La grande histoire de la Bretagne. 1. La Bretagne est-elle à ce point une région oubliée ?
Le succès du film de Frédéric Brunnquell, diffusé le 4 mai dernier en prime time sur France 3 sous le titre de "La Grande Histoire de la Bretagne" (avec des majuscules partout, s’il vous plaît), et non pas dans une case régionale, mais sur le plan national, témoigne à tout le moins d’une réalité : l’intérêt que suscite la région la plus occidentale de France aux yeux d’un grand nombre de Français. Deux millions de téléspectateurs l’ont regardé, représentant une part de marché de 10 %, ce qui est un score conséquent pour un documentaire.
- Photo ci-dessus : le titre du film, avec le A de "Bretagne" stylisé en hermine penchant à droite. Captation d'écran, comme les autres photos illustrant ce message. DR
Le titre un peu ronflant y est pour quelque chose, d’autant qu’il n’est pas si courant qu’une chaîne nationale diffuse ainsi toute une enquête sur l’histoire spécifique d’une région en particulier. On se souvient cependant du "Bzh, des bretons, des Bretagnes" d’Olivier Bourbeillon et Marie Hélia, tourné en 1997 et que diffusa TF1 (car France 3 hésita à le faire).
L’argumentaire de "La Grande Histoire de la Bretagne" a dû conforter son audience aussi, d’autant plus qu’il soulignait que de "tout temps (sic), les Bretons ont mené bien des batailles pour sauvegarder leur culture, riche de sa langue, de ses musiques et de ses danses", insistant en même temps sur "leurs grandes colères" et sur la "passionnante saga" qu’ils ont écrite depuis la fin du XIXe siècle.
Une terre de tragédie
La tonalité est donnée en deux minutes dès l’entame du film par des formules qui se veulent péremptoires. Florilège en trois ou quatre définitions :
- La Bretagne ? Une région oubliée, longtemps délaissée par la République.
- Sa langue ? Interdite dès la fin du XIXe siècle. À l’école, les élèves sont punis.
- Après la dernière guerre ? La révolution agricole bouleverse la vie des paysans, ils perdent leur identité en allant travailler en usine.
- Les Bretons ? Vient le temps des colères et de dénoncer le mépris dont ils ont été les victimes depuis si longtemps. Puis enfin celui de la renaissance dans les années 1970.
Tout n’est pas faux dans ces affirmations qui apparaissent néanmoins comme des assertions qui seront ensuite disséminées tout au long du film. Frédéric Brunnquell n’est pas le premier à aborder la question bretonne au prisme des colères. Jean-Louis Le Tacon l’avait déjà fait en 1976 dans "Voici la colère noire, » dont des images, selon toute vraisemblance, sont d’ailleurs reprises dans ce film à propos du Joint français. René Vautier également, en 1978, dans "Marée noire et colère rouge". Mais dans ce nouveau documentaire, le discours tend à se substituer à la connaissance et les représentations à l’analyse. Ce qui pose pas mal de questions, dont je vais traiter sur ce blog en trois épisodes, dont celui-ci est le premier.
Avant d’aller plus loin et pour ne plus y revenir, un point sensible. Comment est-il possible que personne dans l’équipe du film ne se soit soucié de la bonne prononciation des quelques termes bretons que l’on entend en voix off dans le commentaire ? Entendre faize a braize pour Feiz ha Breiz, ça écorche les oreilles, celles des bretonnants en tout cas.
Des archives inédites et colorisées
Dès le début du film sont projetées les "magnifiques archives inédites" que les médias ont mises en avant pour annoncer la diffusion du film sur France 3, Alain Constant allant jusqu’à évoquer dans Le Monde "des archives filmées et photographiques d’une richesse inouïe." Dans une interview au Télégramme, le réalisateur précise qu’elles ont été tournées au début du XXe siècle par des équipes européennes et hollandaises en particulier.
Je tendrais à dire qu’elles sont similaires à des images déjà connues de la même époque, si ce n’est que celles-ci, que je sache, n’ont jamais été exposées qu’en noir et blanc, alors que dans "La Grande Histoire de la Bretagne" elles ont été remastérisées, image et son. De fait, elles présentent la région comme ayant été jusqu’aux années 1900 une terre de grande pauvreté. Peut-on dire pour autant de ce début du documentaire qu’il est misérabiliste, comme je l’ai entendu dire ?
