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Le blog "langue-bretonne.org"
18 juin 2022

La grande histoire de la Bretagne. 3. Deux sujets ultra-sensibles : l'école et la dernière guerre

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Le film de Frédéric Brunnquell a voulu tout embrasser et se veut ambitieux. Il balaye en une heure et demie un siècle et demi de l’histoire contemporaine de la Bretagne. Ça impose des choix, ça engendre pas mal de lacunes. Comme les connaissances historiques ne se basent assez souvent que sur des idées reçues, voire sur des clichés bretons, le film finit par les renforcer au lieu de les déconstruire. La recherche de formules-chocs, pour caractériser toute situation de spectaculaire, se révèle incantatoire. 

  • Les photos illustrant ce message sont des captations d’écran. DR

Plusieurs pages de cette histoire bretonne ont cependant bénéficié d’un traitement approprié. Il en est ainsi de l’histoire de la pêche côtière et de celle de l’agriculture, même si les mutations les plus récentes ne sont guère évoquées. La bataille contre le projet de centrale nucléaire de Plogoff est bien restituée avec le concours de Jean Moalic, un acteur clé qu’on entend assez peu habituellement. Par contre, pas une image et pas un mot sur l’actualité pourtant récurrente de l’enseignement bilingue et des écoles Diwan : vous n’en avez jamais entendu parler, M. Brunnquell ?

Il me reste à aborder dans ce dernier volet deux sujets très sensibles et quelques autres, dont ci-après celui de l’interdiction du breton.

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Le breton, une langue interdite

Ce propos est répété à de multiples reprises comme un mantra. Mais la chronologie est confuse et le contexte est rarement décrit, si ce n’est de manière caricaturale. Les Bretons exilés à Paris pour trouver du travail sont présentés comme étant capables d’organiser autour de Montparnasse des fêtes "comme au pays." Et ils en seraient réduits à "demander" du pain et du vin comme des mendiants ("bara ha gwin" en breton) aux Parisiens. Lesquels se moquent d’eux, nous dit-on, en raison de leur "baragouin" qu’ils perçoivent forcément comme "une langue incompréhensible". Mais on n’est plus au Moyen-Âge à cette époque-là ! 

Jules Ferry a droit à un traitement particulier sur cette thématique-là. Les lois qu’il fait adopter au début des années 1880 ont d’abord comme objet de rendre l’enseignement primaire obligatoire, gratuit et laïque dans les écoles publiques. Là se situe l’innovation majeure de ces lois : elles imposent l’obligation scolaire. Mais de ça, il n’est pas question dans le film. Tout ce qu’on en dit c’est que Ferry "veut en finir avec les langues régionales" et qu’il interdit la langue bretonne à l’école. Cet interdit est associé à l’utilisation du symbole : "il suffit d’un mot de breton pour que l’élève soit sanctionné" 

C’est un peu plus complexe que cela. Et puisque Frédéric Brunnquell fait fi des acquis de la recherche en sociolinguistique et en histoire sur ce sujet, je voudrais juste en rappeler quelques-uns. Car ni les lois scolaires de Jules Ferry ni aucune autre loi avant ou après n’ont en elles-mêmes jamais proscrit le breton ni aucune autre langue de l’école. Par contre, le règlement de chaque école, élaboré à partir d’un modèle national, définit en général qu’il est défendu aux élèves de parler le breton, même pendant la récréation. 

La période dure d’exclusion du breton de l’école s’étend de 1897 à 1951. Par ailleurs, aucune loi ni le moindre décret n’ont jamais prescrit l’usage du symbole : il a pourtant été en usage dans les écoles du Finistère pendant plus d’un siècle, de 1830 à 1960.

Jules Ferry-1  Emile Combes-3

La Bretagne "amputée" de sa langue ?

Prétendre qu’en raison des lois scolaires de Jules Ferry "la Bretagne se sent amputée et [que] cette blessure ne se refermera jamais" ne correspond pas au ressenti de la population bretonne à l’époque et n’est rien d’autre qu’un anachronisme. Auparavant, dans la première moitié du XIXe siècle, la masse de la population avait boudé l’école puisqu’elle ne parlait pas le breton. Ensuite, elle a aspiré de plus en plus fortement à la connaissance du français : c’est ainsi que dès avant l’adoption des lois que fait adopter Jules Ferry en tant que ministre de l’Instruction publique par le Parlement, toutes les communes avaient déjà ouvert une école communale dans le Finistère, tout en sachant que les enfants y apprendraient le français. C’est plus tard qu’on en est venu à faire de Jules Ferry la figure de l’imposition du français à tous les enfants soumis à l’obligation scolaire. 

