Le bourg de Saint-Tréphine, dans le sud-ouest des Côtes-d'Armor, n'avait sans doute jamais connu une telle affluence à l'occasion d'obsèques, quelque 300 personnes dans l'église, un millier à l'extérieur. C'était mardi dernier, pour celles de Yann-Fañch Kemener, chanteur breton assurément, de Basse-Bretagne plus précisément, chanteur universel aussi, natif de la commune. Tous étaient venus l'accompagner pour son dernier voyage et entourer son compagnon, sa famille, ses proches.
S'étaient déplacés ses amis chanteurs et musiciens, ceux de la période des débuts comme ceux qui l'accompagnaient sur scène ou pour ses CD ces derniers temps, mais aussi des élus, d'innombrables représentants du monde associatif et de celui de la culture, des bretonnants connus ou inconnus, des croyants et des agnostiques, des traditionalistes, des libertaires, ceux qui assistaient à ses concerts comme ceux qui le suivaient à la radio ou à la télé, ses voisins de Sainte-Tréphine, de Saint-Igeaux, de Tréméven….
Comme tous les grands artistes, Yann-Fañch Kemener était un fédérateur. Il a été l'un des plus grands collecteurs et interprètes de gwerziou et de chants à danser de la seconde moitié du XXe siècle et a fait entrer le patrimoine oral dans la modernité. Il a été un révélateur au sens propre du terme, et un transmetteur : sa disparition coïncide avec la sortie du livre-CD de Marcel Guilloux qui dit, tout en ayant été son aîné, avoir beaucoup appris de lui. Lui-même avait sorti il y a juste quelques semaines ce qui sera son dernier double CD, "Roudennoù Traces" en hommage à la poésie bretonne.
Yann-Fañch était aussi un homme de convictions : ce n'est pas par hasard qu'il a choisi de monter des spectacles autour de la poésie d'Armand Robin et de celle de Yann-Ber Kalloc'h, des essais du philosophe Émile Masson ou encore de la correspondance inédite de son oncle, Julien Joa, mort pour la France lors de la guerre de 14. Il avait pu faire des études jusqu'au lycée professionnel, ce qui était déjà beaucoup, lorsqu'on était issu d'une famille de peu de moyens. Mais il maîtrisait toutes les nuances du breton et les divers éléments constitutifs de la culture bretonne. Il témoignait d'une claire conscience du devenir de sa langue première : alors qu'à ses débuts, son public – en Basse-Bretagne du moins - comprenait les chants qu'il interprétait, à un moment donné, ça n'avait plus été le cas, et ça le travaillait.
Sa dépouille a été accueillie dans l'enclos de la petite église de Sainte-Tréphine par l'abbé Guillaume Caous, curé de Tréguier, entouré de diacres, dont l'écrivain Jef Philippe. La Kerlenn de Pontivy en tenue a accompagné le cheminement du catafalque en musique jusqu'à l'entrée de l'église. Comme il est d'usage, le cercueil, sans le moindre signe ostentatoire ni drapeau, a trouvé place devant le chœur, juste entouré de fleurs.
C'est aussi l'abbé Caous, prêtre bretonnant originaire de Ploubaznalec, qui a célébré la messe d'enterrement et prononcé l'homélie. L'office s'est déroulé presque intégralement en breton, à l'exception des incontournables chants en latin et de certaines prières en français. La cérémonie était animée notamment par Anne Auffret, Annie Ebrel, Erik Meneteau, tous très proches de Yann-Fañch Kemener, par la camerata de Sainte-Anne-d'Auray ainsi qu'un chœur d'hommes, également musiciens. On en a entendu d'autres encore, ceux de Barzaz, le premier groupe formé par Yann-Fañch Kemener, mais aussi le violoncelliste Aldo Ripoche qui l'aura accompagné pendant une douzaine d'années…
Si les cantiques traditionnels du répertoire religieux breton (Salud dah iliz ma farrouz, Jezuz pegen braz eo…) tout comme le Pater noster étaient repris à l'unisson par l'assistance, les formules de réponses en breton aux diverses lectures ne semblent pas être connues. Un livret de huit pages assez original était mis à la disposition des fidèles dans l'église, reproduisant en breton les textes des cantiques (que presque tout le monde connaît) et en français ceux de la lecture et de l'Évangile (qui étaient lus en breton). Une adaptation assez pragmatique à la diglossie.
