Près de 500 chants collectés au XIXe siècle : enfin disponibles
Le XXie siècle est-il celui d'une nouvelle découverte de la chanson populaire ? Si l'on ne devait en juger qu'à travers la production éditoriale récente, la réponse est oui, incontestablement. On continue tout d'abord de publier des carnets de route et des travaux de collecte consistants : à la suite de ceux de Yann-Fañch Kemener à la fin du siècle dernier, sont parus ceux d'Ifig Troadec et d'Albert Poulain, par exemple. Les grandes collectes du XIXe siècle ou du début du XXe, y compris plusieurs restées jusqu'à présent inédites, font également l'objet de publications ou de rééditions qui se veulent exhaustives : on peut notamment citer celles de l'abbé Cadic, d’Yves Le Diberder et des frères Buléon pour le Vannetais, celle d'Armand Guéraud pour le pays nantais et le Bas-Poitou, ou encore le tout récent Barzaz Bro-Leon.
La chanson populaire, enfin, donne lieu désormais à des travaux originaux de recherche et d'analyse, comme l'ont initié ceux de Donatien Laurent dans le domaine de l'ethnologie, comme le démontre la thèse d'Eva Guillorel dans celui de l'histoire culturelle, ou comme l'illustre aussi l'étude de Gilles Goyat sur le lien entre paroles et mélodies dans les chansons traditionnelles du pays bigouden. Dans le même esprit, il convient de faire état des colloques pluridisciplinaires que consacre depuis plusieurs années le Centre de recherche bretonne et celtique aux folkloristes et collecteurs des siècles précédents (à ce jour, Souvestre, Penguern, Cambry, Sébillot, Cadic).
Encore n'est-il question ici que des publications les plus imposantes, parfois constituées de plusieurs centaines de chansons. Il faudrait toute une bibliographie, ainsi que la discographie et la filmographie subséquentes, pour répertorier cette production au-delà des catalogues que propose chaque éditeur ou diffuseur. Des pages spécifiques sont bien annoncées à cet effet sur le site internet de Dastum, mais restent vides depuis des années. La mise en ligne d'une telle base de données, actualisée en temps réel, constituerait pourtant un outil précieux tant pour les chercheurs que pour le public.
L'enquête Fortoul
C'est dans ce contexte qu'ont été éditées les thèses soutenues respectivement par Laurence Berthou-Bécam à l'université Rennes 2 en 1998 et par Didier Bécam à celle de Brest en 2000. Les deux chercheurs se sont intéressés à une entreprise de collecte des chants traditionnels de la France que l'on doit, en septembre 1852, à l'initiative conjointe d'Hippolyte Fortoul, ministre de l'Instruction publique, et du prince-président, Louis Napoléon Bonaparte, quelques mois après le coup d'État de ce dernier. Ils se fixaient pour objectif de publier « un recueil général des poésies populaires de la France », selon l'appellation de l'époque, de manière à combler en ce domaine le retard de la France vis-à-vis de l'Allemagne et d'autres pays européens. Le projet, d'envergure, avait été très officiellement confié à un Comité dont le CTHS (Comité des travaux historiques et scientifiques) est aujourd'hui le successeur.
Jean-Jacques Ampère, le fils du physicien, rédige des « Instructions » qui apparaissent comme le premier questionnaire méthodique à l'intention de tous ceux qui veulent procéder à des enquêtes de terrain : il est remarquable qu'une vingtaine d'années après la publication du Barzaz Breiz, ce sont des chansons d'origine bretonne qu'elles donnent en exemple. Le consensus se fait très vite sur « la nécessité d'ouvrir le recueil [à] tous les langages qui sont aujourd'hui parlés en France », dont le bas-breton. Des correspondants sont nommés dans chaque département. Les enquêteurs sont sollicités par les autorités académiques dans le monde de l'éducation ou par le biais des sociétés savantes, quelques autres expédiant d'eux-mêmes le résultat de leur collecte.
En 1857, soit cinq ans après le début de l'enquête, ce sont 973 chants venus de toute la France, dont 446 chants-types, qui ont été recueillis, étudiés et classés par le Comité, dont un grand nombre accompagnés de leur partition musicale. Mais plusieurs centaines n'ont pas encore fait l'objet d'un examen à cette date, alors que d'autres continuent d'arriver. Si le Comité propose bien une définition de ce qu'est la chanson populaire, personne ne parvient à bien maîtriser la matière du recueil à publier, ni la manière dont il faudrait l'éditer, en raison peut-être du succès de l'enquête elle-même. Au terme de multiples vicissitudes, le projet est abandonné en 1876 : les manuscrits sont tout simplement déposés à la Bibliothèque nationale. Maxime du Camp, qui avait visité la Bretagne à pied en 1847 en compagnie de Flaubert, s'en indigne.
