Marcel Proust et la Bretagne : l'enclenchement d'une œuvre
Proust est assurément un écrivain français, né et décédé à Paris, dont on commémore cette année le centenaire de sa disparition en novembre 1922. Nous sommes donc en année Proust. Quel rapport à la Bretagne, me direz-vous ? Eh bien, il y en a un. Car il a séjourné sept semaines à Beg-Meil à la fin de l’été 1895, l’année de ses vingt-quatre ans. Il y est venu en barque de Concarneau, accompagné du compositeur Reynaldo Hahn, son ami et compagnon. Il visitera ensuite Douarnenez, la pointe du Raz, Penmarc'h… On en trouve des réminiscences dans sa correspondance, mais aussi dans son œuvre, y compris dans À la recherche du temps perdu.
Photos ci-dessus : le Grand Hôtel, où résidèrent Marcel Proust et Reynaldo Hahn en 1895. DR
C’est surtout dans Jean Santeuil, un essai romanesque inachevé qui ne sera publié qu’après sa mort, que la Bretagne est la plus présente et qu’elle lui sert, selon l’expression de Bernard Duchâtelet, "de tremplin à ses rêves". Il avait été très heureux de découvrir "la beauté prodigieuse de ce pays" et avait apprécié Beg-Meil comme un "pays enchanteur".
Beg-Meil à la genèse de toute l’œuvre de Proust
Considérant que "la biographie de Marcel Proust ressembl[ait] à un grand puzzle dont il manqu[ait] les pièces sur Beg-Meil," Philippe Dupont-Mouchet a entrepris d’explorer les archives nouvellement numérisées de la Bibliothèque nationale et découvre ainsi nombre d’inédits qui lui fournissent la matière d’un livre qu’il a tout simplement intitulé "Marcel Proust à Beg-Meil", sous la forme d’un récit inédit à travers les textes de l’écrivain. D’après lui, "Beg-Meil, sous-estimé par les biographes, est bien plus qu’un simple épisode de cinquante jours dans la vie de Marcel Proust […] Beg-Meil est un bouleversement dans la vie de l’écrivain".
Philippe Dupont-Mouchet est formel dans l’interview qu’il accorde à Anessa Boulares sur France 3 : "On peut vraiment dire que l’écrivain adulte est né à Beg-Meil. Lorsqu’il est arrivé, il a eu tout de suite envie d’écrire. C’était frénétique. Il voulait écrire un livre sur la Bretagne… En quelques jours, c’est devenu un roman ! […] Et cette frénésie, c’est la genèse de l’œuvre de toute sa vie".
Un intérêt pour la sonorité des noms de lieux bretons
Toutes ces pages vont fournir la matière d’un roman autobiographique qui ne sera publié qu’apèrs sa mort sous le titre de Jean Santeuil et qui entretemps aura fourni, selon son biographe, " une bonne part de la substance de À la recherche du temps perdu."
Sur le site KUB, autrement dit "Kultur Bretagne", on peut écouter Gilles David, sociétaire de la Comédie française, lisant des extraits de À la recherche du temps perdu, dans lesquels l’écrivain prend plaisir à rappeler "les toponymies bretonnes […] Les sonorités de ces lieux sont pour Marcel Proust autant de prétextes à l’évocation des souvenirs et la naissance d’images".
Pour ne rien vous cacher, je n’ai pas lu Proust. Je voulais pourtant savoir s’il fait quelque part ne serait-ce qu’une allusion à la langue bretonne que l’on parlait encore beaucoup à Fouesnant lorsqu’il est venu à Beg-Meil. Philippe Dupont-Mouchet me confirme son intérêt pour la toponymie locale :
- "Seuls les noms de lieux semblent enchanter son imagination, on en retrouve dans toute son œuvre".
- "S’agissant de la langue bretonne, Marcel Proust n’y fait pas allusion. À l’époque de son séjour à Beg-Meil, de nombreuses personnes parlaient déjà français. La population était déjà composée de personnes venues d’ailleurs".
Beg-Meil, un microcosme francophone dans une commune bretonnante ?
Ce n’est pas faux, puisque c’est à compter de la fin du XIXe siècle que diverses localités comme Le Pouldu, Beg-Meil, Bénodet et d’autres se transforment en stations balnéaires. Mais sur la base des recherches que j’ai menées sur la pratique du breton en 1902, soit quelques années seulement après le séjour de Marcel Proust en Cornouaille, on peut, d'après les attestations du clergé, établir qu’à Fouesnant (dont fait partie Beg-Meil), la prédication est assurée en langue bretonne, "la pesque totalité des paroissiens ne connaissant que le breton, ou le comprenant bien". Cependant, les annonces en chaire se font dans les deux langues bretonne et française. Le Préfet du Finistère, quant à lui, classe Fouesnant parmi les communes "réfractaires à l’emploi du français dans l’église."
Par contre, il est tout à fait plausible que Beg-Meil, en attirant de plus en plus de touristes aisés venant parfois de loin pour des séjours d’été, ait constitué un microcosme de langue française où régnait sans doute une forme d'entre-soi, et qui n’a fait que se renforcer au fil du temps.
Dernière minute : Jean-Yves Tadié, un familier de l’œuvre de Proust, vient de lui consacrer une nouvelle étude : "Proust et la société", dans laquelle il bat en brèche l’idée selon laquelle il n’aurait été qu’un écrivain du passé, alors qu’il était sensible à certains aspects de la vie collective moderne.
Pour en savoir plus :
- Bernard Duchâtelet, La Bretagne de Marcel Proust : "un pays enchanteur" et "de pure fiction". Dans Jean Balcou et Yves Le Gallo (dir.), Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, Paris - Genève, Champion-Slatkine, 1987, vol. III, p. 115-119.
- Philippe Dupont-Mouchet, Marcel Proust à Beg-Meil. Publié à compte d’auteur, 2021, 288 p., illustr. Cetouvrage et quelques autres sont en vente sur le site de l’auteur..
- Jean-Yves Tadié, Proust et la société. Paris, Gallimard, 2022, 252 p.
- Fañch Broudic, La pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995, 490 p.
- Le site de Kub : https://www.kubweb.media/page/proust-balbec-bretagne-a-la-recherche-du-temps-perdu/