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Le blog "langue-bretonne.org"
2 novembre 2020

Le linguiste et lexicographe Alain Rey se voulait aussi défenseur des langues régionales

Lossec Hervé Rey Alain-1

Comme il venait régulièrement à L’Aber-Wrac’h, en Landéda, en vacances, il y avait rencontré le promoteur des bretonnismes, Hervé Lossec, à l’été 2015, par l’entremise de leur ami commun, Daniel Dagorn, qui m’écrit avoir vécu à cette occasion "un moment fort en ressenti."

Merci à Daniel Dagorn de m’avoir transmis la photo de cette rencontre.

Le Télégramme du 1er août de cette année-là rend compte de leurs échanges. Alain Rey s’offusquait que la France soit "l'un des rares pays à la con" qui ne ratifie pas la Charte européenne des langues régionales, estimant "qu’être capable de garder ou de récupérer sa langue régionale, c’est un enrichissement de la personnalité". 

Il déplorait par ailleurs en termes fleuris "qu’il n’y ait pas de subventions pour les écoles Diwan, c’est une vraie connerie". Hervé Lossec est depuis ce jour-là tout heureux que Le petit Robert aie intégré le terme "bretonnisme" dans son dictionnaire (ce que le petit Larousse n’a toujours pas fait), d’autant plus que le lexicographe avait considéré qu’il avait fait "œuvre de pionnier pour la linguistique des français régionaux."

Le dictionnaire historique de la langue française

Les hommages ont été unanimes à l’annonce de son décès le 28 octobre dernier, à l’âge de 92 ans. Dans Ouest-France, Florence Pitard en a fait "une pétillante incarnation du dictionnaire" qui prenait plaisir à affoler les puristes. On connaît son implication pour la rédaction du Grand Robert en six volumes et des deux volumes du Petit Robert qui ont conduit Lucien Jedwab à le décrire dans Le Monde comme "un 'géologue' du vocabulaire, érudit aux connaissances encyclopédiques, linguiste, historien, amateur d’art et de gastronomie". La publication en 1992 du Dictionnaire historique de la langue française, dans lequel "l’histoire des mots se lit comme un roman", représente, ajoute-t-il, "une autre étape majeure" dans l’œuvre d’Alain Rey.

Ce dictionnaire historique a fait l’objet d’une réédition en deux volumes grand format en octobre 2016. Le directeur de l’ouvrage avait été interviewé dans le magazine Bretons à cette occasion. J’avais moi-même réagi à cette interview et à cette réédition sur ce blog. Une version plus complète de ce texte a ensuite été publiée dans le Bulletin de la Société archéologique du Finistère. Comme quelques échanges ont eu lieu sur Twitter ces jours-ci à propos du terme "assassin" qu’avait utilisé Alain Rey, je reproduis cet article ci-après comme contribution au débat.

Le français aurait-il donc assassiné le breton ?

Rey dans Bretons 1

En mars 2017, ce n'est pas sur le mode de l'interrogation qu'est formulée cette question à la une du numéro 129 du mensuel Bretons[1], mais bel et bien sur celui de l'affirmation incontestable : « Le français a assassiné le breton ». Maiwenn Raynaudon-Kerzerho publie ce mois-là dans le magazine une interview du lexicographe Alain Rey. Tout le monde le connaît, puisqu'il est le mentor des dictionnaires Le Robert et qu'étant né en 1928, il doit être le doyen des lexicographes français. Il vient de publier une nouvelle et très belle édition du Dictionnaire historique de la langue française[2]. Le magazine nous livre en outre une petite indiscrétion : Alain Rey a l'habitude de venir passer l'été à l'Aber-Wrac'h, sur la côte nord du Finistère.

À vrai dire, cette phrase selon laquelle le français aurait assassiné le breton ne figure pas en tant que telle dans les réponses que fait Alain Rey aux questions de la journaliste, pas plus d'ailleurs que l'expression « assassinat linguistique » que je vais devoir moi-même utiliser ici par extension. On peut comprendre que, pour des raisons journalistiques, la rédaction de Bretons ait voulu à la fois synthétiser les propos du lexicographe et les cibler par rapport à son propre lectorat – c'est forcément tentant pour un média, bien que simplificateur à souhait, mais c'est d'usage. Le seul terme qu'utilise Alain Rey dans l'interview est le mot « assassin », et c'est à propos des langues régionales en général : le breton est donc concerné (voir ci-après).