Le maire de Sainte-Tréphine, Georges Galardon, a rappelé combien Sainte-Tréphine, où il a passé sa petite enfance, était pour Yann-Fañch Kemener "son centre du monde" et la langue bretonne "sa raison de vivre. L’artiste survivra, a-t-il ajouté, mais l’être va nous manquer".
Jean-Michel Le Boulanger est intervenu à son tour en tant que vice-président du Conseil régional de Bretagne, mais aussi en raison de sa grande proximité personnelle avec le chanteur. Extrêmement ému, lyrique, la voix nouée, le ton grave, il a fait l'éloge de Yann-Fañch Kemener, magnifié ses origines et sa destinée. Extraits :
- "En ce pays qui est le tien et que nous appelons Bretagne, tu es un prince. Toi, Yann-Fañch, fils de roi, fils de pauvres, fils de Maria Joua et d’Emmanuel Quemener, tu es d’ici, de Sainte-Tréphine, d’un vieux clan, d’une vieille terre. »
- "Tous ces chants, cet humus, la gwerz de Skolvan, tous ces poèmes, ces pépites, ces cantiques, ils t'ont contruit autant que tu les as polis et célébrés. Tu étais une Bretagne immémoriale."
- "Artiste, voix de Bretagne, tu es aussi citoyen. La terre de Saint-Tréphyne était rouge, rouge vif, quand tu es né. Et ta famille marquée, profondément marquée par la pauvreté et les drames. Toujours tu as été engagé dans les combats de la liberté. Liberté pour nos langues, grand combat de ta vie. Les langues des pauvres gens."
- "Tu étais un passeur aussi, un passant qui passe le témoin de l'histoire. Ce témoin qu'il a reçu de ses maîtres avant d'être maître à son tour. Tu as été un maillon d'une longue chaîne. La transmission a été pour toi une très grande affaire. Les chants populaires ont traversé les siècles, tu les as reçus, tu les as enseignés, tu as eu des élèves nombreux, avec eux tu as été exigeant et bienveillant à la fois, et ces chants reçus jadis prospéreront demain, loin dans le siècle à nouveau… Grâce à cette chaîne, la Bretagne ne cessera d'être la Bretagne. Et les vents de l'Arrée chanteront longtemps tes complaintes, Yann-Fañch Kemener. Tu peux maintenant rejoindre ta maman qui t'aimait tant."
On regrettera qu'au-delà de l'hommage religieux et musical, un éloge ne lui ait pas été adressé en breton aussi à ce moment, comme quoi ce n'est pas un automatisme, on n'y pense pas. Quand on voit le documentaire (en version bretonne ou sous-titrée) que vient de lui consacrer Ronan Hirrien sur France 3, avec un Kemener tour à tour souriant, espiègle, concentré, tout simplement serein en dépit de la maladie, on perçoit tout au long du film la densité de sa relation à cette langue qui fut la sienne avant tout autre, qui est celle dans laquelle il a exprimé ses émotions, sa perception de la vie, .
Si ce film est le dernier tourné de son vivant sur lui et avec lui, je ne peux manquer de faire écho au tout premier portrait télévisé que Marie Kermarec et Fañch Tager avaient consacré au jeune collecteur de chants traditionnels qu'il était et loin d'être aussi connu qu'il le sera par la suite, l'année même de ses vingt ans. Il avait été diffusé sur FR3 il y a longtemps, le 4 mars 1978, dans la série Breiz o veva [La Bretagne vivante]. Entre-temps, le chanteur a fait le chemin que l'on sait.
La cérémonie religieuse, chargée d'émotion, d'une belle sincérité, a duré aussi longtemps qu'une grand-messe à l'ancienne. Puis ce fut au tour de tous ceux qui avaient assisté aux obsèques de défiler devant le catafalque pour dire un dernier adieu à Yann-Fañch : les derniers ont dû patienter près d'une heure avant de pouvoir y accéder. Le chanteur a été inhumé au cimetière de Sainte-Tréphine.
