N'oublions pas les Ouïgours
"Ce sont, nous le pensons, des droits universels. Ils devraient être accessibles à tous, y compris aux minorités ethniques et religieuses, que ce soit aux États-Unis, en Chine ou ailleurs." Voilà ce qu'a déclaré Barak Obama, lorsqu'il a fait halte à Shanghai, avant de se rendre à Pékin rencontrer son homologue chinois, Hu Jintao. Le président américain s'exprimait devant les étudiants et parlait des droits de l'homme : liberté d'expression, liberté d'information, liberté de culte. Mais en dehors des internautes, peu de Chinois l'auront entendu, puisque son discours n'a été retransmis sur aucune chaîne de télévision.
Le Président des États-Unis n'a pas fait explicitement allusion au Tibet ni au Xinjiang. Dans cette dernière province, au nord-ouest, la situation reste tendue. La Chine n'ayant pas aboli la peine de mort – pas plus que les États-Unis d'ailleurs - neuf personnes viennent d'y être exécutées au début du mois : elles avaient été condamnées à mort à la suite des émeutes de juillet dernier. Des centaines, voire des milliers d'autres avaient été arrêtées : les autorités les accusent de séparatisme ou de terrorisme. Mais aux yeux des sinologues, ces accusations ne sont pas fondées.
Hans et Ouïgours
Les affrontements du début de l'été ont été parmi les plus graves qu'a connus la République populaire depuis longtemps : près de 200 personnes avaient été tuées. Ils opposaient les Ouïgours aux Hans dans les deux grandes villes de la province, Urumqi et Kashgar.
Les Ouïgours sont implantés dans le Xinjiang depuis le VIIIe siècle. Ils sont musulmans et parlent une langue turque : à Kashgar, j'ai croisé des chauffeurs de taxi incapables de lire le chinois. Les Hans sont l'ethnie majoritaire en Chine : ils sont de plus en plus nombreux à migrer de l'est (où se trouvent Pékin et Shanghai) vers l'ouest, au point d'avoir dépassé les Ouïgours en nombre (10 millions contre 8).
Ils sont majoritaires à Urumqi, la capitale du Xinjiang, où les Ouïgours représentent moins de 10 % de la population. À 1 400 km de là, Kashgar est la dernière grande ville avant d'atteindre les frontières du Pakistan, du Tadjikistan et du Kirghistan. C'est l'ancienne plaque tournante de la route de la soie : là, la population est ouïgoure à 90 %.
Présence militaire
Sur place, la tension reste palpable. J'ai passé quelques jours à la fin de l'été entre Kashgar et Urumqi. Il faut savoir que depuis les événements de l'été dernier, on ne peut, depuis le Xinjiang, ni téléphoner ni communiquer par internet à l'international. Les rassemblements de plus de dix personnes sont interdits, un peu comme chez nous sous le Second Empire ou sous l'Occupation. Cette interdiction affecte aussi bien les Hans que les Ouïgours. Lors d'un premier voyage, il y a trois ans, j'avais observé l'habitude des Hans de se retrouver tous les soirs sur une place de Kashgar pour y danser : cette année, la place était vide.
Le signe de la répression, c'est la présence militaire particulièrement visible. Dans n'importe quel pays, les pouvoirs publics tentent bien évidemment de rétablir l'ordre en cas d'affrontements. Mais à Kashgar comme à Urumqi, ce sont les militaires qui stationnaient près des bâtiments, officiels ou non. Un détachement était ainsi présent en permanence près de la mosquée d'Aidkah, la plus grande de Chine, avec interdiction de prendre des photos : deux étudiantes japonaises l'ont appris à leurs dépens.
De jour comme de nuit, des convois avec automitrailleuses patrouillent en ville. En dehors des villes, des barrages contrôlent la circulation sur les principaux axes routiers : obligation de présenter une pièce d'identité ou son passeport. Ça ne trompe personne, mais à quelques semaines du 60e anniversaire de la Révolution, les camions de soldats portaient de belles banderoles rouges proclamant l'amitié indéfectible entre tous les peuples de la Chine.
