À Brasparts, le 47e congrès de la Société de mythologie française questionne les passages vers l’Autre-Monde
Le Braspartiate Charles Le Dréau (en chemise claire au centre) présente les monuments de sa commune aux congressistes. Photo DR.
La création de cette société, la SMF, remonte à 1950 et on le doit à Henri Dontenville, qui venait de soutenir sa thèse sur La Mythologie française. La SMF a pour objet d’étudier les personnages et les événements légendaires que l’on associe à des croyances ou à des rites, de la même manière que l’on étudie la mythologie grecque ou scandinave. L’objectif qu’elle se fixe est d'inventorier, d’étudier et de promouvoir le patrimoine légendaire sous toutes ses formes (source : Wikipedia).
La Société de mythologie française, dont le président actuel est Guillaume Leroy, a choisi de tenir son 47e congrès en Bretagne, plus précisément à Brasparts, dans les monts d’Arrée, connus pour être une terre de légendes s’il en est. Le thème retenu pour cette manifestation était celui des passages vers l’Autre-Monde : mythes, légendes, rites et représentations populaires.
Une rencontre inédite dans les Monts d’Arrée
Le congrès s’est déroulé du 8 au 12 juillet 2025 au centre Ti Menez Are, en présence de plusieurs dizaines de participants. Les matinées étaient consacrées aux communications : il y en a eu dix-neuf au total. Des sorties étaient prévues l’après-midi sur des sites emblématiques environnants. En soirée, les congressistes ont pu assister à deux récitals sur le thème de l’Autre-Monde.
Il m’a paru intéressant de faire écho sur ce blog à cette rencontre inédite, puisqu’elle s’est déroulée ici et que nombre de communications y traitaient de sujets bretons, mais pas que : d’autres thématiques ont également été abordées. Je vais tenter de le faire en quelques épisodes. Les résumés fournis par les intervenants sont de longueur variable.
Remerciements à Claude Maumené, l’un des organisateurs délégués du congrès, pour les documents qu’il a bien voulu me transmettre.
L’argumentaire du congrès
Les passages vers l’Autre-Monde : Mythes, légendes, rites et représentations populaires
Le thème du 47e congrès de la Société de Mythologie française a porté sur l’étude des mythes, légendes, contes, rites ainsi que sur les différentes formes de littérature ou d’art populaire (y compris peinture, chants, danses, poésies, prières...) relatives aux passages du monde commun où nous vivons vers « l’Autre-Monde ».
L’expression ne désigne pas le seul séjour des morts, mais également tout monde décrit comme essentiellement différent du monde ordinaire, quoique demeurant susceptible de communiquer avec ce dernier : monde étrange où les chevaliers des romans arthuriens vont en quête d’aventures, monde lointain, céleste ou souterrain, ou bien situé au-delà des montagnes et des océans... où les héros des contes vont accomplir leurs exploits, etc.
Où se situe l’Autre-Monde ? Est-il au-dessus ou en-dessous du nôtre ?
Si l’Autre-Monde est un élément essentiel de la mythologie celtique, et bien que le congrès se déroule en Bretagne, à Brasparts, au cœur des monts d’Arrée, il importe de préciser que les contributions ne se sont pas limitées à la matière bretonne, ni même celtique, mais qu’elles ont exploré le folklore de toutes nos régions, sous des angles variés, y compris en mobilisant des formes d’expression populaires telles que la sculpture, la peinture, le chant.
Où se situe l’Autre-Monde ? Est-il au-dessus ou en-dessous du nôtre, ou bien encore à côté de celui-ci ? Quels sont les points de passage et les voies qui y conduisent ? Sont-ils permanents ou non ? Avec ou sans retour ? Quels en sont les guides et les psychopompes qui y conduisent et en gardent l’accès ? Pourquoi certaines formes de l’Autre-Monde se présentent-elles comme l’inversion de notre monde ordinaire, quand d’autres en constituent plutôt une version idéalisée ? À quels substrats mythiques empruntent ces différentes versions de l’Autre-Monde ? Ce sont là quelques-unes des nombreuses questions qui ont été abordées au cours de ce congrès.
Les communications de la première journée du congrès
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Daniel Giraudon. Photo d'archive : FB
L’Ankou vit encore : témoignages recueillis dans le Trégor
Dans l’introduction à son ouvrage magistral La légende de la mort chez les Bretons armoricains, Anatole écrivait ceci : « La mémoire des Bretons est inépuisable. Plus on l’explore, plus on désespère d’en toucher le fond ». On était aux environs de l’an 1900 et l’on peut dire qu’il n’avait pas tort. En effet, plus d’un siècle après lui, et pendant une quarantaine d’années de recherches sur le terrain, notamment dans le Trégor, j’ai pu constater combien l’ombre de l’Ankou planait encore au-dessus des champs et des landes.
