Une nouvelle belle édition épurée de Barzaz Breiz, mais… Troisième et dernière partie
Comment parler d’une œuvre sans parler de son auteur ?
On peut le faire bien évidemment, mais pourquoi donc le préfacier n’en dit-il rien ou si peu ? Il est vrai qu’on a énormément écrit sur le Barzaz Breiz comme sur son auteur, mais les lecteurs de l’édition Yoran n’en sauront rien. On ne peut pas tout dire non plus, a fortiori dans une préface, tant il y a profusion de matériau. Mais il n’aurait peut-être pas été sans intérêt de savoir, par exemple, que le jeune Théodore, à son arrivée en tant qu’étudiant à Paris en 1834, a fréquenté « les banquets patriotiques » qu’y organisait le grammairien Jean-François-Marie Le Gonidec de Kerdaniel, considéré par ses disciples comme « reizer ar brezoneg », c’est-à-dire le correcteur de la langue bretonne. Tous deux seront bientôt perçus comme les représentants de ce qu’on appellera plus tard « l’école bretoniste ».
Par la suite, La Villemarqué se fera appeler « penn-sturier », c’est-à-dire en traduction littérale « chef pilote », autrement dit le leader du mouvement. L’orthographe qui prévalait avant Le Gonidec est « répudiée » comme étant « antinationale et illogique ». Il s’en prend à ceux qui « favorisent la dégradation de notre langue et de nos mœurs, persévèrent dans leur système de démoralisation générale ». Et les coupables sont… « les maîtres d’écoles aux livrées de l’Université, et certains imprimeurs bretons ».
Avec La Villemarqué, nous sommes en quelque sorte en présence d’un anti-Kerenveyer, l’auteur du tout premier roman en breton, Ar farvel göapaër, Le bouffon moqueur. Tous deux font partie de la petite noblesse bretonne. Mais alors que Kerenveyer adhère aux principes de la Révolution, La Villemarqué y est fondamentalement réfractaire. Alors que Pascal de Kerenveyer s’amuse à créer des œuvres originales et d’inspiration libertine en son breton mondain, La Villemarqué se pose en prescripteur d’un nouveau breton régénéré qui aurait pour fonction d’établir un « cordon sanitaire » seul susceptible à ses yeux de « sauver nos campagnes de la corruption et de l’impiété. »
Le succès éphémère de La Villemarqué et de l’école bretoniste
Avec de si nobles objectifs, il n’est pas surprenant que l’école bretoniste ait réussi à faire la jonction avec le clergé, ou plus exactement avec la hiérarchie, comme le souligne Bernard Tanguy. En 1840, l’évêque de Quimper et Léon, Mgr Graveran, lui-même bretonnant, donne son accord pour la publication d’une version en langue bretonne des Annales de la Propagation de la Foi : ce seront « Lizeriou Breuriez ar Feiz », en faisant le choix de la nouvelle orthographe de Le Gonidec et de la norme puriste préconisée par La Villemarqué. Il s’agit là, si l’on y réfléchit bien, de deux problématiques différentes, mais qui n’en font qu’une dans leur esprit. C’est en tout cas un succès pour l’école bretoniste.
Une partie du clergé réagit pourtant négativement. Évoquant les sept merveilles du monde, un recteur note avec ironie que « ce Monsieur veut y ajouter une huitième qui est de ressusciter une langue, et notez qu’il ne la sait qu’à coups de dictionnaires et de grammaire, il fait des vers bretons à coup de massue. » Pour un autre, « La traduction des Annales n’est pas supportée en général : il est impossible à des paysans, à moins d’avoir reçu de l’instruction, de lire ces lettres. »
Les locuteurs eux-mêmes sont réfractaires : les « Lizeriou » finistériennes ne sont tirés qu’à 500 exemplaires au début, alors que les « Lihereu » du Morbihan, qui ont fait un autre choix linguistique, sont imprimés dès le départ à 1 200. La Villemarqué rétorque que « l’orthographe bretonne, aujourd’hui fixée, est citée comme une des plus parfaites du monde ». Soit. Elle sera cependant plusieurs fois encore modifiée par la suite.
Mgr Sergent, le successeur de Mgr Graveran en 1855, prend rapidement ses distances : l’abbé Henry, proche de La Villemarqué, se fait chapitrer au motif qu’il « importe peu que le breton soit écrit hervez ar reiz [selon la règle] pourvu que la doctrine soit bonne. » La nouvelle orthographe elle-même est abandonnée dans les Lizeriou. En 1865, Feiz ha Breiz, (Foi et bretagne), le premier hebdomadaire intégralement rédigé en breton, n’adopte pas non plus l’orthographe de Le Gonidec et préfère la périphrase au néologisme. C’est un désaveu pour l’école bretoniste.
Portrait de Théodore Hersart de La Villemarqué en 1884, par Évariste-Vital Luminais. Photo DR.
