Les Indiens des Appalaches dans un roman noir de David Joy
Coïncidence ou pas : alors que Los Angeles est confronté à de gigantesques incendies, une lectrice de romans de mes connaissances m’a mis entre les mains un roman noir de chez noir intitulé Nos vies en flammes signé de David Joy. Il y a aussi des incendies dévastateurs dans ce coin des Appalaches où se déroule le roman, et les flammes n’y sont pas qu’une métaphore littéraire. C’est toute une région de l’est des États-Unis qui sombre dans la misère, dans la détresse et dans la drogue. Il faut que son fils soit menacé par un dealer pour que Ray Mathis, le personnage principal du roman, ait un sursaut et prenne le chemin de la révolte qui sera peut-être aussi celui de l’espoir.
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Des Indiens qui veulent coller à l’image à laquelle les touristes voulaient croire. Et leurs enfants ne parlent plus que l’anglais
Au chapitre 37, un certain Denny Rattler revient à Cherokee, une ville touristique dans une réserve d’Indiens qu’il a bien connue dans sa jeunesse où toutes sortes de boutiques vendaient alors comme des petits pains des souvenirs « indiens » fabriqués au Vietnam ou en Indonésie. On y faisait aussi la promotion des fameux tipis indiens des plaines, alors que personne dans les montagnes des Appalaches n’avait jamais vécu sous ce genre de tentes. Denny se souvient de son oncle traînant une coiffe de plumes en dansant, alors que ce n’était pas la tradition de son peuple et il le dit tout crûment : c’était « pour coller à l’image à laquelle les touristes voulaient croire. »
Tout avait changé à Cherokee depuis la construction d’un casino, comme cela fut le cas dans beaucoup de réserves en Amérique du Nord : les enfants eux-mêmes « apprenaient et parlaient une langue qui aurait autrefois valu un savon à leurs grands-parents s’ils l’avaient utilisée. » Ce n’est pas tout : désormais, « il y avait des mots indiens écrits sur tous les nouveaux bâtiments et sur les pancartes, des mots qui vingt ans plus tôt avaient été au bord de l’extinction. » N’en est-il pas un peu fier ? Non, il en était honteux, car « les étrangers [le] pointaient du doigt, l’Indien ivrogne, l’Indien junkie… »
David Joy décrit aussi le malaise que ressentait « systématiquement » Denny Rattler quand il atteignait la limite de la réserve : « Les frontières avaient toujours été étranges – qu’est-ce qui appartenait à qui, où était-on chez soi. » Tant et si bien que, ne pouvant survivre dans un monde de « non-sens », il décide de s’en aller à Atlanta, la ville mondiale qu’il ne connaît pourtant pas.
Joy est juste un écrivain, et quel écrivain ! Il a un sens aigu de l’observation. Ne pourrait-on établir un parallèle entre certaines de ses observations en tout cas sur les usages de langues dans les Appalaches et des situations sociolinguistiques analogues, dans des contextes assurément différents, en Bretagne peut-être, ailleurs en Europe ou dans le monde ?
Le scandale des milliers de morts par overdose
Il est un peu sociologue tout de même. L’article intitulé « Génération opioïdes » qu’il avait publié en 2020 dans la revue America et qui est reproduit à la fin du roman en forme de postface mérite également d’être lu. Il est une aide à la compréhension des comportements qu’il décrit dans son roman. On a dénombré plus de 93 000 morts par overdose aux États-Unis en 2020, dont près de 70 000 liés à la consommation d’opioïdes. Ces opioïdes ont fait la fortune de la compagnie Purdue Pharma (qui a été mise en faillite) et de la famille Sackler qui en était la propriétaire : elle a dû payer plus de quatre milliards de pénalités, mais reste l’une des familles les plus riches des États-Unis. Aussi glaçant que le roman.
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Le renouveau du ‘rural noir’ américain ?
- Nos vies en flammes, de David Joy, a été traduit de l’anglais des États-Unis par Fabrice Pointeau. Il est paru aux éditions Solatine et 10/18.
- Il se trouve que dans sa page Culture Ouest-France consacre un article ce vendredi 17 mai, sous la plume de Michel Troadec, à David Joy à l’occasion de la sortie de son nouveau roman, Les deux visages du monde chez le même éditeur, ainsi qu’à un autre auteur américain, Eli Cranor. Le journaliste se demande si on n’en est pas avec eux à « un certain renouveau du ‘rural noir’ dans la lignée d’un Ron Dash ? » Probable, puisque David Joy se situe lui-même dans le sillage de Ron Dash. Avis aux amateurs.