Une publication exhaustive
Ce qu'il est convenu, depuis, d'appeler « l'enquête Fortoul » était resté inédit à ce jour au point d'apparaître, selon l'expression de Marie-Barbara Le Gonidec dans sa préface, comme « une chimère ». Les chercheurs et les ethnologues en connaissaient pourtant l'existence, à l'exemple de Jean-Michel Guilcher évoquant en 1985 « un mouvement de collecte sans précédent » en France. Le premier grand mérite de Laurence Berthou-Bécam et de Didier Bécam est donc d'avoir mené à bien ce que personne n'avait jamais réussi à faire en un siècle et demi : inventorier et surtout éditer une part importante des chants rassemblés à l'occasion de l'enquête.
Il ne s'agit certes que de ceux en provenance de Bretagne. Mais la moisson est particulièrement abondante. Pour la Haute-Bretagne, ils ont réuni les 322 chansons qui avaient été expédiées à l'époque par 29 collaborateurs, dont 134 accompagnées de leur mélodie. Pour la Basse-Bretagne, ils ont rassemblé les 84 chansons en breton et les 86 traductions en français de chansons bretonnes qu'avaient transmises 8 contributeurs. L'ensemble de ce corpus se retrouve sur plus de 1 100 pages dans les deux volumes de la présente publication, qui bénéficie d'une belle mise en page. Un cédérom comportant des analyses linguistiques, les catalogues de chansons-types et les sources peut être commandé séparément pour une somme modique.
Les deux auteurs ne se sont pas contentés de travailler sur les manuscrits déposés à la BnF : ils se sont aussi intéressés aux archives du Comité des travaux historiques que personne n'avait encore consultées aux Archives nationales. Ils ont pu ainsi avoir accès aux correspondances échangées entre le Comité et les enquêteurs, y compris à des manuscrits de chansons qui avaient été dispersés ou écartés de la sélection initiale effectuée par le Comité : ils sont de ce fait en mesure de proposer une publication exhaustive.
Les deux volumes, Haute-Bretagne et Basse-Bretagne, sont structurés de manière identique. Une biographie présente chaque contributeur, plus ou moins développée selon sa notoriété ou selon l'importance de sa contribution. Le texte des chansons est retranscrit comme il se doit selon l'orthographe d'origine - une question de méthode qui avait généré une belle polémique bretonne il y a une quinzaine d'années. Il est accompagné de la partition et de l'indication du timbre lorsqu'elles existent, d'une traduction pour les versions en langue bretonne et de commentaires, s'il y a lieu.
Chaque chanson est enfin suivie d'une cartouche qui en présente en quelque sorte la fiche signalétique : référence du manuscrit, occurrences, renvois vers les catalogues de chansons-types, etc. Plusieurs dizaines de pages d'annexes sont enfin consacrées à des index et à des tableaux de synthèse. Tout est minutieusement précis. Pour autant, l'ouvrage se consulte très aisément.
Les grands collecteurs
Des noms de contributeurs émergent de l'ensemble. Pour la Haute-Bretagne, les « grands collecteurs » sont Louis Rosensweig (qui transmet 69 chansons de la région de Vannes) et Joseph Roussselot (qui en fournit 49 du pays de Loudéac). Pour la Basse-Bretagne, ce sont François Marie Luzel (qui expédie un total de 94 chansons, mais s'abstient bizarrement de fournir la version bretonne originale pour la plupart d'entre elles) et l'imprimeur morlaisien Alexandre Lédan (41 chansons). La participation de La Villemarqué est symbolique, et c'est une surprise : l'auteur du Barzaz Breiz, bien que faisant partie du Comité, s'implique a minima et ne remet que trois chansons en français (encore faut-il insister pour qu'il le fasse), aucune en breton.
Certains contributeurs ont un parcours surprenant. Au moment de l'enquête Fortoul, Aristide Marre est ainsi inspecteur primaire dans les Côtes-du-Nord, après l'avoir été dans le Nord et avant de s'intéresser aux civilisations non-européennes et d'enseigner le malais et le javanais à l'École spéciale des Langues orientales. Lui aussi est un grand collecteur : sans tenir compte des conseils « peu pertinents » du recteur d'académie, il transmet « sans a priori ce que ses instituteurs ont collecté », soit 46 chansons en français et 10 en breton.
Les biographies établies par L. Berthou-Bécam et D. Bécam ont l'intérêt de fournir une synthèse à partir d'informations souvent dispersées ou même à partir d'archives inédites sur tous ces collecteurs et sur les grands débats de l'époque, y compris sur le positionnement des uns et des autres lors de la querelle du Barzaz Breiz. Il manque cependant parfois d'utiles précisions. L'assertion selon laquelle Lédan n'aurait employé qu'un breton « très relâché » aurait pu être judicieusement étayée par le jugement que porte La Villemarqué sur lui dès 1844, puisqu'il l'accuse de n'être que le représentant d'un « genre bâtard créé par le mercantilisme d'auteurs-imprimeurs franco-bretons, détestable prose rimée en jargon mixte ». Or, selon les pointages effectués par L. Berthou-Bécam, 33 % des mots français qu'utilise Lédan figurent tels quels dans le Dictionnaire de Grégoire de Rostrenen de 1732. Par ailleurs, Lédan n'utilise, selon le genre des chansons, que de 1,45 % à 2,7 % de termes – des emprunts au français, en réalité – qui sont absents du dictionnaire de F. Favereau. D'autres questions restent sans réponse : pourquoi les 18 chansons qu'expédie Pierre Palud depuis Châteaulin, en pays bretonnant, sont-elles toutes de langue française ?