Ses plus anciennes représentations gravées dans la pierre autour des sanctuaires religieux le montrent brandissant, non pas une faux montée à l’envers comme on l’entend souvent sous l’influence du conte brazien bien connu, mais une lance ou une flèche empennée, car il est meurtrier. Il est également fossoyeur tenant une pelle ou un pic comme on pouvait le voir sur la fresque de la danse macabre du cimetière des Innocents à Paris (1425), dont Guyot Marchand avait dessiné et publié une copie (1485). Il avait aussi retenu les vers inscrits sous les gravures, dont ceux-ci : Armer me faut de pic, de pelle et d’un linceul – ce m’est grande peine qui confirment les attributs dont étaient aussi munis les spectres du Dit des trois morts et des trois vifs, représentés ailleurs en France.
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Chaque nouvelle année, chaque paroisse avait un nouvel Ankou
La tradition orale, grâce à la langue bretonne et au respect de la parole des anciens, a gardé de nombreux souvenirs au sujet des croyances et légendes de la Mort. Lors de mes entretiens, j’ai encore entendu dire que, tous les ans, chaque paroisse avait un nouvel Ankou. Il s’agissait du premier mort de l’année et l’inquiétude était grande de savoir qui allait être emporté : si c’était un jeune, il allait entraîner à sa suite des gens de sa génération et s’il était âgé, les personnes du troisième âge pouvaient craindre un départ précipité.
Le caractère de ce premier défunt avait aussi son importance, s’il avait la réputation d’être méchant, un Ankou drouk, il allait faire de nombreuses victimes. Ne parlons pas de son métier, le charretier était celui que l’on redoutait le plus, évidemment. L’Ankou lui-même ne conduisait-il pas une charrette, Karr an Ankou dans laquelle il allait empiler les dépouilles. Le deuxième mort de l’année, disait-on encore, marchait aux côtés du cheval et ouvrait les barrières. Le troisième trépassé prenait son tour de garde au cimetière local.
L’Ankou était aussi messager de la mort et le grincement de sa charrette dans la nuit était un intersigne de mauvais augure pour les gens vivant dans ce secteur. Il avait aussi ses auxiliaires dans ce domaine, comme cet oiseau de nuit dont le cri, me disait-on, vous faisait croire « que vous n’avez rien sur votre dos, un cri à vous dissoudre les boyaux ».
Aujourd’hui, l’Ankou reste toujours un sujet de conversation
Enfin, comme à Ploumilliau, où il est un des deux seuls Ankou en bois à figurer dans une église, il était juge. On allait le trouver pour régler un différend et vouer un ennemi à la mort, gouestlañ. Ce n’est pas un hasard en effet si on lui avait donné le surnom de Erwanig Plouillio, petit Yves de Ploumilliau : c’était une allusion à saint Yves de Vérité, Erwanig ar Wirionez, bien connu pour rendre une justice populaire dans son oratoire de Trédarzec. Mais juge et juste, que ce soit avec l’un ou avec l’autre, il fallait bien se garder d’accuser quelqu’un à tort, sinon, le mauvais sort se retournait contre le diffamateur.
Aujourd’hui, l’Ankou reste toujours un sujet de conversation. Il est le héros de bandes dessinées, dont celle de mon camarade de classe au lycée Anatole Le Braz à Saint-Brieuc, Jean-Claude Fournier, dans les aventures de Spirou et Fantasio. Et puis, personnage à taille humaine, il est toujours à l’ouvrage. Il frappe à toutes les portes, il prend place dans les cortèges lors des manifestations antinucléaires ou de fermetures d’entreprises. On cherche encore à le traquer du côté des monts d’Arrée parmi les korrigans du Yeun Elez… Il y a même un trail de l’Ankou le long des chemins creux et tortueux de la mort à Ploumilliau. En un mot, l’Ankou a encore de beaux jours devant lui… et au-delà !
- Daniel Giraudon
- Professeur émérite de breton
- chercheur au Centre de recherche bretonne et celtique
- Université de Bretagne occidentale, Brest
L'abolition des frontières entre ce monde et l'autre monde chez les Celtes et chez les Germains
L'ouverture des routes de l'autre monde est célébrée dans plusieurs sociétés de langue indo-européenne. L'exposé expose quatre cas – chez les Celtes, les Latins, les Grecs, les Germains –, en examine les points communs – ce sont surtout les êtres de l'autre monde qui envahissent le territoire des vivants –, et les différences - en particulier leurs dates : en fin d'automne chez les Celtes, en hiver chez les Germains, en fin d'hiver/début du printemps chez les Latins et les Grecs.
