Priziou 2022.2 : de l’émotion et des questions
Ce sont Goulwena an Henaff et Yann-Herle Gourves qui ont assuré la présentation de la cérémonie des Priziou au Quai 9 de Lanester cette année, je ne vous l’avais même pas dit dans le message précédent. C’est devenu pour eux un rituel dont ils ne se lassent pas. Goulwena a eu l’opportunité de le dire : elle l’a présentée 22 fois alors qu’on en est la 25e année des Priziou. Autant dire qu’elle le fait depuis les débuts, ou presque. C’est un record qui ne sera pas facile à battre et qu’elle a encore le temps de conforter. Yann-Herle Gourves, dont le parcours n’est pas parallèle, le fait depuis moins longtemps, mais il se plaît lui aussi aux manettes de ce rendez-vous annuel. Tous deux sont habillés par le brodeur Pascal Jaouen dont on dit qu’il est iconoclaste et facétieux. Goulwena porte en outre les bijoux de la créatrice Héloïse Poirier. C’est classe, non ?
Toutes les photos de ce message : FB.
Sur la route de Youenn Gwernig
Tant qu’à y être j’ajoute que la réalisation était assurée par Avel Corre, qu’on ne voit pas en salle puisqu’il est bloqué quant à lui aux manettes du car-vidéo, avec le concours des personnels techniques de France 3.
Vous vous demandez peut-être ce que vient faire Youenn Gwernig dans la cérémonie des Priziou 2022, alors qu’il est décédé en 2006 ? Il avait d’ailleurs reçu le prix du meilleur livre pour son recueil bilingue breton/américain, « Un dornad plu » [Une poignée de plumes], lors des tout premiers Priziou à Lannion en 1997. En fait, la troupe Ar vro bagan bien connue lui a consacré un spectacle, suivi de la sortie d’un disque, qui reprend les chansons du poète et par ailleurs sculpteur, qui a longtemps vécu à New York, avant de revenir au pays et d’interpréter ses poèmes en chanson sur les routes de Bretagne et d’ailleurs.
Un groupe, qui tourne toujours, a été constitué à cet effet : il s’appelle tout simplement « War hent Youenn Gwernig » [Sur la route de Youenn Gwernig, allusion transparente à Kerouac qu’il a connu], composé de trois musiciens, Tangi Le Gall-Carré, Erwan Moal et Julien Stevenin, et de deux comédiens, Tangi Merien et Typhaine Corre qui, dans l’affaire, sont des chanteurs. Ce sont eux qui ont assuré — fort agréablement — l’animation de la soirée des Priziou, ainsi que l’avant-concert auquel ont eu droit les spectateurs présents dans la salle du Quai 9, à partir des classiques du poète, tels que « E-kreiz an noz [Au milieu de la nuit] » et « El Barrio [nom d’un quartier de New York] ». Nul doute que ces chansons seront égrenées ultérieurement dans l’émission Bali Breizh du dimanche matin. La voix de Tangi Merrien n’est évidemment pas celle de Youenn Gwernig, mais il en a la gravité. Je dirais même plus, il en a aussi la stature !
Six autres lauréats reçoivent le trophée tout blanc conçu par le graphiste designer Owen Poho
Et c’est France 3 Bretagne qui le décerne, alors que l’Office public de la langue bretonne leur remet un diplôme encadré et transmettra ultérieurement un chèque de 1 500 € au premier de chaque catégorie et un de 500 € à chacun dles 2es et 3es prix.
Association : Stmudi et Ti ar vro Gwnegamp
Dans la catégorie « Association », les deux premiers à le recevoir le trophée des mains de Tara Adeux, coordinatrice de cours de breton à Nantes, ont formé un duo pour mettre sur pied une formation aux métiers de la radio et au multimédia en langue bretonne qui se déroule au centre culturel « Ti ar vro » [La maison de pays] de Guingamp. Il s’agit de Ronan Hirrien, le président de Stumdi à Landerneau, et de Gael Roblin, animateur à Ti ar vro. La formation est actuellement dispensée à six stagiaires jusqu’en mai prochain et s’impose encore plus, ont-ils souligné, avec la généralisation prochaine de la RNT (Radio numérique terrestre).
