Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog "langue-bretonne.org"
22 septembre 2018

Guerre d'Algérie : le vécu d'une quasi-veuve

 anne guillou 2016 - 3

Anne Guillou est reconnue comme sociologue et comme écrivain. Elle est bien connue pour sa sensibilité et la finesse de ses analyses, pour sa qualité d’expression et d’écriture, pour ses engagements aussi. Elle s’est d'abord fait connaître par son ouvrage "Les femmes, la terre, l'argent", sur les agricultrices de Guiclan en 1990. Si elle a aussi vécu au Bénin, le Léon est son territoire d'élection, comme celui de Mikael Madeg, mais d'une manière totalement différente. 

Elle a scruté la mémoire sociale de ses contemporains, écrit des nouvelles, du théâtre, des romans. Elle a pris sa part dans le débat public, contestant les thèses qui ont prévalu quelque temps sur le matriarcat breton, avec lesquelles elle a voulu "en finir" une fois pour toutes.

Je n'ai pas tout lu d'Anne Guillou, loin de là, mais son nouveau livre, "Une embuscade dans les Aurès", me paraît le plus personnel et le plus intime qu'elle ait jamais publié. Elle le présente comme un récit, un retour sur un vécu qu'elle avait évacué de ses pensées et de ses journées pendant près de soixante ans. Ce livre raconte le drame qui avait brisé sa vie de jeune fille. C'est aussi, en filigrane, l'histoire exemplaire d'une reconstruction et d'un épanouissement. 

Il s'inscrit dans une actualité forte autour de la guerre d'Algérie qui ne cesse de nous interroger et de nous tourmenter, au moment où le Président de la République en personne vient de reconnaître la responsabilité de l'État dans la disparition de Maurice Audin et de décider de l'ouverture des archives sur tous les morts de ce conflit. Ce jeune mathématicien communiste avait été arrêté, puis torturé par des parachutistes du général Massu en 1957 en raison de son action de soutien au FLN algérien : on n'en a depuis jamais retrouvé la trace.

Les guerres destructrices

On ne le réalise plus très bien aujourd'hui, et c'est sans doute la raison pour laquelle, dès le début de ce livre, Anne Guillou rappelle à quel point les familles et les populations ont été affectées par les guerres dans une large moitié du XXe siècle, disons de 1914 aux années 1960 : les tués, les blessés et les violentés de la Première comme de la Seconde Guerre mondiale, jusque dans sa propre famille et dans son voisinage immédiat. Les dégâts collatéraux aussi, si l'on peut dire, les veuves et toutes les jeunes femmes qui ne trouvèrent pas à se marier ou à se remarier. À Guiclan comme partout, la guerre rôdait en permanence dans tous les esprits. 

L'auteure tend à en parler comme d'une fatalité - c'est ainsi qu'elle était perçue, de fait, par la société de l'époque - quand d'autres auteurs la décrivent désormais comme un véritable trauma, je pense par exemple à Jean-Yves Broudic dans son travail sur le suicide. Elle rejoint, par contre, le même auteur sur un autre point, quand elle explique comment, dès le début de sa scolarité, elle s'est initiée sans difficulté apparente et même "avec plaisir à cette langue étrangère" qu'était pour elle le français, alors que le breton était la langue d'usage au sein de la famille et qu'il fut sa langue première.

Elle, c'est la guerre d'Algérie qui va la happer à son tour brutalement et lui faire subir par ricochet un traumatisme, véritablement. Ce n'est pas surprenant. À l'occasion de la disparition du philosophe et urbaniste Paul Virilio (dont je me souviens d'avoir vu dans une scénographie à 360° un film impressionnant sur les flux migratoires à travers le monde, à la Fondation Cartier il y a quelques années), Le Monde de ce 21 septembre rappelle sous la plume de Roger-Pol Droit comment le bombardement de la ville de Nantes en 1943 lui était apparu comme un traumatisme fondateur, lui faisant considérer que la disparition et la destruction constituent les traits dominants du XXe siècle. La guerre met en pièces les villes et les paysages, elle déchiquette aussi les corps et les esprits.