Il faut savoir par ailleurs que toute politique scolaire, surtout pour ce qui est de l’acquisition d’une nouvelle langue, ne produit d’effets qu’à terme. Combien d’années mettent les collégiens et les lycéens français d’aujourd’hui à bien apprendre l’anglais ou l’espagnol dans le cadre scolaire ? Et même s’ils le maîtrisent, ils n’en font pas leur langue d’usage au quotidien pour autant. 

Il en a été de même pour les jeunes bretonnants de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Ils apprenaient le français dans le cadre scolaire : ils continuaient à s’exprimer en breton au quotidien une fois quitté l’école. Contrairement à ce qu’assure le commentaire du film, les lois Ferry n’ont pas eu effet immédiat sur les usages de langues, pas plus en Basse-Bretagne qu’ailleurs.  

La preuve ? Ce n’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, soit trois quarts de siècle et trois générations plus tard, que les jeunes parents font le choix de ne plus élever leurs enfants en breton comme ils l’avaient été eux-mêmes, mais en français. Cela s’est traduit par l’abandon historique de la transmission familiale du breton. Il n’aurait pas été superflu de l’expliquer.

Par contre, le film avait fait rapidement allusion à une autre interdiction, bien concrète : celle de la prédication et du catéchisme en breton par le président du Conseil, Émile Combes, en 1902. Mais le réalisateur a raté là l’occasion de faire écho à une vraie colère bretonne, et à propos de la langue elle-même précisément. Car si son exclusion de l’école n’avait pas suscité de protestation en son temps, la décision d’Émile Combes avait aussitôt déclenché un tollé et une avalanche de réactions. Alors que ce dernier se demandait si en Bretagne on n’est pas pas Breton avant d’être Français, les Bretons lui avaient répondu simplement qu’ils voulaient être Français et parler breton. Ça aussi, Frédéric Brunnquell semble l’ignorer.

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Le cas Lena Louarn

Si cette militante bretonne de toujours apparaît dans le film, ce n’est pas du tout parce qu’elle a été dix ans vice-présidente du Conseil régional de Bretagne (sous les présidences de Jean-Yves Le Drian et de Loïg Chesnais-Girard) et à ce titre en charge de la politique linguistique de la région ni parce qu’elle a présidé des années durant l’Office public de la langue bretonne. Lena Louarn y intervient en raison de son histoire familiale. 

Son grand-père paternel était directeur d’école laïque, un hussard noir de la République qui, tout en sachant le breton, ne le parle pas en famille. À l’âge de 14 ans, son père, Alan [Alain] Louarn, se découvre Breton et se pose une question existentielle : "si je suis Breton, qui suis-je ?" Il prend conscience des non-dits de l’histoire de France, découvre simultanément que le breton est une langue à part entière et décide de l’apprendre puisqu’il ne le savait pas. Selon sa fille, il devient "un petit révolutionnaire de la langue bretonne." Curieuse expression.

La voix off enchaîne en soulignant qu’en cette période de l’entre-deux-guerres les défenseurs de l’identité bretonne se lancent "dans une détestation de la République" et "fustigent la France" dans le journal du Parti national breton "Breiz Atao" [La Bretagne toujours]. Les dirigeants du PNB se rapprochent de l’Allemagne nazie dès avant la déclaration de guerre. À partir de là, la chronologie de "La Grande Histoire de la Bretagne" sur cette période devient confuse. 

Il nous faut bien revenir sur cette période de la Seconde Guerre mondiale puisque Lena Louarn elle-même en parle dans le film. D’autant qu’elle approuve sans la moindre réserve l’orientation politique qu’avaient adoptée les nationalistes bretons dès avant-guerre : 

  • "pour sauver la langue bretonne, déclare-t-elle, et qu’elle [la Bretagne] redevienne indépendante, il fallait absolument aller du côté allemand".