Livre de fiction : Morlenn de Jorj Abhervé-Gwegen
Pour ce qui est du livre de fiction, Jorj Abherv-Gwegen est primé pour son roman « Morlenn » [Rade], paru aux éditions An Alarc’h. Cet auteur s’était fait connaître en 1975 par un essai en forme de réquisitoire sur « La langue bretonne face à ses oppresseurs ». Il écrit désormais des nouvelles sur le thème du voyage. « Morlenn » est son premier roman et il se déroule à Brest. L’écrivaine de langue française Anne Boquenet Carle de langue française, qui connaît le breton, lui a remis son prix.
Collectivité : Ti-embann ar skoliou (TES)
Savez-vous comment dit-on « logiciel » en breton ? L’emploi de ce terme s’est généralisé en français au fil du temps, quand les bretonnants pointus ont forgé celui de « arload ». Les éditions TES, qui publient depuis Saint-Brieuc du matériel pédagogique à destination des classes bilingues, se retrouvent un peu bizarrement dans la catégorie « Collectivités » où elles obtiennent le premier prix pour « Kiou », une application permettant aux tout-petits d’apprendre le breton en jouant.
Le directeur de l’Office public de la langue bretonne, Fulup Jakez, en se pressant lentement et avec une pointe d’humour, a remis le prix, non pas à Delphine Le Braz, la directrice de TES, qui ne pouvait se déplacer, mais en son nom à Anne Pouzerat. L’application, qui plaît beaucoup aux enfants, a été conçue initialement par la chaîne galloise et galloisante S4C et traduite en breton par Christiane Roudaut. Elle n’est pas si facile à localiser sur le site de l’éditeur, mais elle est disponible sur l’App Store et Google Play.
Création audiovisuelle : Dañsal dindan ar glav, de Goulwena an Henaff
La véritable séquence émotion des Priziou 2022 est advenue lors de l’annonce du premier prix de la catégorie création audiovisuelle. Le challenge était particulièrement élevé puisqu’étaient nominés les fictions de Nicolas Le Borgne, « Fin ar bed » [la fin du monde] saison 2, et de Soazig Daniellou, « Noz » [Nuit], et le 52’ de Goulwena an Henaff, Dañsal dindan ar glav [Danser sous la pluie], soit trois grosses productions la même année, ce n’est pas si courant. Les deux premiers ayant déà été primés pour leur fiction précédente, il était tout à fait plausible que le documentaire l’emporte d’autant plus que c’était le premier qu’a réalisé Goulwena. Au travers du portrait d’Hélène, il traite d’un sujet extrêmement sensible puisqu’il s’agit du cancer du sein. Le film a d’ailleurs connu un beau succès d’audience et de considération. Voir sur ce blog ce que j’en écris et la réaction du réalisateur Alain Gallet.
Goulwena avait été priée de quitter la scène au moment de l’annonce du prix : logique. Elle y est revenue quelques minutes plus tard sous les applaudissements de la salle pour recevoir le trophée des Priziou des mains de l’élégante Justine Morvan. Elle qui maîtrise sans souci la conduite des émissions qu’elle présente a raconté presque en larmes la genèse d’un film qu’elle n’avait jamais pensé tourner sur un sujet très personnel de surcroît. Il s’est imposé à elle dès qu’elle a eu connaissance de l’histoire bouleversante d’Hélène. C’est en raison de la force de son témoignage, dit-elle, qu’elle a pu tourner un film de vie, de bonheur et d’espoir.
Et c’est là qu’elle a fait ses comptes : en 22 ans d’antenne et de Priziou, elle a vu décerner près de 150 prix ! On peut souligner au passage que c’est un bilan impressionnant de la création multiforme en langue bretonne en presque un quart de siècle. Elle était donc très heureuse, a-t-elle déclaré, de recevoir le sien cette année. Oubliant de signaler qu’elle avait déjà partagé un prix spécial avec Riwal Kermarec en 2005 pour l’animation de l’émission Mouchig-dall ! On peut souligner à cette occasion qu’il y aurait un intérêt à travailler à la production d’autres documentaires de cette qualité en breton, comme on le fait beaucoup désormais sur toutes les chaînes et même au cinéma. La fiction, c’est bien et même très bien, quand c’est possible. Le docu l’est aussi.