Au carrefour de l'autre monde, Meaulnes sur les pas de Perceval
Depuis les travaux de Robert Baudry, l'on sait que Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier correspond au conte-type A.T. 400 dans le grand catalogue d’Aarne et Thompson. Aussi, ce roman reprend-il l'une des variantes du conte « L’homme à la recherche de son épouse disparue » recensées dans Le Conte populaire français de Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, se situant en Sologne (comme le roman de Fournier).
En sachant que l'auteur a passé son enfance à lire des livres de prix, que, dans sa correspondance, il utilise le terme "conte" pour évoquer son livre, qu'il admire les symbolistes remettant à jour le mystère et l'univers arthurien et que plusieurs spécialistes (y compris Philippe Berthier dans sa préface du Grand Meaulnes, publié à la Pléiade, en 2020) admettent la parenté avec les mythes, cette étude propose une lecture comparatiste du roman d'Alain-Fournier, guidée par le travail de Jean Marx sur la notion de l'autre monde, pour mettre en exergue la filiation qu’avec la légende arthurienne ainsi que les contes celtiques, tout en traitant l'évolution de la conception de l’autre monde.
Les sabots de l'Ankou. Les animaux psychopompes attelés à la charrette de la Mort
Si les personnifications de la Mort dans le folklore français ont été bien étudiées, on a peu parlé des bêtes qui composent son attelage. La charrette de la Mort ‒ thème surtout développé en Bretagne, où coexistent la Charrette Moulinoire en Haute- Bretagne et Karriguel an Ankou en Basse-Bretagne ‒ est conduite par différents animaux, au premier rang desquels figurent le cheval et le bœuf.
La présence de ces bêtes psychopompes pose la question de leur nature ‒ personnifications, fantômes d’animaux ou animaux ordinaires empruntés par la Mort ? ‒ et de leur rôle en tant qu’auxiliaires et conducteurs de la Mort. Ce thème dévoile ensuite une conception particulière de l’Autre-Monde, entremêlé au monde des vivants. La Mort et son attelage vont et viennent entre les deux via les chemins de la mort, d’ordinaire empruntés par les convois funèbres.
L’attelage de la Mort doit donc non seulement amener les âmes des morts dans l’au-delà, mais il doit d’abord amener la Mort dans le monde des vivants. Les animaux apparaissent ainsi comme la clé qui permet de passer d’un monde à l’autre, y compris pour la Mort elle-même. Le cas de la baleine de la mort, qui guide les âmes des noyés, montre enfin que le passage dans l’au-delà peut se faire sans elle.
Les signes gravés, les barques funéraires et le chemin des morts des mégalithes
Au sommet des monts d'Arrée, là où souffle le vent sur les landes bretonnes, la représentation, il y a 5000 ans, de signes gravés de pagaies dans l’allée couverte du Mougau Bihan, près de Commana, a de quoi surprendre. À quelques lieues de là, le Yeun Elez, ce marais niché au cœur des tourbières près de Brasparts, est enveloppé de la légende du Yeun Elez : le « Youdig », une des portes de l’enfer, un endroit redouté, infernal. Les gravures néolithiques pourraient-elles indiquer un autre chemin vers l'au-delà ?
La quête de réponse nous guide vers le menhir de Saint-Samson-sur-Rance, dans les Côtes-d'Armor. Par son orientation précise et ses gravures mystérieuses, cette stèle historiée se révèle une véritable "pierre de Rosette" pour déchiffrer les systèmes de croyances et l'organisation des sociétés mégalithiques qui ont façonné notre littoral atlantique, de l'Espagne à l'Irlande.
Les récentes recherches archéologiques dévoilent un système cohérent derrière ces marques, puisant dans un riche corpus de mythes partagés. Ces signes racontent des histoires, organisent leur cosmos, explorent leurs origines et interrogent l'ultime mystère de l'au-delà. Témoignage d'une vision partagée et d'un langage visuel structuré, fondé sur des correspondances symboliques, la lecture de cette stèle constitue une clé – une clé de la mer, des champs et du ciel – pour accéder aux mythes fondateurs de cette époque. Basée sur un corpus d’une trentaine de sites archéologiques, cette étude tente de remonter à la culture mythologique des signes gravés du Néolithique de la façade atlantique européenne.
C'était la première journée. À suivre : la deuxième journée
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