Pierre-Jakez Hélias, par sa fille
Claudette Hélias n'avait jamais eu l'opportunité d'évoquer – du moins, publiquement - la mémoire de son père, depuis sa disparition en 1995. Elle vient de le faire dans la revue en langue bretonne Brud Nevez à l'occasion du centième anniversaire de sa naissance.
Tout comme celui de son frère (voir message précédent), son témoignage propose un nouveau regard, puisqu'il relève de son vécu et de l'intimité familiale, sur la personnalité de Pierre-Jakez Hélias, sur ce qui l'a marqué durant son enfance et sur sa vie d'écrivain. Il permet aussi de mieux comprendre le contexte et les comportements de l'époque concernant la langue bretonne, par exemple. Il fournit surtout quelques repères intéressants sur ce qu'est et sur ce que n'est pas Le Cheval d'orgueil et sur l'audience réelle d'un ouvrage qui reste l'un des grands best-sellers de la seconde moitié du XXe siècle.
Le texte qui suit est la version en langue française de l'entretien que m'a accordé Claudette, la fille de Pierre-Jakez Hélias.
Un homme chaleureux, et réservé tout à la fois
L'image que je garde de Jakez est celle de quelqu'un qui avait beaucoup d'humour et qui ne se prenait pas du tout au sérieux. Il travaillait très sérieusement, mais il ne prenait pas au tragique le fait que quelquefois, dans Ouest-France, on lui prêtait des propos où il ne se retrouvait pas vraiment, qui étaient transformés. Quand je le lui disais, il répondait : "Tu sais, les journalistes… Ce n'est pas très grave." Il n'avait pas la grosse tête. Il était plutôt placide, mais il avait un regard plein d'humour sur les choses. Il ne les grossissait jamais inutilement. Les polémiques qu'il a pu avoir autour du Cheval d'orgueil ne l'atteignaient pas beaucoup.
Il avait des convictions, quand même. Mais il n'était pas prêt à passer sur le corps des gens pour les établir. Il n'était jamais ni amer ni en colère. Il tenait fermement à ses positions, qui étaient particulières. Je retrouve bien ça dans ses écrits, dans ses chroniques de Tro ar vourh, un regard à la fois très concerné et distancié. C'était sa façon de parler aussi dans la vie ordinaire, avec la famille. Il parlait toujours d'une façon chaleureuse, mais avec un peu de distanciation, comme s'il ne donnait pas aux choses plus d'importance qu'elles n'en avaient.
Il n'était pas secret, mais il n'était pas non plus très expansif sur ses sentiments, pas comme on l'est maintenant. Il était plutôt réservé, ma mère aussi d'ailleurs. Mais c'était plutôt une question d'éducation que de secret. Ils avaient été éduqués dans la réserve.
Mon père était à la fac, ici à Rennes, et il était président des étudiants, rédacteur en chef d'un journal qui s'appelait "L'A", "le premier journal par ordre alphabétique" ! Il avait déjà beaucoup d'activités en tant qu'étudiant. C'était tout un folklore à cette époque-là, dans les années 1930. Ma mère était étudiante en agronomie. C'est ainsi qu'ils se sont rencontrés. Ils n'avaient pas le même tempérament, pas du tout. Ma mère était scientifique, très rigoureuse. Elle ne s'étendait pas, elle parlait brièvement. Mon père était beaucoup plus littéraire, il racontait des choses qu'il enjolivait, en bon petit-fils de conteur !
Bien plus tard, Madeleine pouvait manifester de la contrariété. "Jakez, je ne sais jamais où il est !", disait-elle. Ça arrivait surtout après Le Cheval d'orgueil, car il avait un emploi du temps de ministre. Nous-mêmes l'avons beaucoup moins vu à ce moment-là parce qu'il était tout le temps parti. Il avait 60 ans quand ça lui est tombé dessus, il n'était pas de la première jeunesse, et ma mère disait à son propos : "Ils vont te tuer, ils vont te tuer !" Bernard Alexandre, le curé normand qui avait écrit Le Horsain, était mort après avoir écrit son livre : effectivement, il avait des signatures partout, toute la semaine il prenait l'avion pour aller d'un endroit à un autre, et il était décédé peu de temps après. Ma mère disait : "Tu vois, ils l'ont tué !". Mon père a résisté quand même !
Elle s'intéressait à ce qu'il faisait, à ce qu'il écrivait. Ils en discutaient, et mon père en discutait avec nous aussi à la maison. Ma mère avait essayé d'apprendre le breton. Mais en plus de la difficulté d'apprendre tardivement une langue qui n'était pas valorisée, ma grand-mère lui disait toujours : "Ma pauvre Madeleine, ce n'est pas la peine d'essayer, vous n'y arriverez jamais !". Elle avait le point de vue de beaucoup de gens qui n'apprennent pas les langues étrangères, qui n'en voient pas l'intérêt, et qui s'imaginent que parce qu'au début on fait des fautes, on n'y arrivera jamais. Dans l'esprit de ma grand-mère, apprendre le breton c'était du temps perdu. Pour elle, c'était une langue qui lui était utile dans le cercle de la famille, des amis, à Pouldreuzic, mais qui ne servait strictement à rien ailleurs ! L'apprendre, c'était incongru. Après quelques efforts, ma mère a renoncé.