Entreprise : Miltamm
Invité à présenter le lauréat dans la catégorie « entreprise », Edern Pérennou était lui aussi étonnamment ému et c’est d’une voix tremblante qu’il a insisté sur les succès que représente aujourd’hui à ses yeux la présence du breton dans l’enseignement, à l’Eurovision et maintenant dans les entreprises. La société Miltamm [Puzzle] a été primée pour ses formations aux métiers de la petite enfance en breton. Sa représentante, Virginie Pronost, ne pouvant se déplacer, avait transmis une vidéo dans laquelle elle insiste sur l’importance de disposer d’une équipe dynamique pour lancer un projet comme le sien.
Œuvre chantée en breton : Youn Kamm
Comment proclamer la meilleure œuvre chantée de l’année en breton, si ce n’est dans une tenue très « Breizh » aux couleurs blanc et noir du drapeau breton ? Madelyn Anne a appelé le chanteur et musicien Youn Kamm à la rejoindre sur la scène pour recevoir son prix. Lequel s’est lancé dans l’énumération de la très longue liste de tous ceux qui ont contribué à la réalisation de son nouveau projet « Treizh » [Passage]. Il m’a donc fallu que je me rende sur son site après coup pour apprendre qu’il se situe entre onirisme et chaleur d’une chanson pop-rock. Chez lui, « la matière musicale » s’inspire également de poèmes de Youenn Gwernig tels « Toull an nor » [L’embrasure de la porte] et « An diri dir » [L’escalier en acier]. Il est tendance en ce moment, Youenn Gwernig !
Pour connaître les brittophones de l’année et le coup de cœur du jury, respectivement Tifenn Merien et Brendan Guillouzic-Gouret d’une part et Paul Molac d’autre part, lui aussi ému et encore plus surpris, se reporter au message précédent.
Quelques commentaires et réflexions
Le coup de cœur à Paul Molac
Je voulais justement revenir sur le coup de cœur qui lui a été attribué, nous explique-t-on, pour « le combat qu’il mène en faveur de la langue bretonne au cœur de l’arène politique française ». Je n’ignore pas son engagement de longue date pour la langue qu’il a choisi d’apprendre, alors qu’il connaissait le gallo, et le français bien sûr : président de l’association de parents d’élèves « Div Yezh » [Deux langues], du Conseil culturel de Bretagne et maintenant de l’Office public de la langue bretonne. Mais s’il a pu mener ce combat « au cœur de l’arène politique française », il l’a fait parce qu’il est parlementaire (et il n'était pas le seul à en avoir pris l'initiative) et pas que pour le breton, mais pour toutes les langues régionales de la France métropolitaine. La nuance a son importance en l’occurrence.
Paul Molac a tenu à préciser qu’il ne savait pas qu’on allait lui remettre ce coup de cœur, on le croit. Il a reçu le trophée de France 3 en la présence sur la scène du seul Mael Gwenneg en tant que responsable des programmes en langue bretonne. Par ailleurs, c’est un jury indépendant qui désigne les lauréats, et donc le coup de cœur aussi, après en avoir délibéré. Pour autant, l’autre organisateur des Priziou aux côtés de France 3 est bien l’Office public de la langue bretonne, que préside Paul Molac depuis quelques mois. Sans compter que l’Office remet des prix sous forme de chèque aux lauréats des différentes catégories de Priziou au nom du Conseil régional de Bretagne qui le cofinance. Je ne dis pas qu’on est là dans le monde de l’entre-soi. Peut-être dans un microcosme ?
L’ombre de l’Eurovision
Tout autre chose : personne ne peut ignorer que le groupe Alvan & Ahez, qui vient de se constituer, va représenter la France à la finale de l’Eurovision à Turin, qui plus est avec une chanson en breton. On ne peut pas dire que c’est du jamais vu, puisque Dan ar Braz l’a déjà fait en 1996. Mais ça fait causer dans les chaumières et surtout dans les médias. Figurez-vous qu’on y a fait allusion trois ou quatre fois lors des Priziou à Lanester, Goulwena se mettant tout à coup à parler l’italien, comme si elle se trouvait à Turin. Le numéro d’avril du magazine Bretons fait encore plus fort et met le groupe à la une, avec un bon papier de Loeiza Alle sur cinq pages.
