Une nouvelle belle édition épurée du Barzaz Breiz, mais… Deuxième partie
Mis à jour : 16 octobre 2024, 22h20
Quand Kuzul ar brezhoneg rectifie Per Denez
On pouvait penser que l’édition 1988 du Barzhaz Breizh aux « Moulladurioù Hor Yezh » sous l’égide de l’universitaire Per Denez (voir le message précédent) avait établi une fois pour toutes la langue dans laquelle elle serait rééditée par la suite. Ce n’est pas vraiment le cas. Selon mes informations, les discussions entre les éditions Yoran et Moulladurioù Hor Yezh en vue de la réutilisation de cette version traînaient en longueur. Peut-être tout simplement parce que leur édition 1988 est toujours disponible chez le diffuseur Coop Breizh, et donc en librairie.
L'édition du Barzhaz Breizh par Moulladurioù Hor Yezh publiée en 1988 sous la direction de Per Denez.
Yoran Delacour s’adresse alors aux services ad hoc de la fédération Kuzul ar Brezhoneg [Le Conseil de la langue bretonne] dont Per Denez fut en son temps un acteur éminent et dont les Moulladurioù Hor yezh… sont l’une des associations membres. Toujours est-il que le Kuzul lui a établi une nouvelle version en langue bretonne du Bazhaz Breizh qui diffère de la précédente, comme on va le voir, et qu’il ait maquetté l’ouvrage publié chez Yoran, sans que ce ne soit d’ailleurs renseigné nulle part.
La nouvelle édition chez Yoran embanner est également publiée en orthographe unifiée – ça allait de soi – mais il y apparaît de nouvelles rectifications linguistiques. Juste deux exemples repérés dans le premier chant du volume, « Ar rannou » [Les séries] : la variante sans doute trop dialectale « dioc’h » [à] est ainsi orthographiée « diouzh » (page 13) et la rime finale « an ear » [l’air], en phase avec celle des deux vers précédents « loar [lune] et « yar » [poule - l’étoile] est réécrite « aer » (page 17), qui n’est plus le même phonème : la rime finale n’est donc plus la même.
C’est un détail, me direz-vous. Non, c’est un choix idéologique qui rigidifie la norme orthographique actuelle et occulte l’oralité qu’avait introduite La Villemarqué dans ses publications et généralement respectée jusque-là.
On peut observer deux autres différences qui ne sont pas anodines entre les deux éditions. L’une tient en ce que la nouvelle (chez Yoran) ne fournit aucune aide à la compréhension, alors que celle de 1988 par Per Denez le fait. Le lecteur de la version bretonne de Yoran peut toujours consulter un dictionnaire s’il le faut, mais ça peut devenir fastidieux et il n’est pas si facile d’y repérer les expressions idiomatiques.
Par ailleurs, ce lecteur ne pourra pas deviner que les chants en breton du Barzaz Breiz qui lui sont proposés en prose avaient toujours été publiés jusqu’à présent sous la forme de poèmes. J’aurai l’occasion d’y revenir.
Yoran Delacour me fait savoir que la traduction française elle aussi a été « quelquefois rectifiée » par ses soins.
Le Barzhaz Breizh de Théodore Hersart de la Villemarqué publié en version française par Coop Breizh
Un Barzhaz Breizh intégralement en français
La Villemarqué avait placé un argument en tête de chacun des chants de son Barzaz Breiz et ajouté des notes abondantes en fin de texte des chants. Il n’est pas surprenant qu’ils n’aient pas été reproduits dans l’édition bilingue de Yoran, probablement parce que, d’origine, ils n’ont été rédigés qu’en français.
En réalité, la boucle avait été bouclée un quart de siècle plus tôt quand les éditions Coop Breizh avaient fait paraître au format poche en 1997 une nouvelle édition du Barzhaz Breizh, également sous l’égide de Per Denez, et – ce fut une première - intégralement en français, à l’exception du titre : parce que les deux termes associés sont sans doute bien connus désormais et qu’« Anthologie poétique de Bretagne » aurait fait pâlot à côté de « Barzhaz Breizh ». On a pris soin cependant de placer l’article français « Le » pour qu’on reconnaisse bien cette version française. Elle peut intéresser à la fois les Bretons de plus en plus nombreux à ne pas savoir le breton et les francophones du monde entier. Elle est toujours disponible en grand format chez l’éditeur-diffuseur Coop Breizh.