De plus, elle avait peu de temps car elle était ingénieur chimiste. Sa carrière l'a amenée à se spécialiser sur la pomme de terre. Elle a été à l'INRA et au laboratoire municipal de Quimper. À Rennes, elle avait travaillé à l'ancienne brasserie à bière, qui est maintenant démolie. Elle a publié des articles scientifiques dans des revues internes à l'INRA. Elle a travaillé avec des Russes sur l'utilisation du soufre en agriculture, et elle a dû publier des analyses à ce propos.
Le Cheval d'orgueil, ce n'est pas son autobiographie
La nouvelle notoriété de Jakez l'a donc interpellée. Il y avait des moments où ça lui cassait les pieds, c'est normal. On ne le voyait plus du tout, ça cassait un peu les pieds à toute la famille ! Mais le mouvement étant parti, il n'y avait plus rien à faire. Et le succès du livre rendait service à la langue et à la culture bretonnes, qui du coup en ont pris un peu de valorisation, ce qui n'était pas le cas quand j'étais enfant. Même mes grands-parents, qui étaient des bretonnants très attachés à leur culture, pensaient que ce n'était que pour eux.
Jakez ne rend pas compte de cela dans Le Cheval d'Orgueil, je pense que ce n'était pas son avis à lui. Il a quand même été extrait de son milieu en 6e, quand il est parti au lycée. Il a dû beaucoup en souffrir, je pense, sans le dire, parce qu'à l'époque… Comme je le disais, il n'était pas porté sur la confidence. Son livre, ce n'est pas du tout une autobiographie, même s'il a été compris comme tel. C'est un travail sur la civilisation dont il est issu. Il n'a pas beaucoup parlé de lui dans Le Cheval d'Orgueil. Il n'a pas tellement raconté qu'il avait souffert de cette extraction. Moi je pense que si, parce qu'il était très attaché à sa mère, et à sa sœur dont il ne parle pas. Elle est morte très jeune, il en a été très choqué. Il ne parle pas très souvent de Lisette à cause de ça. Ma grand-mère en parlait un petit peu, mais lui n'en parlait pas. Elle est morte en 1945.
Quand il est entré au lycée, il s'est intéressé à toutes les matières qu'il allait étudier. Enfin, surtout les lettres, parce que les sciences… Il avait quelques dents contre les mathématiques ! Il a acquis de nouvelles connaissances, ça lui a pris tellement de temps qu'il ne s'est pas interrogé vraiment sur ce qu'il quittait, mais je pense que ça a dû lui faire du chagrin. Il a été obligé brutalement, comme beaucoup de gamins de sa génération qui entraient au lycée ou au séminaire comme internes et qui ne retournaient chez eux qu'une fois par trimestre, de couper pour passer à autre chose. Autrement, il n'aurait pas réussi.
C'est cela qui fait qu'il ne s'est jamais retourné pour savoir s'il avait souffert, il ne s'est jamais intéressé à la question. Mais je pense qu'il a souffert de la coupure. Il avait intériorisé tout ça. Il voyait bien que ses parents étaient attachés à ce qu'il reste au lycée, qu'il travaille, qu'il sorte de la condition où ils étaient eux, et donc il tenait absolument à le faire. Pas seulement par orgueil personnel, mais par attachement à ses parents. Et aussi pour toute une population, ses copains qu'il allait voir à Pouldreuzic. Quand on allait le dimanche chez mes grands-parents à Pouldreuzic, on allait voir le cordonnier, le garagiste, le bistrot…, tous ceux de sa génération, dont un certain nombre était resté là et avec qui il avait toujours gardé le contact.
La notoriété de Jakez a-t-elle pu en déranger certains à Pouldreuzic ? Ce n'est pas ce que j'ai perçu. Il faut dire que quand Le Cheval d'Orgueil est sorti, mon père avait 61 ans et moi j'étais déjà prof dans la région de Redon. Je n'étais pas vraiment sur place, et je ne suis pas souvent retournée à Pouldreuzic à ce moment-là. Il est possible que les gens aient été énervés, car on devait tout le temps leur poser des questions.
Pour sa thèse sur Le Cheval d'orgueil, Mannaig Thomas s'est heurtée à un problème : elle a demandé à Plon combien de traductions il y en a eu, mais elle n'a pas pu le savoir. Moi non plus. Je sais qu'il y en a eu en anglais et en allemand, puisque j'ai eu les exemplaires, et la version bretonne bien sûr. On a traduit des extraits dans plusieurs langues, mais pas l'intégralité. J'en ai vu en russe dans une revue, en chinois. Mais je ne crois pas qu'il y ait eu tant que ça de traductions intégrales. En ce moment, un Japonais, Hidetoshi Yanagawa, travaille à une traduction, mais ça a l'air difficile avec l'éditeur.
