Dimanche Ouest-France lance sa page mensuelle en breton : un processus singulier
« Neventi vad ! » : c’est une bonne nouvelle. En feuilletant la version dominicale de leur journal ce dimanche 8 septembre, les lecteurs ont eu, en effet, la surprise d’y découvrir une page entière titrée en breton : « E Tavarn ar Roue Morvan, ur banne aer Breizh. » Une formulation moins enthousiaste que celle de la VO (version originale) en français : « À la Taverne du Roi Morvan, un grand bol d’air breton. » Le fait est que le quotidien régional ne l’avait jamais fait jusqu’à présent. La même page était annoncée comme devant être également publiée en gallo, sans doute dans les éditions de Haute-Bretagne, mais dimanche dernier c’est la version bretonne que l’on découvrait aussi en Ille-et-Vilaine.
Ci-dessus : en-tête de la page en breton de Dimanche Ouest-France du 8 septembre. Captation d'écran.
On raconte souvent que les bretonnants ne savent pas lire leur langue, mais c’est inexact. Sur un peu plus de 200 000 bretonnants déclarés dans l’ensemble des cinq départements bretons et dont 90 % résident en Basse-Bretagne (sondage TMO Régions 2018), un total d’environ 120 000 sont en mesure de la lire très bien, assez bien ou un peu. Pour un organe de presse, le lectorat potentiel n’est donc pas insignifiant.
S’ils lisent le breton, la découverte de cette page a dû leur faire plaisir. S’ils ne le lisent pas, ils ont peut-être repéré un petit encadré en français en milieu de page à droite, dans lequel il leur est proposé de flasher un QR code pour accéder à la VF (version française) en ligne. Le procédé est astucieux, puisqu’il évite de placer la VB (version bretonne) et la VF en vis-à-vis.
C’est ainsi que cela se passait il y a bien longtemps dans l’ère prénumérique, quand Pierre-Jakez Hélias publiait dans Ouest-France les chroniques hebdomadaires qu’il se traduisait lui-même et qui lui fourniraient plus tard la matière de son best-seller, Le cheval d’orgueil. S’en souvient-on encore aujourd’hui à Ouest-France ?
Un portrait bien ficelé
Pour cette première page exclusivement en breton, le journaliste Loïc Tissot proposait donc dans la version papier de Dimanche Ouest-France un portrait en un article et une série de brèves de Julien Le Mentec, le patron de l’incontournable Taverne du Roi Morvan à Lorient, par ailleurs président du comité des sonneurs à Gourin, annonçant que leur championnat s’y déroulerait jusqu’au 8 septembre, ce qui laissait peu de temps pour y aller.
Le portrait du natif « né bilingue » du Croisty est bien ficelé et son parcours « linguistique » reflète celui de beaucoup de sa génération. Le jeune Julien Le Mentec, batteur du groupe Tan Ba’n Ty, était un fan absolu des Diaouled ar menez, comme s’ils avaient été les Rolling Stones. Depuis, il est devenu celui par qui se font les rencontres, avec Annie Ebrel, Anne Auffret et combien d’autres. Dans sa taverne, « c’est authentique [et] sans prosélytisme. » On peut questionner le concept, mais la recherche d’authenticité est dans l’air du temps. Le prosélytisme aussi : s’en passer signe un caractère.
Uniquement l’actualité culturelle ?
La rédaction d’Ouest-France avait précisé dans son édition du samedi 7 septembre que sur cette page seraient publiés des articles d’actualité et qu’elle serait « naturellement » le reflet des acteurs de la culture bretonne. La culture en Bretagne est assurément un vaste sujet. Mais l’actualité ne se limite pas à la culture, on doit bien le savoir à Ouest-France. Pourquoi s’interdire de traiter aussi d’autres sujets en breton, ne serait-ce que des sujets de société ? On le fait bien dans le journal An taol-lagad et dans le programme Bali Breizh de France 3 Bretagne.
Un processus paradoxal et singulier
Ouest-France prend donc l’initiative de publier une page en breton : la périodicité sera mensuelle. Le Télégramme le fait depuis une vingtaine d’années sous le label Spered ar vro avec un article en breton tous les jeudis sur quatre colonnes.