Le terme ne figure pas non plus en tant que tel à propos des langues dans le Dictionnaire historique. Dans l'ouvrage, c'est Alain Rey qui a lui-même rédigé l'article encyclopédique qui traite du français et il écrit notamment ceci : le français de l'école « se répand en tuant les patois, en blessant mortellement le breton, le flamand de France, en attaquant l'occitan, le catalan, le catalan, le basque[3] ». Plus loin sont mentionnés « l'agonie des patois, en phase terminale après 1945 [et] le recul de langues comme le breton, qui continuent à agir en tant que substrats[4] ».

Pour les langues régionales : « la fin des haricots » ?

Rey Capture d'écran

Revenons à l'interview publiée dans Bretons. Pour exposer ce qu'aurait été le cours des choses selon lui, Alain Rey fait globalement référence aux « dialectes et langues régionales », tout en usant allègrement d'un vocabulaire assez peu académique (mais après tout, pourquoi pas ?) et que ses dictionnaires décrivent d'ailleurs comme familier :

  • l'anglais « a bousillé » toutes les langues du Royaume-Uni et « même chose pour le français »
  • la guerre 14-18 a été « la fin des haricots » pour les dialectes et les langues régionales
  • du point de vue des langues et des cultures régionales, le français « est aussi un gros assassin ».

Or, une langue par elle-même ne peut rien faire. Les questions qui se posent sont dès lors les suivantes : une langue peut-elle réellement en assassiner ou en tuer d'autres ? Comment la langue française peut-elle avoir été « l'assassin » du breton ou de l'occitan ? Le français est-il « responsable de la disparition des langues régionales », comme il est écrit dans Bretons ? Les langues sont d'abord un moyen de communication, et ce sont les locuteurs eux-mêmes, d'une part, ou les institutions (en tant que prescripteurs), d'autre part, qui font des choix conscients ou inconscients quant à leur usage.

Ces choix, parfois imposés, sont à effet immédiat ou différé. Un individu, s'il se trouve dans une situation de nécessité ou s'il en a le désir, s'il en a enfin la capacité même approximative, peut choisir dans l'instant de s'adresser à un interlocuteur de rencontre dans une autre langue que la sienne, puis d'en faire ou non une habitude. Une institution peut quant à elle prescrire, par exemple, de scolariser tous les enfants dans une autre langue que leur langue première. C'est ce qui s'est passé ans le cas du breton et des autres langues de France, mais ce n'est que par des effets en cascade que les conséquences de ces prescriptions se sont fait progressivement sentir sur les pratiques linguistiques bien des années plus tard, dans un processus qui a été très lent jusqu'à tout récemment et qui ensuite s'est accéléré. Bien que se trouvant dans une position tendanciellement dominante, la langue française en elle-même n'y est pas pour grand-chose, si ce n'est par le prestige qui a construit son attractivité et qui lui a permis d'attirer vers elle des locuteurs d'autres langues en France et dans le monde.

Une métaphore inappropriée

Rey dans Bretons 2

Dans cette affaire, on peut certes incriminer la Révolution française, l'Éducation nationale, des personnalités historiques telles que Jules Ferry, le pouvoir central ou encore « l'État jacobin unificateur » – et Alain Rey y consent en trois mots sibyllins en réponse à une question qui lui est posée, tout en précisant que « cela date de très longtemps ». Mais fallait-il donc user de termes comme « assassin » pour qualifier la substitution d'ailleurs inachevée d'une langue à une autre ? Un assassinat équivaut à un meurtre, et il suffit généralement d'assez peu de temps pour en commettre un, même s'il a été prémédité : de plus, il est en général à effet immédiat. L'expression « gros assassin » paraît inappropriée pour évoquer des siècles d'histoire des langues de France. Si le français avait assassiné le breton pour de vrai, personne ne le parlerait plus aujourd'hui et il serait depuis longtemps une langue morte. 

Ce n'est pas encore le cas. L'UNESCO le classe parmi les langues sérieusement en danger. Dans l’esprit des linguistes, le concept concerne le plus souvent des langues peu ou pas décrites et des langues de tradition orale, dont les derniers locuteurs disparaissent les uns après les autres[5]. Mais il fait toujours partie des 1 100 et quelques langues au monde (sur plus de 6 000) parlées par plus de 100 000 locuteurs. Il n'est certes plus qu'un moyen de communication occasionnel pour la plupart de ceux qui le savent, et le nombre de locuteurs a dramatiquement diminué de 85 % depuis le milieu du XXe siècle[6]. Le taux de locuteurs parmi les moins de 40 ans est aujourd'hui très bas. 17 000 élèves fréquentent les filières bilingues, mais ils ne représentent qu'un faible pourcentage de la population scolaire de l'académie.