L'opportunité du baccalauréat

Dans la famille Riou, chez celle qui ne deviendra Anne Guillou que bien des années plus tard, on entendait aussi les bombardements de la dernière guerre. Mais on n'y lisait pas de journaux et tant qu'il n'y a pas eu l'électricité, on n'y entendait pas non plus la radio avant 1959 ! À peine terminée celle d'Indochine, une nouvelle guerre qui ne disait pas encore son nom se déclenche à son tour en Algérie à la Toussaint 1954. Les échos n'en parviennent qu'étouffés dans les campagnes du Léon, même si Le Télégramme relate alors les événements sans les censurer comme il le fera plus tard. Chez les Riou, pour ce qui est du tourbillon du monde ou même des soubresauts de la vie locale, "c'était le grand silence […]. On ne critiquait pas, on n'égratignait personne."

Anne Guillou-Riou (c'est ainsi qu'elle se présente discrètement en page 4 de couverture) avait été placée en internat à la fin du primaire, à 200 kilomètres de chez elle, dans un juvénat (et quand on sait ce qu'était un juvénat comme école de préparation aux vocations, ce n'est pas anodin pour la suite de son parcours), mais elle en est exclue quelques années plus tard. Elle fait de cet échec une opportunité, décide de poursuivre ses études jusqu'au baccalauréat et devient institutrice, dans le privé forcément. Dans le même temps, elle entame avec Raymond, un voisin juste un peu plus âgé qu'elle, "une idylle romanesque qui devait se transformer en un sentiment amoureux durable", signe que les familles n'interfèrent déjà plus dans l'arrangement des mariages. Tout va pour le mieux, puisqu'elle a un métier et que les fiançailles entre Anne et Raymond sont célébrées au printemps 1960.

Anne et Raymond-1

La vocation militaire de son fiancé

Si ce n'est que Raymond Messager a fait le choix d'une carrière militaire, alors que rien ne l'y prédisposait. Anne Guillou a reconstitué son itinéraire, parallèlement au sien. Bien qu'issu des classes populaires, il avait été brillamment reçu dès sa première tentative au concours de Saint-Cyr-Coëtquidan, promotion "Terre d'Afrique", 1957. Il en ressort deux ans plus tard avec partout des notes bien au-dessus de la moyenne, sauf en éducation et en savoir-vivre, ce qui dénotait ses origines paysannes. Il opte pour l'infanterie métropolitaine et rejoint l'école de Saint-Maixent. Six mois après ses fiançailles, le jeune sous-lieutenant reçoit son affectation : ce sera le poste militaire de T'Kout dans les Aurès, autrement dit en Algérie. Tout son entourage est forcément inquiet, sa famille et sa future belle-famille, sa fiancée bien sûr, sans trop oser le lui montrer. 

Car là-bas, la guerre sévit depuis déjà six ans. La situation est extrêmement tendue d'un bout à l'autre du pays et hors contrôle à vrai dire. Les risques sont partout. Le sous-officier Messager tombe effectivement sous les balles du FLN lors d'une embuscade avant même d'avoir rejoint sa première affectation : il n'aura passé que quelques jours sur le territoire algérien.

En rédigeant ce livre, Anne Guillou a oublié d'être sociologue : elle n'en livre pas moins un récit minutieux, mais pas ennuyeux, construit à partir de sources multiples : ses souvenirs, des correspondances, entretiens avec de multiples interlocuteurs, recherches dans la presse de l'époque et dans les archives, car tout ça elle sait le faire. Elle sait aussi en proposer une restitution convaincante, usant d'un art subtil de la digression et du flash-back pour mieux revenir toujours à son propos et ferrer son lecteur. Elle a même entrepris un voyage en Algérie comme le font maintenant beaucoup d'anciens appelés, pour s'imprégner de l'esprit des lieux et y rencontrer le fils d'un sous-lieutenant du FLN qui fut lui-même tué à l'automne 1960 près de Biskra. Cette guerre qu'on a longtemps refusé de considérer comme telle a fait, chacun le sait, des dizaines de milliers de victimes.

Anne Guillou-1

Un état de prostration

Trois semaines après avoir accompagné Raymond sur le quai de la gare, Anne entend arriver le maire et le recteur venant lui annoncer sa mort. Sur le coup, elle est dans le déni, avant d'éclater en sanglots pour plusieurs jours et d'entrer dans un long cycle de douleurs. À partir de là son récit, bien que distancié par le temps, devient poignant. Sous le choc, "quelque chose, écrit-elle, s'est déréglé dans [s]a tête." Autour d'elle, la parole des autres est parcimonieuse, on ne s'épanchait pas en ces temps-là dans son milieu. Il n'y a aucune assistance psychologique pour l'aider à surmonter les fragilités qui s'exacerbent en elle. Les obsèques du sous-lieutenant Messager avaient été une nouvelle épreuve. Petit à petit pourtant, c'est d'elle-même qu'elle en vient, elle toute pétrie d'éducation religieuse, à comprendre qu'il lui faut sortir de sa prostration.