La célébrité d’une personnalité plurielle
À ce moment-là, la notoriété de La Villemarqué n’en est pas moins au plus haut : il obtient sans cesse des distinctions et cumule les fonctions. En 1846, il reçoit un prix de l’Académie française pour la quatrième édition du « Barzaz Breiz ». En 1851, il devient membre correspondant de l’Académie royale de Berlin. En 1857, il crée « Breuriez Breiz » (la Confrérie de Bretagne). En 1858, il est élu membre de l’Institut. De fait, La Villemarqué n’est pas l’auteur que d’un seul ouvrage, aussi connu soit-il.
Alors que le Barzaz Breiz a pris toute la place dans l’étude de sa vie et de son œuvre, le Centre de recherche bretonne et celtique a voulu, lors d’un colloque à Mellac en 1995, replacer l’œuvre dans le contexte européen de la collecte. En 2015, à l’occasion des commémorations liées au bicentenaire de sa naissance, une douzaine de chercheurs choisissent « de décentrer le regard, de l’élargir pour mieux considérer l’œuvre de La Villemarqué dans sa totalité. » Ce qu’ils font dans un ouvrage collectif intitulé « Au-delà du Barzaz-Breiz, Théodore Hersart de La Villemarqué ».
Le manoir de Keransquer qu'avait fait construire T. Hersart de La Villemarqué à Quimperlé.
La Conférence Saint-Vincent de Paul : sa grande œuvre sociale et solidaire
C’est ainsi que parmi les douze contributions présentées dans cette publication, l’historien Alain Pennec examine l’itinéraire politique de La Villemarqué et son action à Quimperlé. Aux législatives de 1849, il fait, par amitié, le choix quelque peu inattendu de se présenter sur la liste républicaine. Dans sa profession de foi, pas un mot sur le Barzaz Breiz. Le sous-préfet de Quimperlé note qu’il « rencontre peu de sympathie » et celui de Brest « qu’il est complètement inconnu ici. » Il obtient un peu plus de 16 000 voix.
En 1852, il se fait élire conseiller municipal sur une liste qui fait allégeance au Prince-Président, Louis Napoléon Bonaparte. Réélu bien qu’avec de médiocres résultats, très souvent absent, il aura néanmoins exercé son mandat municipal pendant dix-sept ans. Il sera battu en 1870 et en 1878. En revanche, la Conférence Saint-Vincent de Paul, à laquelle il avait adhéré très jeune, aura été pour lui jusqu’à sa mort « sa grande œuvre sociale et solidaire ». Mais les ouvriers « ont bien compris ce que sous-tendait le paternalisme chrétien du vicomte ».
Partie prenante de multiples institutions au niveau national comme au niveau local, La Villemarqué n’a donc été ni un Garibaldi ni un Mazzini, auxquels Jean-Pierre Le Mat fait référence dans sa préface. Alain Pennec estime que « Théodore est toujours resté au fond un légitimiste, convaincu du rôle éminent de la noblesse ». À son décès, « il est clair pour la municipalité républicaine [de Quimperlé] que l’action politique, cléricale et sociale de Monsieur de La Villemarqué fait écran à son œuvre littéraire. »
Que représente donc le Barzaz-Breiz ? Ce que dit Donatien Laurent dans sa thèse
Par sa découverte en 1964 des carnets manuscrits de collecte de Théodore Hersart de La Villemarqué, il a rebattu toutes les cartes à propos de ce qu’il est convenu d’appeler « la querelle du Barzaz-Breiz ». Il lui a fallu dix ans pour déchiffrer, retranscrire, traduire et procéder à une analyse critique du seul premier carnet, le plus ancien, puisqu’il couvre la période 1834-1840, mais aussi « le plus gros et le plus délicat, car il renferme les premières armes du jeune barde, encore hésitant dans sa méthode. » C’est ce carnet qui fait l’objet de la thèse que l’ethnologue a soutenue à Paris en janvier 1975, sous la direction d’André Leroi-Gourhan, professeur au Collège de France.
Elle est publiée en 1989 aux éditions ArMen. Estimant que « certains vieux débats ne sont désormais plus de mise », il met les choses au clair dans son introduction :
« Nul ne soutient plus que le Barzaz-Breiz est une œuvre populaire. Le recueil s’adressait au monde lettré de la capitale : le peuple bretonnant, celui qui parle quotidiennement breton, l’a dans son ensemble ignoré ou lui a préféré les versions moins policées que lui transmettait une solide tradition. Il n’est pas non plus une œuvre de science : chaque vers a été retouché, chaque texte repris et corrigé, dans son esprit comme dans son expression, de sorte qu’il n’est plus possible — en l’absence des collectes originales — de les utiliser comme documents d’histoire. »
Il retient par ailleurs « l’aspect ‘initiateur’ de l’œuvre de La Villemarqué, les multiples vocations qu’il suscita et les enthousiasmes rarement déçus de ceux qui partirent à sa suite à la découverte de terres inconnues. » Cette terre, jusque-là inconnue, c’était la tradition poétique orale bretonne.
Tout n’est que chant dans le Barzaz Breiz
J’en reviens à la récente édition du Barzhaz Breizh par Yoran embanner. Si vous entreprenez de lire le Barzhaz Breizh pour la première fois ou même si vous voulez le relire à la manière dont on découvre les nouveautés de la rentrée littéraire, l’édition Yoran est faite pour vous. Vous pourrez le lire en continu : elle ne vous propose que le texte, rien que le texte, mais tout le texte. Aucune présentation du chant, aucune note de bas de page ni sur la langue ni sur le contexte.