Une posture de substantialisation ne fait qu'ajouter à la confusion et ne contribue guère à la compréhension des évolutions qui se sont effectivement produites depuis deux siècles au détriment des langues minorées. Je le dis et l'écris depuis longtemps : si la pratique du breton est à ce point en régression, ce ne peut pas être pour une seule raison, mais sous l'effet de facteurs multiples et convergents[7]. Et parmi ces derniers, l'économique a autant, sinon plus d'importance que le politique[8]. Mine de rien, Alain Rey en est lui-même bien conscient quand il s'exprime dans le magazine  "Bretons". Lisons-le attentivement :

  • « Avec le développement des transports, du chemin de fer, de l'école, le français, dit-il, a progressivement remplacé les langues régionales ».
  • « Les Vietnamiens préfèrent apprendre l'anglais que le français pour des raisons économiques ! »
  • « L'anglais n'est jamais que la marque de la prépondérance politique, économique, financière et militaire des États-Unis ».

Soit. Mais si ces intuitions sont fondées, pourquoi mettre en avant un assassinat linguistique ? Le terme est peut-être utilisé ici dans une acception métaphorique, mais la métaphore est inappropriée.

Deux ou trois autres choses sur le nouveau Dictionnaire historique

Rey coffret bleu

L'entrée breton est identique à celle des éditions précédentes, si ce n'est un ajout qui a ravi Hervé Lossec[9] : le dérivé bretonnisme fait son entrée aussi dans le nouveau Dictionnaire historique. Par contre l'article encyclopédique concernant le breton, signé Alain Rey, n'a subi aucune mise à jour alors que les plus récentes références bibliographiques remontent à 1992. Les acquis de la recherche sont pourtant considérables depuis cette date en histoire, en linguistique comme en sociolinguistique.

Parmi les auteurs cités ayant collaboré à la rédaction d'articles encyclopédiques figure toujours un certain G. Pinault, décédé, qui signe effectivement une longue contribution sur les langues indo-européennes et une autre plus réduite sur les langues celtiques. Georges Pinault (1928-2000) n'est pas tout à fait un inconnu en Bretagne, puisqu'il est né à Saint-Malo et qu'il a été publié sous le pseudonyme de Goulven Pennaod dans des revues de langue bretonne telles que Al Liamm, Preder, Hor Yezh. Il était par ailleurs un zélote des théories nazies et un admirateur d'Hitler et fréquentait les milieux nationalistes d'extrême-droite.

Alors que l'édition de 1998 en format poche était proposée sous coffret rouge en trois volumes, la nouvelle édition l'est en deux volumes grand format de couleur bleue. Le texte en est beaucoup plus lisible. L'intérêt du dictionnaire est qu'il fournit pour chaque entrée la première occurrence d'un terme et les suivantes, ses origines, son histoire, les dérivations auxquelles il a donné lieu.

Les notes de cet article

  • [1] Maywenn Raynaudon-Kerzerho, Alain Rey : Le français a assassiné le breton. Bretons, n° 129, mars 2017, p. 14-16, ill. Deux mois plus tard, lajournaliste est revenue sur le déclin « fulgurant » qu'a connu la pratique sociale du breton au cours du XXe siècle, en s'appuyant sur les analyses convergentes de l'auteur du présent article et du linguiste Lukian Kergoat : Maywenn Raynaudon-Kerzerho, Pourquoi les Bretons ont-ils arrêté de parler breton ? Bretons, n° 131, mai 2017, p. 34-37, ill.
  • [2] Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française. Nouvelle édition augmentée. Éd. Le Robert, octobre 2016, 2 808 pages. Appli

    BSAF 2017-2

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  • [3] Alain Rey, Dictionnaire historique…, op. cit., édition de 1998, p. 1453.
  • [4] Alain Rey, Dictionnaire historique…, op. cit., édition de 1998, p. 1497.
  • [5] Colette Grinevald, Michel Bert, Linguistique de terrain sur les langues en danger. Locuteurs et linguistes. Faits de langues, n° 35-36, éd. Ophrys, 2010.
  • [6] Fañch Broudic, Parler le breton au XXIe siècle. Brest, Emgleo Breiz, 2009.
  • [7] Fañch Broudic, Analyse de la substitution, in La pratique du breton de l'Ancien régime à nos jours. Presses universitaires de Rennes, 1995, p. 353-450.
  • [8] Fañch Broudic, Économie et langue bretonne : un rôle déterminant deux fois ? La Bretagne linguistique, n° 19, p. 153-203, ill.
  • [9] Auteur de best-sellers sur les bretonnismes, parus aux éditions Skol Vreizh.

Lire ou relire cet article dans le Bulletin de la Société archéologique du Finistère, tome CXLV, année 2017, p. 313-316.

Commentaires
Le blog "langue-bretonne.org"
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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