La particularité de cette édition française est qu’on n’y retrouve évidemment plus ni les textes bretons ni la musique, uniquement « les traductions faites par La Villemarqué à partir des textes bretons ». En revanche, tous les chants sont précédés de l’argument rédigé par le vicomte et suivis de ses notes. La préface tout comme l’introduction générale de La Villemarqué ont été également conservées. L’ensemble est précédé d’un avertissement de Per Denez sur le Barzhaz Breizh et la renaissance bretonne. C’est dans les dernières lignes de ce texte qu’il délivre un message sans ambigüité :
« La Villemarqué, par son Barzhaz Breizh, reste, écrit-il, dans la chaîne de la tradition, l’un de ceux qui nous ont permis d’entrer dans notre [XXe] siècle avec une langue et une nation. »
Proud’hon - La Villemarqué : même combat ?
J’en reviens à la toute récente édition du Barzhaz Breizh chez Yoran embanner. C’est une curieuse et ardente préface qu’a rédigée Jean-Pierre Le Mat pour la nouvelle édition. Ce dernier, ancien insoumis, chef d’entreprise, proche de l’ex-Institut de Locarn, a pris une part active au mouvement des Bonnets rouges en octobre 2013. Il voudrait nous convaincre que « Proudhon l’anarchiste nous explique, bien mieux que n’importe qui, l’aristocrate Hersart de La Villemarqué. ».
Proud’hon (1809-1865) et La Villemarqué (1815-1895) sont certes du même siècle, mais c’est une bien étrange assertion. Selon J.-P. Le Mat, l’ouvrage « Qu’est-ce que la propriété ? » de Proud’hon est en 1840 « un manifeste éthique » quand « l’œuvre du Breton était [en 1839] un manifeste esthétique. »
Il se demande tout de même et à juste raison ce qu’il en reste pour nous plus de 180 ans plus tard. Aucun élément de réponse dans sa conclusion concernant le livre de Proud’hon, ça ne l’intéresse pas. Il est prolixe par contre concernant le Barzhaz Breizh et le définit comme étant toujours « le manifeste poétique d’un peuple extraordinaire, le nôtre. » À ses yeux, l’ouvrage est
« un déclencheur. Il déclenche des émotions. Il déclenche à la fois une appartenance, une revendication, une adhésion. […] Revendication, non pas d’une esthétique qui se veut universelle, mais d’une esthétique qui se veut singulière. Appartenance à une nation insolite et insolente. Adhésion à une aventure collective […] ».
Cet éloge quelque peu tautologique de la singularité bretonne de la part d’un auteur que Wikipedia présente comme un militant nationaliste breton et un écrivain français ne retient que cette facette-là du Barzaz Breiz.
Les partitions musicales des chants du Barzhaz Breizh dans l'édition Yoran embanner.
Un oubli d’importance du préfacier
Il ne dit rien de la langue originelle des chants du Barzaz Breiz : ce sont pourtant bien des chants en langue bretonne qu’a initialement collectés La Villemarqué et qu’il a tenu à reproduire dans son Barzaz au même titre qu’une archive papier, comme je l’ai déjà indiqué (voir message précédent). Quelle aurait été la vraisemblance du Barzaz Breiz si tel n’avait pas été le cas ? C’est un oubli d’importance dans l’analyse du préfacier.
Nombre d’auteurs se sont cependant interrogé au XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe sur l’authenticité des chants du Barzaz Breiz jusqu’à ce que l’ethnologue Donatien Laurent ne découvre en 1964 les manuscrits des trois carnets de collecte du vicomte dans le manoir qu’il avait fait construire à Keransquer, à Quimperlé.
Beaucoup se sont aussi demandé dans quelle mesure Théodore Hersart de La Villemarqué était ou non bretonnant. Dans la synthèse étayée qu’elle a produite en 2016 sur ce sujet, Nelly Blanchard fait preuve de nuance quand elle décrit le chemin qu’il a parcouru par rapport au breton comme ayant été tout à fait original :
« Héritier d’un breton mondain terminal, il l’a dénigré pour faire l’apologie d’un breton purifié, et élever son utilisation à la hauteur de la morale et d’une pratique du breton élevé. Mais il n’a jamais cessé […] de transformer l’existant et de se le réapproprier selon ses propres besoins, mais également de le transmettre. »
Aux yeux de l’universitaire, le breton d’un certain nombre de néo-bretonnants actuels « ne semble pas très éloigné de celui que La Villemarqué a pratiqué dans sa période d’âge mûr. »
A suivre, troisième et dernière partie :
- Comment parler d’une œuvre sans parler de son auteur
- Le succès éphémère de La Villemarqué et de l’école bretoniste
- Lire ou relire le Barzaz Breiz.