La version bretonne et la version française sont présentées en vis-à-vis. Si vous connaissez le breton sans le maîtriser parfaitement, vous avez la faculté de vous référer à la VF sur la page de gauche. Si vous ne connaissez que le français, vous pouvez tenter de déchiffrer la VB. Vous naviguez d’une langue à l’autre comme vous voulez.
L’édition Yoran pose problème malgré tout. Car le Barzaz Breiz ce sont des gwerziou, des soniou et des kanennou. Les gwerziou dans la première partie sont des chants mythologiques, héroïques, historiques et des ballades. Dans la deuxième partie, les soniou sont des chants de fête ou des chants d’amour. Les kanennou, enfin, dans la troisième partie, sont des légendes et des chants religieux. Tout n’est que chant dans le Barzaz Breiz.
Tout devient prose dans l’édition Yoran
Pour ce qui est de la version bretonne, les chants ont toujours été présentés dans les éditions précédentes sous la forme de poèmes en strophes de deux, trois ou quatre vers, avec rime finale. Ce n’est plus le cas dans l’édition Yoran : les poèmes ont été transposés en prose, par exemple dans la célèbre gwerz « Yannig Skolan » que chantait Yann-Fañch Kemener qui l’avait apprise auprès de Mme Bertrand. Tout est devenu prose dans l’édition Yoran.
Il se trouve que les éditions Ouest-France viennent également de publier le superbe « Gwerz Denez » en version bilingue, intégralement en strophes versifiées. Denez, c’est bien sûr Denez Prigent, compositeur-interprète inégalable de gwerziou contemporaines. Si j’en parle ici, c’est que Francis Favereau, dans sa préface à cet ouvrage, rappelle fort à propos le rapprochement qu’avait fait Donatien Laurent de la « Gwerz Skolan » avec des vers gallois du Livre noir de Camarthen, un manuscrit gallois de 1250, d’une tradition orale sans doute antérieure.
Dans l’édition Yoran, les poèmes ont non seulement été transposés en prose, mais ce sont également deux ou trois strophes qui ont été réunies dans un même paragraphe. On peut s’interroger sur la raison d’un tel choix éditorial : s’agirait-il d’une contrainte budgétaire ? À défaut de strophes versifiées, il aurait été possible de séparer chaque vers par une barre oblique, comme cela se fait lors de la citation d’un extrait de poème dans un article en prose, ç’aurait peut-être été le bon compromis.
Toujours est-il que la conséquence en est la dilution, pour ne pas dire l’effacement, des gwerziou et des soniou en tant que tels puisqu’on ne peut plus les retrouver dans leur transcription. Il ne restera qu’à les écouter, si possible.
Une belle réalisation épurée
En conclusion, je maintiens néanmoins mon propos initial : formellement, le Barzhaz Breizh que publient les éditions Yoran Embanner est une belle réalisation : couverture cartonnée et reliée, beau papier, mise en page et typographie soignées, lisibilité des textes aussi bien en breton qu’en français, version bretonne et française en vis-à-vis.
J’ai parlé d’une réalisation épurée. C’est exactement ça, d’autant que ce bel objet est illustré de miniatures de Jeanne Malivel, de Xavier Haas et de Xavier de Langlais. Au lecteur de découvrir à son tour cette terre si elle lui est inconnue à ce jour. Libre à lui de partager ou non ses impressions avec d’autres lecteurs.
Pour en savoir plus
- Kervarker, Théodore Hersart de La Villemarqué. Barzhaz Breizh. Divyezhek, Bilingue. Préface de Jean-Pierre-Le Mat. Yoran embanner, 2023, 438 p., ill., 25 €
- Kervarker. Barzhaz Breizh. Rakskrid Per Denez. Lesneven, Moulladurioù Hor Yezh, 1988. 454 p., ill., 24, 74 €.
- Hersart de La Villemarqué, Barzaz-Breiz, Chants populaires de la Bretagne. Paris, Librairie académique Perrin, 1963, 539-XLIV p.
- Théodore Hersart de la Villemarqué. Le Barzhaz Breizh. Trésor de la littérature orale de la Bretagne. Spézet, 1997, 510 p. 10 €.
- Laurent, Donatien. Aux sources du Barzaz-Breiz. La mémoire d’un peuple. Douarnenez, ArMen-Le Chasse-Marée, 1989, 355 p., ill.
- Nelly Blanchard. Barzaz-Breiz. Une fiction pour s’inventer. Presses universitaires de Rennes, 2006, 306 p.
- Nelly Blanchard et Fañch Postic (dir.). Au-delà du BarzazBreiz, Théodore Hersart de la Villemarqué. Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, Collection Collectif, 298 p.
- Denez Prigent. Gwerz Denez. Préfaces de Philippe Guillou et de Francis Favereau. Édition bilingue breton-français. Rennes, Éd. Ouest-France, 2023, 810 p.