Oui, mais voilà, ce n’est pas sur France 3 que ça s’est passé la sélection, mais sur France 2. Et ce ne sont pas les Priziou qui ont révélé Alvan & Ahez et qui ont créé le buzz : j’ai repéré une centaine de références sur internet. Mais avez-vous vu ne serait-ce qu’une fois les lauréats des Priziou à la une de « Bretons » ? Ce n'est jamais arrivé. Disons que sur ce coup-là les Priziou se sont fait joliment doubler par l’Eurovision. Ils ne jouent pas tout à fait dans la même cour non plus.
Quel écho ont donc eu les Priziou cette année ?
Pour tenter de préserver son audience, France 3 Bretagne avait choisi d’imposer un strict embargo jusqu’après la première diffusion de la cérémonie sur son antenne, le lendemain jeudi à l’horaire tardif que l’on connaît, après 22 heures. Cet embargo concernait aussi bien la presse écrite que le public présent dans la salle du Quai 9 le soir même. Il a été respecté, il n’y a pas eu la moindre photo sur les réseaux sociaux dans les 24 heures qui ont suivi : c’est rarissime. Il sera intéressant de voir quel aura été l’effet sur les audiences.
Est-ce pour cette raison que, contrairement aux années précédentes, les quotidiens régionaux ont donné l’impression de bouder l’événement ? Le Télégramme s’est contenté de donner la liste des lauréats, sans le moindre commentaire. Ouest-France pour sa part s’est limité à un article en page locale de Lanester, sous un titre peu évocateur : « Les ambassadeurs de la Bretagne récompensés ». Ses autres lecteurs bretons n’en ont rien su, sauf à aller sur le site d’infos du journal.
Rectificatif. J’aurais peut-être dû tourner plusieurs fois ma plume dans l’encrier avant d’écrire le paragraphe ci-dessus. Car, cinq jours après l’événement, Ouest-France publie en page Bretagne ce lundi 28 mars un article dans lequel il mentionne l’ensemble des lauréats, non seulement les premiers prix, mais aussi tous ceux qui ont obtenu un deuxième ou un troisième prix. Mis à jour : 28/03/2022 09:31.
Deuxième rectificatif. Le Télégramme publie à son tour ce mardi 29 mars, en page Bretagne, la liste des lauréats (les premiers prix) des Priziou, qu'il présente cette fois comme le "rendez-vous incontournable des amoureux de la langue bretonne". Mis à jour 29/03/2022 09:58.
Il est vrai que nos journaux aiment bien avoir la primeur. Quand j’avais fait enregistrer une émission spéciale à Plozévet avec Pierre-Jakez Hélias pour ses 80 ans — ce à quoi personne n’avait pensé auparavant — Ouest-France avait trouvé le moyen de lui souhaiter dès le lendemain un bon anniversaire sur une demi-page. L’émission en breton, elle, ne devait être diffusée que le dimanche suivant…
Une situation intenable
Vingt-cinq après les premiers Priziou, il est peut-être temps de repenser leur fonctionnement. Ce pourrait être un beau chantier pour la nouvelle directrice de France 3 Bretagne, Laurence Bobiller, et pour l’équipe des émissions en breton. Ne serait-il pas possible, par exemple, de solliciter la participation des téléspectateurs, bretonnants ou pas d’ailleurs, pour sélectionner les lauréats dans certaines catégories tout au moins ? En s’appuyant sur les programmes habituels, mais aussi par des animations sur les réseaux ou par un site dédié…
Et pourquoi pas diffuser les Priziou en direct ? Ce serait un défi à multiples enjeux à relever. Mais il n’y aurait plus besoin de décréter d’embargo et France 3 se repositionnerait en temps réel au centre du jeu. Car de la manière dont cela se passe dans le paysage médiatique tel qu'on le connaît, la situation actuelle pourrait se révéler intenable.
Quelques brèves pour finir
- Un message de solidarité a été affiché en arrière-pan et adressé à l'Ukraine dès le début de la céremonie.
- Différentes informations ont été distillées à juste titre pendant la remise des prix, mais les présentateurs se sont parfois mués en prescripteurs.
- On a su que le jury avait lu dix livres avant de choisir les nominés, mais on n'a pas précisé combien ils ont écouté de disques ni combien de films ils ont visionné.
- Rappel : vous pouvez retrouver la liste PDF de tous les lauréats en VB en cliquant : Priziou__2022_VB
- Pour la VF : Priziou_2022_VF
- Et voici la composition du jury : Le_jury_en_VB_et_en_VF