Les images colorisées renforcent l'esthétique de la misère et déréalisent en même temps la perception qu’on avait de cette période. La Basse-Bretagne paraît plus insolite et plus exotique que jamais. Il y a aussi des images amusantes. Elles ne sont cependant pas aussi vives que celles qu’on nous rapporte aujourd’hui du Népal ou de Patagonie, mais à ma connaissance ça n’avait pas encore été fait.
Une histoire contrariée ?
C’est la question centrale que pose le film. D’après Frédéric Brunnquell, l’idée n’était pas de raconter toute l’histoire de la Bretagne en 90 minutes. Il est vrai que Jean-Jacques Monnier et Olivier Caillebotte l’ont déjà tenté en un double DVD de cinq heures, tant en version française que bretonne, mais avec moins de moyens. Pour France 3 Ouest, Pierrick Guinard a retracé pour sa part celle de la langue bretonne au XXe siècle en cinq épisodes de 52', également en VF et en VB.
Le réalisateur de "La Grande Histoire de la Bretagne" s’est focalisé sur un large XXe siècle qui débute à la fin du précédent et s’achève au début du suivant, soit une période d’environ cent cinquante ans, des débuts de la IIIe République à aujourd’hui en quelque sorte. Son histoire se veut sociale et culturelle et il l’inscrit dans une chronologie d’événements saillants dont la grille de lecture principale est essentiellement la colère bretonne.
Du coup, l’impression qui en ressort est que la Bretagne contemporaine n’a jamais connu qu’une histoire contrariée, si ce n’est le happy end des décennies les plus récentes au cours desquelles une forme de révolution culturelle (mais il n’emploie pas le terme), linguistique et surtout musicale, la mènerait vers une émancipation inéluctable. Ce discours reflète assez bien celui de diverses composantes de l’Emsav breton dans ses multiples variations.
Des pastilles de fierté
Dès lors, le récit historique du documentaire diffère sensiblement de celui de l’Histoire populaire de la Bretagne proposée par Alain Croix et ses collègues. Eux aussi disent la dureté des temps pour le peuple, mais n’oublient pas de narrer comment ce dernier a accédé à son tour à la plage et plus tard à l’Université, la fête que représenta l’ouverture des premiers hypermarchés, la venue de Bretons d’ailleurs à l’exemple de Kofi…
- Ci-dessus : à gauche, Tino Kerdraon, à droite Alphonse Raguénès
Le film de Frédéric Brunnquell restitue aussi de temps à autre des pastilles de fierté, y compris au terme des luttes sociales les plus rudes : la victoire des femmes penn-sardin en 1921 à Douarnenez par exemple, face aux patrons des conserveries, et celle des ouvriers du Joint français en 1972 à Saint-Brieuc. Mais aussi l’ambiance de solidarité et l’esprit d’ouverture aux autres qui régnait à Brest dans les quartiers de baraques avant la reconstruction de la ville, selon le témoignage de Tino Kerdraon. À quelques kilomètres de la grande ville, dans la campagne de Plouarzel, Alphonse Raguénès dit ne s’être jamais remis d’avoir vendu son dernier cheval, mais il a été ravi de voir arriver chez lui et dans les fermes alentour des tracteurs de toutes les couleurs.