C’est l’antithèse du positionnement des Bretons de l’île de Sein qui répondent à l’appel du général de Gaulle dès le mois de juin 1940 et le rejoignent à Londres. Des militants bretons, bien que peu nombreux, s’affichaient démocrates ou fédéralistes. Tant et si bien que le PNB, selon l’analyse de Michel Denis, s’est trouvé en position de monopole et apparaissait de facto comme "le porte-parole exclusif [du] particularisme breton". L’historien observe en outre que ce parti "a toutes les caractéristiques des fascismes européens : élitisme, culte du chef, exaltation de la mort pour un État à venir." 

Breiz atao-6

Un péché par omission ?

La déclaration ci-dessus de Lena Louarn est explicite. Elle corrobore celle de son père, Alan Louarn, lors de son interrogatoire à la Libération et que rapporte Kristian Hamon dans son livre sur "Les nationalistes bretons sous l’Occupation" : 

  • "J’étais et je suis toujours partisan d’une collaboration économique et sociale avec l’Allemagne".

L’historien le considère comme ayant été certainement le militant le plus actif du PNB : responsable de la diffusion du journal "L’heure bretonne", délégué à la jeunesse du PNB, n° 2 du service d’ordre du parti, les "Bagadou stourm" [Les troupes de combat]. Dans le film, Lena Louarn s’offusque qu’à la Libération plusieurs de ces militants, dont son père, aient été traduits en justice et condamnés :

  • "Toute personne qui se revendiquait Breton ou Bretonne pouvait se retrouver devant les juges d’après-guerre. Il y a eu des exclusions, des interdits d’exercer leur métier, d’enseigner, et aussi un exil hors de Bretagne pour plusieurs personnes, dont mon père qui s’est retrouvé donc en région parisienne. C’est vrai que lorsqu’on vous entendait parler breton, des fois on vous disait 'sale petit Breiz Atao'. Nous, on était estomaqué, enfants, on ne comprenait pas. On parlait breton entre nous, et puis voilà quoi…"

Mais n’y a-t-il pas là une omission délibérée ? Alan Louarn, comme plusieurs autres militants, a effectivement été condamné à une mesure d’indignité nationale en juin 1945 avec interdiction de séjour en Bretagne. Mais ce n’est pas parce qu’ils se déclaraient Bretons ou qu’ils enseignaient le breton qu’ils l’ont été. Dans son étude sur le mouvement breton face à l’Épuration, l’historien Luc Capdevilla a mis les choses au clair il y a vingt ans sur ce point précis, statistiques à l’appui :  

  • "il n’y a pas eu d’acharnement particulier à l’égard des autonomistes, les chambres les traitaient selon la même sévérité avec laquelle elles jugeaient les autres suspects de collaboration […] Voir dans l’Épuration la répression du peuple breton et celle du mouvement culturel ne repose sur aucun fondement". 

Question incongrue : sur cette période de la dernière guerre, n’aurait-il pas pertinent de traiter plutôt de la Résistance en Bretagne, qui fut une vraie grande colère bretonne et populaire, celle-là ? 

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Gilles Servat faisant les foins chez Anjela Duval

Le chanteur se souvient être allé en compagnie de trois amis écrivains passer une journée de fenaison chez l’écrivaine-paysanne dans sa ferme de Traoñ an Douar au Vieux-Marché, en 1973, et qui fut pour lui un déclic. L’idée qu’il se faisait du breton en arrivant chez elle était une langue qu’on ne parlait plus beaucoup. 

  • "Et là, chez elle, tout le monde parlait breton, tous les voisins parlaient breton. Je suis rentré chez moi, je me suis dit, qu’est-ce qu’on raconte ? Cette langue est vivante, très vivante. Je me suis dit que la langue bretonne est loin d’être une langue morte. Il faut que tu l’apprennes mieux que ça !" 

La sincérité du propos contraste fortement avec le discours ressassé tout au long du film sur l’interdiction de la langue. En même temps, les états de langue ne sont jamais stables. Jusqu’en 1914, la pratique sociale du breton était majoritaire en Basse-Bretagne : aujourd’hui c’est le français qui l’est. Le breton a perdu 80 % de ses locuteurs, rien que depuis la dernière guerre. Ce changement de langue apparaît dès lors comme une mutation culturelle majeure survenue à notre époque sur ce territoire. Mais ça, les téléspectateurs ne le sauront pas non plus puisque le film de Frédéric Brunnquell ne le leur en dit même pas trois mots. 