Mais le processus qu’a retenu le premier quotidien de France, qui est en même temps le premier quotidien francophone au monde, paraît à vrai dire singulier. Loïc Tissot l’érige en système en expliquant en effet que « ces articles à venir [en breton] ne [seront] pas le fruit d’un dialogue entre deux locuteurs mais d’échange[s] en langue française. » C’est un paradoxe aussi. Car les reportages réalisés en français vont bel et bien se retrouver en breton dans la version papier du journal. Comment donc ?
Il suffisait d’y penser : Ouest-France a tout simplement choisi de faire appel aux services de traduction de l’Office public de la langue bretonne (OPLB) et de l’Institut du galo. L’OPLB confirme ainsi son statut de grand traducteur puisqu’il a déjà l’exclusivité de la traduction en breton des éditoriaux des maires et des présidents de collectivités territoriales, actant ainsi le fait qu’ils ne sont pas en mesure de les rédiger eux-mêmes en breton.
Et le lecteur dans tout ça ? Via le QR code déjà signalé, il est invité à retrouver sur le site internet du quotidien ce qu’on présente comme « la traduction française des reportages. » Mais ce texte français ne peut pas être une traduction puisqu’il sert de base pour établir la VB. C’est très mal expliqué, puisque ce texte français est en réalité la VO (version originale) qu’a rédigée le journaliste.
Ci-dessus : en ligne sur le site du journal, la version originale en français de l'article publié en breton dans la version papier. Captation d'écran.
Pas moins de sept étapes
Je reformule ce processus en d’autres termes et en sept étapes.
Un journaliste d’Ouest-France souhaite faire un reportage ou une interview pour la nouvelle page en breton du quotidien, mais il ne connaît que le français.
Il repère une personnalité bretonnante dont le profil lui paraît intéressant, qu’il ira donc interviewer nécessairement en français.
Il rédige évidemment son article en français : ce sera donc la VO.
Il sollicite alors l’OPLB (Office public de la langue bretonne) pour assurer la traduction de son article en breton, puisque c’est en cette langue qu’il doit être publié.
La VB de l’article ainsi traduit paraît dans Dimanche Ouest-France.
Ceux qui savent lire le breton peuvent en prendre connaissance.
Ceux qui ignorent le breton et qui veulent savoir ce que raconte l’article activent un QR code pour accéder à la VO en français sur le site internet.
Une question d’éthique
Ce processus pose une question d’éthique sur un point majeur. Je prends à titre d’exemple l’hypothèse d’une rencontre pour Ouest-France avec Goulc’han Kervella, le metteur en scène bien connu de la troupe Ar Vro Bagan et l’auteur talentueux : ne paraîtrait-il pas quelque peu incongru d’échanger avec lui en français avant de le faire traduire en breton par un traducteur anonyme, alors qu’il aurait pu fort bien s’exprimer directement à l’oral comme à l’écrit ?
Juste quelques remarques concernant les deux articles consacrés à Julien Le Mentec. Le traducteur a bien tenté de les coloriser en vannetais, mais ce n’est pas convaincant. D’autres termes que le breton « skipailh » auraient pu être utilisés pour rendre des substantifs différents en français. Le « bled voisin » c’est autre chose que « ar gêr vihan » (littéralement, la petite ville).
N’y a-t-il vraiment aucun journaliste à Ouest-France qui puisse échanger en sa langue avec un bretonnant ? C’est plausible. D’autres médias ont su faire appel à des journalistes ou des chroniqueurs aspirant à exercer leur métier en breton. En presse écrite, c’est le cas du Télégramme déjà cité et de l’hebdomadaire Ya ! À France Bleu tout comme à France 3, à Brezhoweb tout comme dans les radios associatives, aucune émission ne pourrait être diffusée en breton sans le concours de journalistes, chroniqueurs, producteurs, animateurs et parfois de techniciens bretonnants.
Soyons clairs : je n’exclue absolument pas qu’un journaliste veuille rencontrer qui que soit, que ce soit une personnalité ou pas, qui ne saurait pas le breton : l’appel à un traducteur paraît alors devoir s’imposer. J’ai moi-même interviewé en français le célèbre climatologue Jean Jouzel, originaire de Haute-Bretagne, avant de traduire moi-même ses propos en breton pour le compte de la revue en langue bretonne Brud Nevez. Il en était plutôt fier, et moi aussi. L’archive, toujours pertinente, reste accessible en ligne sur le site brudnevez.org. Cela se fait et s’est toujours fait dans divers médias ou dans toutes sortes de publications depuis la parution en 1865 du premier numéro de Feiz ha Breiz, le tout premier hebdomadaire en breton.