Crises et manifestations à répétition
Si l’on en croit le film, la Bretagne n’aurait cependant jamais connu qu’une succession de malheurs dont les Bretons ont donc toujours été les victimes : la Première Guerre mondiale (mais ce n’est pas une singularité bretonne), suivie de la Deuxième et de la destruction des villes portuaires, la grève des ouvrières de la sardine présentée comme la première grande colère bretonne de l’histoire, la crise de l’artichaut et ses suites qui acteraient la mort du vieux monde paysan, la marée noire de l’Amoco qui fut la pire survenue en Europe, l’émigration de dizaines milliers de Bretons arrivant comme des exilés étrangers en région parisienne…
Le projet de centrale nucléaire d’EDF à la pointe du Raz est présenté comme "une agression insupportable" (ce qu’il a été effectivement) et le combat des femmes de Plogoff refermerait vingt ans de colères par "une gigantesque fête bretonne" à la Pentecôte 1980. Si ce n’est que d’autres révoltes et d’autres colères surgissent, nous dit-on, de 1990 à aujourd'hui pour dénoncer en particulier les pollutions intolérables et les algues vertes sur les plages. À se demander comment Frédéric Brunnquell a pu ne pas évoquer, si ce n’est quelquefois par une allusion :
- les manifestations récurrentes pour l’emploi
- celles tout aussi récurrentes des agriculteurs, allant jusqu’au saccage de bâtiments publics
- la crise de la téléphonie dans le Trégor et à Brest dans les années 1980,
- la révolte des marins-pêcheurs, l’immense manifestation de Rennes et l’incendie du Parlement de Bretagne en février 1994
- l’effondrement de la réparation navale à Brest en 2011
- les crises à répétition dans la filière volaille (Tilly-Sabco, Doux…)
On n’est pas dans un paradis breton
Le problème d’une telle approche au prisme des colères est qu’elle ne dit rien de ce qui se passe avant. En se focalisant sur les crises, qu’elles soient générales ou sectorielles, elle fait l’impasse sur les périodes en amont. Certes, le commentaire évoque en quelques secondes elliptiques la part que prend le CELIB des années 1950 dans la modernisation de la Bretagne. Quant aux paysans bretons, ils seraient tout à coup sortis du musée (comme s’ils y avaient été enfermés et momifiés de longue date) pour se lancer dans la modernisation et dans une révolution agricole grâce à laquelle ils allaient pouvoir nourrir la France entière. On nous explique en même temps que des milliers d’autres quittaient leur terre pour coiffer la casquette d’ouvrier (un peu cliché aussi).
Mais, à l’exception du remembrement, rien n’est vraiment dit de ce que Corentin Canévet a décrit en 1992 comme le modèle agricole breton de ces décennies-là, en soulignant qu’il ne s’agit pas seulement d’une révolution agricole, elle est agroalimentaire aussi. Rien n’est montré par ailleurs du mouvement de décentralisation industrielle qui a vu de grands groupes comme des PME investir et construire des usines un peu partout dans la région à compter des années 1960.
- On entend certes dans le film un échange quelque peu cynique entre deux décideurs ou patrons dont l’un explique à l’autre qu’il y a ici "une bonne main-d’œuvre."
- Édouard Renard, qui a pris part au conflit du Joint français, rapporte un propos du directeur de l’usine Citroën de Rennes, selon lequel "ici, nous n’avons pas besoin de main-d’œuvre étrangère, car nous avons les femmes."
Forcément, car elles étaient en surnombre à la campagne, tout comme beaucoup d’hommes aussi. Elles avaient envie et besoin de travailler. Une migration vers la ville, un emploi, un salaire, un changement de langue représentaient pour elles une forme d’émancipation à laquelle elles aspiraient.
Elles ne se sont pas retrouvées dans un paradis breton pour autant. Car les conditions de travail et les salaires ne sont pas toujours mirobolants. Les salariés ou les travailleurs manifestent pour de meilleures rémunérations, pour leur emploi parfois, voire pour le maintien de leur outil de travail, pour vivre et travailler au pays… Là se situe l’origine de nombre des crises qu’a vécues la Bretagne depuis le milieu du XXe siècle. Ça, le film de Frédéric Brunnquell le répète à l’envi comme si c’était une particularité bretonne, alors que des mouvements analogues se développent en Lorraine, dans le Nord, en Limousin, dans le Midi occitan et ailleurs. "La région apparaît de plus en plus comme un lieu de luttes", comme le remarquait le sociologue Renaud Dulong dès 1978.
La Bretagne a-t-elle donc été ignorée, voire méprisée par la République ? Ce point comme quelques autres fera l’objet l’objet de focus dans un deuxième, puis dans un troisième épisode que je vais consacrer à cette "grande histoire de la Bretagne". Car il y a matière à le faire. À lire désormais sur ce blog.
- Voir et revoir le film :
- https://www.france.tv/france-3/la-grande-histoire-de-la-bretagne/3320278-la-grande-histoire-de-la-