Revendications économiques, linguistiques et religieuses
Il faut croire qu'une contestation latente trouve toujours le moyen de s'exprimer : j'ai vu des personnes en civil, mais portant un brassard rouge, s'activer à décoller des tracts sur les murs des immeubles. Il n'est pourtant pas sûr que les motivations des Ouïgours soient partout les mêmes. À Urumqi, ce sont les étudiants et les ouvriers qui ont manifesté cet été, alors qu'à Kashgar ce sont les paysans. Autant qu'on puisse en juger, leurs revendications portent sur trois points.
Sur le plan économique, les Ouïgours aimeraient mieux tirer parti des richesses de leur territoire. Le Xingjang détient le tiers des réserves de pétrole et de gaz de la Chine : quand on circule dans la région de Korla, avant de traverser le désert du Taklamakan, on passe à proximité des champs pétrolifères, dont on voit les torches à l'horizon. Mais l'essentiel de ce pétrole sert au développement économique des provinces de l'est. A cela il faut ajouter qu’en raison des événements, la fréquentation touristique a considérablement chuté cet été dans le Xingjang, ce qui accentue la crise. Le même jour, “Daily China” annonçait que les touristes avaient repris le chemin du Tibet, qu’ils avaient déserté depuis deux ans, en raison d’événements similaires…
Sur le plan culturel, il est indéniable que la langue ouïgoure bénéficie d'une réelle reconnaissance : on n'en est pas là partout. En bord de route comme à l'aéroport d'Urumqi, les panneaux sont bilingues, tout comme les enseignes de commerces : la réglementation impose toutefois que l'inscription en ouïgour soit toujours plus petite que celle en chinois. Il existe une chaîne de télévision en ouïgour, ainsi que des journaux et des éditions. L'école est en ouïgour les trois premières années, et exclusivement en chinois par la suite. Ce qui irrite les Ouïgours : ils aimeraient bien que leur langue soit enseignée pendant toute la durée de scolarisation.
Les Ouïgours enfin sont musulmans. Mais en Chine, un fonctionnaire ne peut pas être musulman. D'après l'islam, les garçons devraient pouvoir fréquenter la mosquée dès l'âge de 12 ans. Mais la réglementation chinoise le leur interdit avant 18 ans. Le contentieux est donc aussi d'ordre religieux et déborde sur le terrain politique.
La question ouïgoure
À de multiples détails, on perçoit un fort ressentiment entre Hans et Ouïgours. Les premiers affichent leurs préjugés à l'égard des Ouïgours, qui eux ne vont jamais manger dans un restaurant chinois. Les habitants du vieux Kashgar rechignent à aller vivre dans des immeubles neufs qu'on leur attribue, parce qu'ils ne sont à leurs yeux que des cercueils. La différence de niveau de vie entre Ouïgours et Hans s'accentue. Le revenu annuel d'une famille de paysans est le quart de celui d'un ouvrier en usine.
Autour de Kashgar, ce sont les Hans qui sont les plus novateurs en agriculture et qui construisent des serres pour la productiopn de légumes : les Ouïgours vivent traditionnellement de l'élevage. Dans le domaine scolaire, les Ouïgours, plus pauvres, n'envoient pas leurs gamins de 6-9 ans au jardin d'enfants parce qu'ils sont payants. Ils fréquentent peu l'université et quand ils le font doivent le plus souvent s'inscrire dans des établissements très loin de leur domicile, ce qui est pénalisant pour eux.
Les autorités chinoises ont accusé la dissidente en exil Rebiya Kadeer d'être à l'origine des événements de l'été dernier. Celle qu'on présente comme la passionaria ouïgoure est-elle représentative à ce point ? Je n'en sais rien. Toujours est-il que, jusqu'à l'été dernier, peu nombreux étaient dans le Xingjang ceux qui connaissaient son existence. Aujourd'hui, tous les Ouïgours connaissent son nom par la télévision.
Même si d’autres villes du nord et du sud du Xinjiang n’ont pas connu de manifestations, les antagonismes sont tels que la question ouïgoure n’est pas près d'être résolue. Ne l’oublions pas.