Anne Guillou a décrypté plus tard, pour mieux s'en émanciper, le conservatisme du monde dans lequel elle vivait au temps de sa jeunesse et l'emprise de l'Église et d'un clergé omniprésent dans le Léon. Paradoxalement, ce sont deux prêtres qui vont l'aider à s'en remettre. Le recteur de la paroisse l'incite carrément, et alors que ses parents sont réticents, à reprendre ses études : après Brest, elle partira à la Sorbonne. C'est aussi un jeune aumônier qui la dissuade de s'enterrer au Carmel comme elle l'avait envisagé dans son désespoir.

Elle ne fourvoie donc pas en religion, mais entre en résilience. Elle retrouve progressivement le désir de vivre, surmonte sa honte d'avoir été amoureuse d'un disparu et choisit de ne plus être "une quasi-veuve" - un néologisme assurément pertinent que s'est forgée l'auteure pour signifier qu'on l'est sans en avoir le statut. Libérée des pesanteurs qui l'immobilisaient, elle assume résolument le parcours qu'elle a ensuite suivi, tant personnel en formant un nouveau couple qu'universitaire et professionnel : "Je serai seule désormais, mais je vivrai. J'y suis parvenue." Son témoignage est signe de l'énergie qu'elle y a mise sans réserve.

Anne Guillou Aurès livre

Un sujet rarement abordé ?

Voilà pourquoi il faut lire le témoignage d'Anne Guillou. D'autant que la guerre d'Algérie, dans la mémoire collective, ce sont les militaires, les appelés, les harkis, les pieds-noirs… Et les Algériens aussi, bien sûr. Mais jamais les veuves, encore moins les quasi-veuves, comme si elles n'avaient jamais existé. En faisant une recherche rapide sur internet, je n'ai repéré qu'un seul autre ouvrage qui n'oublie pas de leur donner la parole en même temps qu'aux anciens combattants d'Algérie, de Tunisie et du Maroc : ce sont celles du canton de Saint-Sauveur-Lendelin, en Normandie. Je me dis que des historiens doivent bien leur avoir consacré quelques pages dans leurs travaux, mais elles ne sont pas faciles à repérer d'emblée.

Il se pourrait donc bien qu'"Une embuscade dans les Aurès" soit étonnamment le premier récit à aborder cette thématique. Pour cette raison aussi, il mérite de rencontrer un large public, dans le Finistère, en Bretagne et ailleurs en France. Il y aurait même là matière à une belle émission de radio ainsi qu'à un documentaire TV.

Quelques mots cependant sur l'édition. La couverture est attrayante et le titre pertinent. Avec des interlignes distendus et des titres de chapitre qui n'en ont pas l'air, la mise en page l'est moins. Les nouveaux chapitres ne débutent pas toujours sur une page impaire. L'iconographie enfin aurait gagné à être mieux valorisée, y compris avec l'apport de la couleur quand ç'aurait été possible. Le livre se lit quand même avec un intense intérêt, puisque le texte est porteur et fluide.

Anne Guillou. Une embuscade dans les Aurès. Morlaix, Skol Vreizh, 2018, 215 p., ill. 15 €

  • Voir les dates des signatures et dédicaces d'Anne Guillou au cours des prochaines semaines sur le site de l'éditeur : https://www.skolvreizh.com/accueil  
  • Elle sera notamment présente à Carhaix les 27 et 28 octobre, lors du Festival du livre.

Les photos de ce post : DR

Commentaires
L
Ton commentaire, cher Fanch, donne vraiment envie de lire le récit d'Anne Guillou. <br /> <br /> Je suis frappé, au passage, par la proximité de thème entre ce livre et celui d'un de nos jeunes confrères reporter du Nouvel Obs, Jean Baptiste Naudet, qui dans son roman "La blessure" , sorti récemment chez Iconoclaste, raconte la douleur de sa mère, meurtrie, jusqu'à la folie, par le deuil d'un amour tué en Algérie.
Répondre
Le blog "langue-bretonne.org"
Le blog "langue-bretonne.org"

Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 755 684
Derniers commentaires
Archives