À l'exemple de Patricia Riou, Yvon Le Men et Philippe Guégan qui ont lu en son honneur des passages de "Solo", le dernier poème écrit par Xavier Grall avant sa mort en décembre 1981, je reproduis ci-après des extraits de la traduction en breton du poème par Naig Rozmor, qui avait été éditée en 2007 aux éditions Emgleo Breiz avec une préface de Claude Chapalain.
- Aotrou Doue, me eo
- Emaon o tond euz Breiz-Izel
- O va bagig koant
- E-touez bleuniou glaz ha delfined
- Gand he mogidell damrusoh
- Eged toennou Bro-Spagn.
- Emaon o tond euz eur vro a vartoloded
- Du-hont, war an houl, ema an huñvreou o verdei
- Daved inizi al levenez
- E-kreiz mor braz an hanternoz
- Emaon o tond euz eur vro a zonerien
- Ganto joa, kounnar pe geuz a yud en aveliou
- Dre henou digor ar perzier-mor.
- Emaon o tond euz eur vro gristen
- Va Galile al lennou hag ar balan
- Aachantourez an durzunell
- E kaniennou miz Ebrel
- […]
- Solo
- Va beuzadennou, solo va difronkadennou
- Heja 'ran violoñsou bruzunet war va haranteziou maro
- Va bigi distroet war o sklank, a speg ouroulerien
- Ouz ar glahar bouzar goustadig ouz va zamma.
- Solo
- Solo pedennou birvidig
- A-wechou e c'hoarvez ganen pedi en ilizou maro
- Itron Varia ar varzed, Mamm an Atlanted
- Truez evid al lestr dre lien kollet
- En tu all d'al lehiou disliou.
- Solo
- Solo va bloaveziou o tremen
- Sacherien ha muzikerien a zilez ar bourziadou
- Va ene eo ar Vari-Vorgan-ze
- Dedennet gand ar gwin hag ar rhum mogedet
- Solo
- Solo va zoñjou klemmuz
- Muzik tehet, kaniri êt da get
- Pep tra a dremen er reverziou feulz
- Ar meurvor a gustum hilligad ar pianoiou
- Dirag reier ar hi.
- Le film de Ronan Hirrien sur Yann-Fañch Kemener "Tremen en ur ganañ" peut être visionné en replay, en VO ou en VOST, sur le site de France 3 Bretagne. Trois vidéos de 30 à 45' des entretiens du journaliste avec le chanteur sont également proposées en bonus sur la même page de la télévision régionale. Incontournable.
- Le texte de l'hommage de Jean-Michel Le Boulanger à Yann-Fañch Kemener peut être consulté sur le site de Bretagne prospective.
- La captation sonore intégrale (durée : 2h52) de ses obsèques par le Centre de recherche historique du Léon peut être écoutée sur son site ou sur celui de l'hébergeur.
- Des vidéos et diverses informations sur le site de l'Agence Bretagne presse.
- Une restitution des obsèques a été mise en ligne sur le très catholique blog Ar gedour, qui se place dans le sillage de "Feiz ha Breizh" et se demande en la circonstance (ingénument ?) si ceux qui se sont éloignés de l'Église ne l'auraient pas fait "parce que la langue bretonne a été laissée de côté dans nos paroisses." Sur ce point-là, le rédacteur du blog n'est clairement pas au fait des acquis de la recherche.
- Un commentaire en ligne sur ABP de Jean Bescond, spécialiste d'Armand Robin et critique à la revue Spered gouez [Esprit sauvage], dans lequel il révèle les rêves secrets et les vrais rêves de Yann-Fañch Kemener de monter un spectacle à partir du "Temps qu'il fait" du poète, et comment il avait improvisé des lectures de Robin lors d'un week-end organisé en 2007 par le club anarchiste Liberterre de Pontivy. Essentiel.
Sur ce blog, voir les autres posts déjà en ligne :
- Yann-Fañch Kemener à la Maison de la poésie
- Les petites phrases de Yann-Fañch Kemener
- Filande et Bretagne : la transmission dun chant traditionnel
- Du cœur aux lèvres, mélanges offerts à Donatien Laurent
- Le devenir de la culture
- Marcel Guilloux et les siens
- Didier : bravo !
- L'inauguration du granite d'Anjela Duval
YFK : très bel article sur ton blog, le plus complet que j'ai lu.