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Ça n'a pas raté. Quand j'ai lu l'interview de Pierre Maille, samedi 5 janvier, dans l'édition finistérienne de Ouest-France et que j'ai pris connaissance de ses déclarations sur la langue bretonne, je me suis dit qu'elles susciteraient sans doute des réactions. En fait, il y a surtout eu celle de Charlie Grall, qu'on a pu lire dès le lundi 7 au matin sur les sites d'infos estampillés "bretons", et le lendemain dans le quotidien Ouest-France, toujours en page Finistère. Á son tour, la prise de position du militant breton a déclenché une avalanche de commentaires tant sur "Seizh.infos" que sur le site de l'ABP. Confrontons les positions de l'un et de l'autre à l'analyse.

La position clairement affirmée de Pierre Maille

L'interview accordée par le président du Conseil général du Finistère à Christian Gouérou s'étend sur toute une page de Ouest-France. Elle aborde de très nombreux sujets : l'action de la gauche depuis les dernières élections, la marge de manœuvre limitée des Conseils généraux et leur besoin d'autonomie financière, la décentralisation et l'aménagement du territoire, les infrastructures (Notre-Dame-des-Landes, le TGV), la situation économique et les nouveaux enjeux politiques…

Une question a également été posée à Pierre Maille sur la langue bretonne : le département du Finistère pourrait-il en faire plus ? Sa réponse tient en 22 lignes et énonce en premier lieu ce qui s'apparente à des constats :

  • les locuteurs natifs sont en voie de disparition
  • c'est une langue qui a déjà disparu en tant que langue d'usage, à part pour un nombre réduit de locuteurs
  • c'est un patrimoine collectif.

Tout en précisant que le département du Finistère consacre un budget annuel de 2 millions d'euros à la langue bretonne, P. Maille définit ensuite les termes de l'alternative :

  • Ou bien la maintenir […], au moins faire de l'initiation et de l'enseignement, maintenir une présence dans l'espace publique (sic)
  • Ou bien en faire une langue d'usage comme le catalan ou le gallois.

Vient ensuite la prise de position :

  • Moi, clairement, je dis que nous ne sommes pas dans l'objectif de la langue d'usage.

Et enfin l'explication :

  • Cela demanderait des moyens énormes, en communication, média, etc. 

La dichotomie grallienne

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Ce sont donc ces propos qui ont fait bondir Charlie Grall. On ne peut pas dire qu'il est un inconnu, puisqu'il a souvent fait la une de l'actualité. Suivant les médias, on le présente cette fois comme "le militant breton de Carhaix", un responsable de "Emglev Bro Karaez" (L'entente culturelle du pays de Carhaix), le responsable de la rédaction de la revue "Spered Gouez / L'esprit sauvage". On le dit également poète et critique. Critique, il l'est assurément, dans sa réaction aux propos de P. Maille : la charge est virulente. Le vocabulaire est tour à tour sanguinolent, guerrier, compassionnel. Qu'on en juge :

  • un coup de poignard supplémentaire à la langue bretonne et à son avenir
  • une déclaration de guerre contre ceux qui espèrent encore une reconquête linguistique en Bretagne
  • un profond mépris
  • un simple accompagnement thérapeutique de fin de vie
  • c'est niet et deux fois niet
  • le permis d'inhumer ad vitam aeternam de la langue bretonne
  • le maintenir [l'Emsav] sous perfusion en attendant… la mort ?

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Il n'est pas si courant que la langue bretonne fasse à un tel degré l'objet d'une entreprise de réification et de substantialisation. En l'occurrence, on ne parle plus des bretonnants : il n'est question que de la langue bretonne en soi. Éventuellement, de "ceux qui depuis des dizaines d'années se battent pour [la] promouvoir". La dichotomie grallienne (au risque de surprendre l'intéressé, je me permets d'avancer ce qualificatif dans la mesure où il est symptomatique d'une vision du monde breton) oppose en effet "des hommes et des femmes [qui] ont donné de leur temps, de leur argent, de leur énergie… pour créer des écoles Diwan" (et ceci est indubitable) et ceux (en l'occurrence, cette fois, des élus ou plus précisément l'un d'entr'eux) qui n'imagineraient que d'accompagner tranquillement ou symboliquement la mort lente du breton (on est toujours dans la réification) et qui refuseraient d'envisager à son profit toute "possibilité salvatrice". Les uns voudraient qu'il "devienne véritablement une langue de communication et d'usage socialement ancrée". Pour les autres, une telle perspective serait, aux dires de Charlie, "insupportable".

Quelle place pour le breton dans la société ?