Une somme impressionnante et un démenti
Alors que les données sont connues, il est sans doute dommage qu'aucun éclairage n'ait été fourni à cet égard sur le paysage sociolinguistique et sur les usages de langues en Bretagne au moment de l'enquête Fortoul, pour mieux la contextualiser. Dans le même esprit, pourquoi ne pas avoir établi une cartographie qui aurait permis de visualiser la répartition géographique des collectes ? On regrettera aussi que la bibliographie n'ait pas fait l'objet d'une mise à jour (la thèse et les travaux de Françoise Morvan concernant Luzel, par exemple, ne sont pas référencés) et qu'une filmographie (les chercheurs en sciences humaines y pensent rarement) n'ait pas été ajoutée à la discographie.
Il n'en reste pas moins que la somme des informations réunies par Laurence Berthou-Bécam et Didier Bécam est impressionnante. Les investigations qu'ils ont menées pendant une dizaine d'années sont d'autant plus remarquables qu'elles sont le fait de bénévoles en quelque sorte, puisque l'une est professeur de mathématiques dans un lycée et l'autre ingénieur en électronique – ce qui, par contraste, signale quelque déficience de la recherche institutionnelle en la matière. Alors que beaucoup en avaient douté, les collectes bretonnes menées dans le cadre de l'enquête Fortoul (et sans doute aussi celles menées en d'autres régions) présentent un réel intérêt à leurs yeux, sur le plan quantitatif comme sur le plan qualitatif. Et ce n'est pas seulement en ethnologie : sur le plan linguistique, par exemple, elles apparaissent comme l'un des plus anciens et des plus importants témoignages connus en ce qui concerne le gallo. Une analyse complète du lexique breton d'Alexandre Lédan figure sur le cédérom.
Bien que trop peu développés, les questionnements que formulent les deux chercheurs en forme de bilan à la fin de chacun des deux volumes ne manquent surtout pas d'intérêt.
- Dans la mesure où toutes les chansons en langue bretonne transmises dans le cadre de l'enquête Fortoul ont « à un moment ou à un autre » été imprimées sur feuille volante, L. Berthou-Bécam s'interroge ainsi sur la pertinence de l'idée reçue selon laquelle la chanson traditionnelle ne relèverait que de la transmission orale : « l'interpénétration des deux modes de propagation, affirme-t-elle, est flagrante ». Les pratiques actuelles tendent à confirmer la pertinence de cette remarque, puisque la plupart des chanteurs consultent désormais les archives sonores de Dastum pour constituer leur répertoire.
- Elle bat en brèche de la même manière, mais sans en fournir la démonstration, l'idée que nous nous faisons depuis l'affaire du Barzaz Breiz quant à la méthodologie de Luzel, tant pour ce qui est de la collecte que de l'édition : les versions qu'il a publiées ont bel et bien été « retravaillées », écrit-elle, sur le plan du vocabulaire et de la syntaxe par rapport à la transcription des manuscrits.
- L'auteure formule une autre intuition qui demanderait aussi à être explicitée : si l'on entend toujours aujourd'hui dans les festou-noz des chants qui ont d'abord été imprimés sur feuille volante, ce n'est pas, dit-elle, en raison de leur qualité poétique, mais tout simplement parce qu'ils « remplissent parfaitement leur fonction avec une prosodie et une accentuation des syllabes en accord avec la danse ».
En Haute-Bretagne, les chansons collectées à l'occasion de l'enquête Fortoul sont les plus anciennes versions attestées et vingt-deux peuvent de surcroît être considérées comme en étant la seule version bretonne connue. Si, selon Didier Bécam, elles enrichissent notre connaissance de la chanson traditionnelle, elles sont aussi « le témoignage d'une tradition sur le déclin au xixe siècle et aujourd'hui disparue ». Hippolyte Fortoul, en lançant son enquête en 1852, était déjà convaincu de la prochaine disparition des chants populaires. En 1907, le celtisant Henri Gaidoz craignait que le dépôt des dossiers de l'enquête Fortoul à la Bibliothèque nationale s'apparente à leur placement « dans une nécropole ». Ces appréhensions reçoivent enfin un démenti grâce au travail d'investigation et de publication des Bécam, dont pourra désormais tirer parti qui le voudra, qu'il soit chercheur, chanteur, musicien ou simple amateur. Reste à savoir si, après être passés par l'écrit, les interprètes du xxie siècle vont continuer à vivifier la tradition « orale » en intégrant ne serait-ce que quelques-uns de ces chants à leur répertoire.
Laurence Berthou-Bécam, Didier Bécam, L'enquête Fortoul (1852-1876), Chansons populaires de Haute et Basse-Bretagnne, Volume I Haute-Bretagne, Volume II Basse-Bretagne, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques/Dastum, coll. Patrimoine oral de Bretagne, 2010, 1 139 p., ill. (avec cédérom en option).
Ce compte-rendu paraîtra dans le prochain volume des Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Bretagne : voir le site.