la "décadence" du breton en y introduisant inutilement des mots français et en s'exprimant dans ce qu'il qualifie non pas de "brezoneg beleg" [breton de curé], mais de "brezonek tuchentil, breton de messieurs".

Sur cette base, une alliance se noue entre La Villemarqué et Mgr Graveran, qui se trouve depuis 1840 à la tête de l'évêché de Quimper et Léon et qui lui aussi veut entraver les progrès "des idées pernicieuses [qui] travaillent sans relâche à s'établir dans les esprits cultivés". Cette sainte alliance entre le leader du mouvement bretoniste et l'évêque va se concrétiser, tout du moins dans le Finistère, lors du lancement de la traduction bretonne des "Annales de la propagation de la foi".

"La guerre" à propos des premiers périodiques en breton

Liziri 1877 - 1

Mais ce lancement n'est pas de tout repos. Un autre proche de La Villemarqué, l'abbé Henry, reconnaît qu'au moment où l'on songe à publier cette traduction, il y a "de la dispute et de la guerre parmi nous pour chercher à savoir comment écrire et parler pour le mieux notre breton". Les "Lizerou Breuriez ar Feiz" paraissent tout de même en 1844 dans le Finistère ("Liziri" en 1877), mais ne sont imprimés qu'à 500 exemplaires : c'est une forme d'insuccès.

La contestation provient du bas-clergé, qui récuse les choix de la hiérarchie et exprime plus que des réticences par rapport au niveau de langue retenu. Près de Quimperlé, un recteur accuse La Villemarqué de vouloir "ressusciter une langue, et notez qu'il ne la sait qu'à coups de dictionnaires et de grammaire". Un de ses confrères, dans le Léon, prétend qu'il "est impossible à des paysans, à moins d'avoir reçu de l'instruction, de lire [ces traductions des Annales] et de les comprendre sans commentaire".

Dans l'évêché de Vannes, à l'inverse, la traduction publiée l'année précédente sous le titre de "Lihereu Brediah er Fe", avait immédiatement connu le succès avec un tirage à 1 200 exemplaires. Dans cette entreprise, l'abbé Jean-Marie Le Joubioux, poète reconnu et secrétaire de l'évêché, avait fait preuve de pragmatisme et, dans une formulation assez cocasse, s'était montré pour le moins réservé par rapport aux innovations lexicales : "nous avons craint d'être accusé de néologisme, en revenant au vieux breton". Il s'explique aussi sur la question de l'orthographe : "nous avons voulu être lus, écrit-il, et nous ne l'eussions pas été, si nous avions introduit de trop grands changements". C'est ce qui s'appelle prendre ses distances par rapport aux préconisations de l'école bretoniste.

Le bon goût breton

Lizerou 1896 - 1

La rédaction quimpéroise des "Lizerou Breuriez ar Feiz" avait abandonné la nouvelle "orthographe nationale" (comme la qualifie Charles de Gaulle) au bout de quelques années, ce qui fera dire à un autre auteur qu'à Quimper "l'on manque tout à fait de goût".

Les hommes de goût (breton) auront cependant tout lieu de se réjouir en 1865 lorsque l'évêché de Saint-Brieuc et Tréguier se décide à son tour (mais vingt après ses voisins) à publier une version trégorroise des Annales de la propagation de la foi sous le titre "Keloio Prezegerez ar Fe (plus tard "Lizero"), et ce "dans un breton tout à la fois correct et populaire, avec la seule orthographe de Le Gonidec" – c'est l'évêque, Mgr David, qui demande qu'il en soit ainsi. Charles de Gaulle, promu "vice-critique officiel du mouvement bretoniste" (selon l'expression ironique d'Yves Le Berre), se félicite qu'on trouve dans les "Keloio" "une langue aussi pure qu'il est possible de l'écrire pour des populations habituées à l'exécrable breton des livres".

Si ce n'est que cette même année 1865, Mgr Sergent, successeur de Mgr Graveran sur le siège épisocal de Quimper, décide de publier un nouvel organe de presse dont le titre fortement emblématique n'est autre que "Feiz ha Breiz" [Foi et Bretagne]. Le premier numéro du premier hebdomadaire intégralement rédigé en breton paraît le 4 février. Mais les hommes de goût (breton) sont contrariés, jusqu'à ce que le nouveau périodique en vienne progressivement à adopter l'orthographe de Le Gonidec. Un an après le lancement de "Feiz ha Breiz", Charles de Gaulle se veut plus conciliant, fait preuve de réalisme et négocie des compromis : "à supposer, admet-il, qu'il soit nécessaire d'employer certains mots français ou bretonnisés, pourquoi ne pas les écrire à la manière de Le Gonidec ?"

Bon (et pour en revenir à mon propos initial), je conçois que dans un magazine grand public comme "Bretons" et dans un format contraint, il n'est pas si facile d'en dire autant que je le fais ici à propos d'une personnalité aussi insolite que Charles de Gaulle. Bien que n'ayant jamais quitté Paris pour venir en Bretagne, il a pourtant joué un rôle prescripteur déterminant en matière de langue bretonne dans la seconde moitié du XIXe siècle. Je reconnais par ailleurs que l'histoire des idées bretonnes, certes singulière, est tout aussi complexe que celle des idées tout court. Mais tant qu'à évoquer l'itinéraire et l'engagement d'un tel personnage, il est tout de même dommage d'éluder son implication dans l'émergence du bretonisme à ce moment-là.

Pour en savoir plus

  • Maïwenn Raynaudon-Kerzerho, L'oncle bretonnant du général. Bretons, n° 121, juin 2016, p. 30-31.
  • Yves Le Berre, La littérature de langue bretonne, volume III. Brest, Emgleo Breiz, 1994.
  • Lucien Raoul, Un siècle de journalisme breton. Le Guilvinec, Le Signor, 1991.
  • Bernard Tanguy, Aux origines du nationalisme breton,vol. 1, Paris, UGE, 1977.
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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