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Les fils de ploucs à l’Olympia

Voilà le ressenti du musicien Dan ar Braz à propos du pari réussi d’Alan Stivell le 28 février 1972 dans le célèbre music-hall parisien. De par leurs origines urbaines, ni Alan Stivell, ni Dan ar Braz ne sont, que je sache, des enfants de ploucs, mais la métaphore joue à plein. Eux sont des Bretons, et si les Bretons n’ont pas toujours été bien considérés dans le passé, eux sont conscients de leur rendre leur fierté bretonne. 

Dan ar Braz, qui était déjà connu comme l’un des dix meilleurs guitaristes du monde, a apporté à l’inventeur de la nouvelle harpe celtique la touche rock qu’il attendait. Il reparle du concert et de l’avant-concert qu’il a vécus en termes dithyrambiques. 

  • "Alan a réussi quelque chose de fantastique. Il était le seul à y croire. Il allait lui-même coller ses affiches en 2 CV. J’ai vu des gens pleurer, car la Bretagne c’est loin. Ils refaisaient la Bretagne dans les bistrots de Montparnasse. J’ai vu leurs yeux qui brillaient."

Ce qui laisse supposer qu’une grande part du public de l’Olympia était constituée de Bretons de Paris. L’organisation n’avait pourtant pas été aussi artisanale que cela. Car un concert à l’Olympia, ça ne s’improvise pas. Passer en direct sur Europe 1, non plus. Sortir le disque du concert trois mois plus tard, pas davantage. C’est comme si Stivell en maître d’œuvre avait tout anticipé : concevoir un programme, faire d’étonnants choix musicaux, constituer un groupe imposant de neuf musiciens. Les ténors parisiens de la presse et de la musique étaient dubitatifs. Ils en ont été pour leurs frais.

Le soir même, le concert devenait une date majeure de l’histoire musicale de la Bretagne. 

Point final

  • "La Grande Histoire de la Bretagne", ce film confus et parfois complaisant, n’aide pas toujours à la bonne connaissance ni à la compréhension de l’histoire récente de la Bretagne, si ce n’est sur quelques points. Il ne fait honneur ni à l’histoire ni à la télévision. Et c’est l’histoire de la Bretagne qui en pâtit. Celle de France 3 aussi, non ?
  • Le film a été écrit et réalisé par Frédéric Brunnquell. Production : Chasseur d’Étoiles/France Télévisions.

Pour en savoir plus :

  • Fañch Broudic. La pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995. Voir notamment le chapitre 17 : L'école, un rôle central, p. 361-392.
  • Fañch Broudic. L'interdiction du breton en 1902. La IIIe République contre les langues régionales. Spézet, Copp Breizh., 1997.
  • Fañch Broudic. La puissante ténacité de l'obstacle de la langue bretonne. In : Hervé Lieutard & Marie-Jeanne Verny (dir.). L'école française et les langues régionales, XIXe-XXe siècles. Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2007.
  • Fañch Broudic. L'interdit de la langue première à école. In Georg Kremnitz (dir.). Histoire sociale des langues de France. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
  • Kristian Hamon. Les nationalistes bretons sous l'Occupation. Le Relecq-Kerhuon, An Here, 2001.
  • Luc Capdevila. Le mouvement breton face à l'Épuration. In Christian Bougeard (dir.). Bretagne et identités régionales pendant la Seconde Guerre mondiale. Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2002.
  • Michel Denis. Le mouvement breton pendant la guerre. Un bilan. Christian Bougeard (dir.). Bretagne et identités régionales, op. citat.
  • Patrick Pierre. Les Bretons et la République. La construction de l'identité bretonne sous la IIIe Répiublique. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001.
  • Sébastien Carney. Jalons pour l'histoire de l'usage des drapeaux. Le cas du drapeau breton. À paraître.
  • Renaud Dulong. Les régions, l'État et la société locale. Paris, PUF, 1978.
Commentaires
Le blog "langue-bretonne.org"
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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