Et si, au-delà de l'anathème, "le" militant breton de Carhaix ne disait finalement pas la même chose que le président du Conseil général du Finistère ? Relisons attentivement ce que disent l'un et l'autre :

  • aux yeux de Charlie Grall, il faudrait en effet que le breton "devienne véritablement une langue de communication et d'usage, etc." S'il faut qu'il le "devienne véritablement", c'est qu'il ne l'est pas. Ou qu'il ne l'est plus : il aurait d'ailleurs été plus juste d'écrire qu'il le "re-devienne". Il n'y a quand même pas si longtemps (à peu près deux générations) que le breton était la langue qu'en Basse-Bretagne tout le monde (ou presque) parlait couramment au quotidien aussi bien chez le garagiste que chez le notaire et sur les marchés.
  • Pierre Maille considère pour sa part que la langue a déjà disparu "en tant que langue d'usage". S'il s'était contenté d'affirmer qu'elle a "déjà disparu", je n'aurais pas été d'accord. Je ne sais pas si, pour déclarer qu'elle n'est plus langue d'usage, il s'appuie sur les résultats du dernier sondage que j'ai réalisé avec le concours de TMO Régions. Mais si 170 000 personnes savent toujours le breton en Basse-Bretagne et 30 000 en Haute-Bretagne, il est bien vrai que son usage au quotidien n'est plus le fait que de 35 000 personnes. Et même si 15 000 élèves fréquentent aujourd'hui les classes bilingues, chacun sait que les trois-quarts des locuteurs ont désormais plus de 60 ans.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y a rien à faire pour favoriser la pratique du breton ou pour le faire bénéficier d'un statut qu'il n'a pas obtenu à ce jour. Pour que le breton "puisse trouver toute sa place dans la société", faut-il ou suffirait-il qu'il y ait plus de médias et notamment une télévision contribuant à la reconquête linguistique ? Charlie Grall en est convaincu. Pierre Maille considère que le coût en serait prohibitif. Le Conseil régional, sans en faire un engagement formel (dans le Plan d'actualisation de la politique linguistique qu'il a voté en 2012), n'en estime pas moins qu'une chaîne régionale de plein exercice "devrait" être créée en Bretagne et qu'elle "devrait" être bilingue. Il n'y a pas d'unanimité sur la question et tous les Bretons n'ont pas exactement la même approche d'un sujet qui se révèle d'une bien plus grande complexité qu'on veut bien le dire. Le sujet fait donc débat, et il ne s'impose pas d'user d'un vocabulaire extrême ou stigmatisant pour en traiter. On aura sûrement l'occasion d'en reparler en 2013.

La supposée léthargie de l'Emsav

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Ce qui est bizarre, c'est que Charlie Grall, pour ce qui est de l'usage du breton, est confronté au même dilemme que tout le monde, en tout cas à celui de tout bretonnant au début du XXIe siècle. Alors qu'il s'affiche comme un partisan résolu de "la reconquête linguistique", lui, bretonnant, se lance dans cette polémique à propos de la langue bretonne par un texte qu'il a rédigé en français. C'était de toute évidence le meilleur moyen de lui assurer de l'audience. Ce texte, il l'a ensuite… fait traduire en breton. Alors que de nouveaux commentaires s'ajoutent tous les jours au bas de la VF de son texte, il n'y en a toujours aucun sous la VB.

Ce que j'aimerais comprendre par ailleurs, c'est l'objectif que poursuit exactement Charlie Grall. Son positionnement ne se situerait-il pas dans la continuité de tout un pan du mouvement breton traditionnel, dont beaucoup ont tenu à se démarquer ? Car il est limite hors-jeu lorsqu'il fait subrepticement remarquer que Pierre Maille est "originaire de Fréjus" (et certains commentaires sur les sites d'infos en rajoutent allègrement sur ce thème), comme s'il n'était pas un élu du suffrage universel dans le Finistère et comme si - pour ceux qui sont originaires d'au-delà du Couesnon ou de la Loire - "le droit du cœur" ne prévalait plus par rapport au "droit du sol". Il tire à boulets rouges sur "les" socialistes, ce qui est son droit le plus strict de citoyen, mais aussi sur les autres militants culturels et politiques bretons (ceux de l'UDB sont nommément cités), accusés pêle-mêle de clientélisme, de se taire et de s'endormir.

Ne resterait donc que lui, le preux chevalier Charlie, dont l'ambition n'est rien moins que de "faire sortir l'Emsav de sa léthargie". Mais l'Emsav n'est plus ce qu'il était, ou ne correspond plus à l'idée que s'en fait Charlie Grall. Comment va-t-il pouvoir réaliser l'unité nationale à laquelle il semble rêver ? Et pour quelle finalité ? Il ne l'explicite pas vraiment.