On ne sait pas non plus exactement à combien d'exemplaires s'est vendu finalement Le Cheval d'Orgueil. J'ai le souvenir que mon père m'a parlé d'un million deux cent mille. Avec les traductions ou pas, je ne sais pas. Les ventes continuent toujours un peu, sans que le bilan ne soit actualisé. Ça a été la poule aux œufs d'or chez Plon pendant quelque temps. L'éditeur lui-même connaît-il les chiffres réels ? Ça doit être compliqué car il y a eu des rééditions. La première édition a eu lieu dans la collection Terre Humaine, puis les droits ont dû être cédés… Le Livre du Mois ena aussi publié une édition, plus des extraits dans d'autres endroits, l'édition de poche…
Un grand travailleur et un grand lecteur
Mon père n'avait pas décidé de nous apprendre le breton, à mon frère et à moi. Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, il n'avait pas le temps, objectivement. J'ai appris un peu avec mes grands-parents, et Ifig aussi, car on allait en vacances chez eux. Mais ils ne pouvaient pas parler breton avec ma mère. De plus, mon père avait énormément d'occupations, même avant Le Cheval d'Orgueil, avec son travail à la radio : il nous arrivait à mon frère et moi de l'accompagner quand il allait faire des enregistrements dans les fermes le dimanche. Je me souviens des sœurs Goadec. Mon père avec son micro interviewait les gens, recueillait des chansons… C'était un hyperactif.
Les Fêtes de Cornouaille lui prenaient beaucoup de temps, car il fallait s'occuper de la partie artistique. Il y avait le théâtre, l'UFOLEA (Union française des œuvres laïques d'éducation artistique) dont il s'occupait beaucoup. Il faisait du théâtre avec les normaliens aussi. Mon frère en était, il a eu mon père en cours. Le seul écho de l'École Normale que j'aie eu par ailleurs, c'est celui d'une prof de maths qui était au même syndicat que moi et qui un jour m'a dit : "oh, tu es la fille de Pierre Hélias ! Eh bien c'était mon professeur de français à l'École Normale, et c'était le seul cours durant lequel je ne tricotais pas, tellement c'était intéressant." Je me suis dit que ça, c'était un compliment. Je crois qu'il était très bon prof, il était passionné par son sujet.
Jakez a tout de même vécu dans une sorte de paradoxe. Lui qui était d'origine paysanne est ensuite devenu très urbain. À partir de 1959 ou 60, nous avons eu la maison de La Forêt-Fouesnant, où il a pu faire du jardinage et retrouver un peu ses racines. C'est lui qui m'a appris à planter des pommes de terre ! Ce qui le passionnait, c'était la littérature, le théâtre, la poésie. Il y était jusqu'au cou.
Il passait son temps dans son bureau. Quand on était petits, il tapait ses textes en breton à la machine sur des feuilles carbone. Quand j'avais quatre ou cinq ans, je me disais qu'il fallait que je voie mon père un peu : je me mettais sur ses genoux entre la machine et lui et je voyais les mots bretons s'aligner, c'était ma distraction. Quand je dis qu'il était beaucoup absent, je veux dire qu'il l'était parfois physiquement, il allait à Paris ou à Brest. Mais quand il était à la maison, c'était un peu comme s'il n'était pas là, il travaillait des heures et des heures dans son bureau. Je n'ai jamais vu un aussi grand travailleur que mon père.
De tout ce que Jakez a écrit, ce à quoi je suis le plus sensible, c'est sa poésie. Et toutes les chroniques de La Bretagne à Paris et Ouest-France. Peut-être parce que je lisais ces dernières dans ma jeunesse ? Il est difficile de séparer le moment où tu lis quelque chose de la façon dont tu le reçois ! C'est cela qui a donné la matière du Cheval d'Orgueil, présentée différemment, car elle a été remaniée : les chroniques étaient courtes. L'écriture était différente, même si le matériau était le même. Il a fait une compilation de ce qu'il avait écrit avant, c'est pourquoi il a pu rédiger un gros livre en trois ans.
J'aime beaucoup les poèmes de mon père. Avec un peu d'aide, en bilingue, je peux lire le breton, et c'est très représentatif de la culture que j'ai connue quand j'étais enfant. J'aime le théâtre aussi, j'ai vu plusieurs pièces. Celle qui m'a le plus marquée est Le roi Cado. Je l'ai vue enfant, c'était une des premières pièces que je voyais !
Lui aussi était un grand lecteur. Les livres venaient de partout, notamment des traductions. Quand il présentait ses émissions de télé sur les livres, il en recevait énormément, et en lisait de toutes sortes. Avant cela, quand il lisait la littérature qui lui plaisait, c'était les classiques. Avant sa mort, à l'hôpital, il lisait encore les Essais de Montaigne. Il aimait beaucoup Montaigne, c'était son livre de chevet. La littérature des XVIIe et XVIIIe siècles, les Prix Goncourt quand il avait le temps, les livres traduits comme les premiers romans chinois, les dissidents russes… Il avait été en Chine et il avait traduit des poèmes chinois en breton.
Propos recueillis par Fañch Broudic